Le listing envoyé par le CHR était arrivé deux heures plus tôt, aux alentours de 15 heures.
Il y avait presque quatre mille employés au CHR d’Orléans, mais « seulement » cinquante-trois personnes dont les initiales étaient CP ou PC. Lucie avait estimé que l’individu qu’ils recherchaient devait être un homme, quelqu’un capable de transporter une femme, de trancher une tête, de commettre pareilles atrocités. Non pas qu’elle jugeât qu’une femme en était incapable — l’Histoire lui eût facilement prouvé le contraire —, mais le mail « Je suis doué, non ? » indiquait un rédacteur masculin.
Robillard étant occupé à autre chose, c’était elle qui s’était chargée de récupérer le listing et de travailler la première dessus. D’emblée, elle avait mis de côté toutes les femmes. Restaient vingt-neuf identités à vérifier. Cela faisait encore beaucoup trop.
La direction du centre hospitalier avait mis le temps, mais avait bien travaillé. Lucie Henebelle et Pascal Robillard disposaient des nom, prénom, date de naissance, adresse personnelle et fonction des différents employés concernés.
— Quatre d’entre eux ont plus de cinquante-cinq ans, je les ai éliminés d’office, fit Lucie.
— Je n’éliminerais personne, moi, répliqua Robillard. On ne sait jamais.
Il ferma son traitement de texte, il en avait terminé et allait pouvoir aider Lucie. Cette dernière écrasa l’index sur la photo de la tête coupée.
— CP se vantait de ses horreurs. Il était en contact régulier avec Daniel Loiseau, les deux hommes se livraient au petit jeu du : « T’as vu ce que, moi, j’ai fait ? » Ils cherchaient encore à rivaliser, à se prouver quelque chose. Je vois mal quelqu’un de moins de vingt ans faire une chose pareille, et après quarante, on sort un peu des normes…
— Baratin de bouquins, tout ça. Fourniret, il avait quel âge ? Soixante berges ? Tu crois que ça l’a empêché de jouer les docteurs ?
— Oui, mais de manière générale, ces statistiques se vérifient. Alors on va dire qu’on fait confiance aux statistiques dans un premier temps, OK ? On doit aller vite, à l’essentiel.
— Très bien.
— J’ai fait deux paquets, selon les critères d’âge. Ceux entre vingt et quarante ans, et les autres. Si on prend ceux qui entrent dans les normes, il en reste seize. On se fait une petite recherche dans le STIC ?
Le STIC était le fichier des infractions constatées. Lucie s’épongea le front avec de l’essuie-tout. Elle était en nage et plutôt éprouvée par sa première journée de travail. L’air était étouffant malgré les ventilateurs qui tournaient à fond. Pascal Robillard entra au fur et à mesure dans le STIC les noms de tous les hommes qu’elle lui dictait.
— Rien, fit-il. Ils sont tous clean.
— Pas de bol.
— Donne-moi quand même l’autre groupe d’hommes, les hors normes, comme tu dis, que je jette un œil.
Alors que Robillard fouinait dans les fichiers de la police, Lucie se concentra sur sa propre liste. Plus tôt dans l’après-midi, elle s’était renseignée sur le CHR d’Orléans. Il était composé de nombreux sites : hôpital, centre d’accueil pour personnes âgées, laboratoires, instituts de formations paramédicales, de kinésithérapie, de soins d’urgence. Un véritable réseau qui s’étendait sur plusieurs hectares.
Les employés concernés se répartissaient entre les différents hôpitaux et les services du centre universitaire. Difficile, rien qu’avec des fonctions, de cerner leur homme, mais elle se dit qu’il ne pouvait s’agir d’employés de maintenance, qui n’avaient pas accès aux ordinateurs. Or, d’après l’expert en informatique, « CP » se connectait très souvent, y compris la nuit. Cela faisait six individus en moins.
En restaient dix dans sa liste. Trois médecins/enseignants, un médecin urgentiste, deux infirmiers, un cardiologue, un kinésithérapeute, un chef de service de traumatologie et un radiologue. Que des Christian Poidevin, Corentin Panais, ou des Pierre Candelieu, Patrick Chauvert. CP et PC… Ils habitaient tous du côté d’Orléans, à une petite centaine de kilomètres d’ici. Et tous avaient, évidemment, d’excellentes compétences médicales.
Lucie rageait parce qu’elle ne pouvait rien en déduire de plus. N’importe lequel d’entre eux pouvait être celui qu’ils cherchaient.
— J’ai un truc, fit Robillard, l’œil rivé sur son écran.
Lucie prit son stylo.
— Vas-y.
— Christophe Poirier, quarante-quatre ans. Il a été impliqué dans une bagarre en 2010, à la sortie d’un bar à Orléans. Il a failli envoyer un type à l’hôpital. Il bosse en rééducation.
Lucie nota l’adresse qu’il lui fournit et l’entoura en rouge. Un quart d’heure plus tard, Robillard en avait terminé avec ses recherches.
— Sur les vingt-neuf, c’est donc le seul à être connu des services de police, conclut-il. Mais ça ne veut rien dire, c’était juste une bagarre. Celui qu’on cherche pourrait être n’importe lequel d’entre eux. Dans ta liste comme dans la mienne.
— Je sais, répliqua Lucie en soupirant, je sais.
Elle se leva, nerveuse, regarda encore une fois l’heure.
— Je te vois venir, fit Robillard en l’observant. Tu n’as pas changé depuis un an. Mais on n’aura pas de commission rogatoire avant lundi.
— On peut toujours aller sur le CHR et faire un tir groupé. Voir si on trouve certains de ces employés, juste leur poser quelques questions, parler à leurs collègues. Pas besoin de papiers, pour ça.
Robillard secoua la tête.
— Sans la CR, on ne pourra pas perquisitionner chez eux, au besoin. Et puis, on va galérer comme des fous pour se rendre sur Orléans. C’est un samedi de chassé-croisé, ma grande. Et la plupart de ces employés seront rentrés chez eux quand on arrivera sur place, si on y arrive. T’as vu l’heure ? N’y pense même pas. Lundi, je te dis. La Terre ne s’arrêtera pas de tourner d’ici là.
Lucie marqua une hésitation, et finit par se résigner. Pascal avait raison, ça ne servait à rien dans l’immédiat. Et puis, il y avait les jumeaux… Pour une première grosse journée, mieux valait rentrer à l’heure et ne pas abuser de la générosité de sa mère.
Elle rassembla les listes et les fourra dans son sac.
Pascal Robillard éteignit son ordinateur, plutôt satisfait.
— Quelle semaine d’enfer ! Mais on a bien bossé. On a logé Loiseau, on se rapproche de CP. Ça sent plutôt bon. Il n’y a plus qu’à attendre le retour du juge pour la commission rogatoire et notre tournée au CHR dès lundi, si tout va bien.
Lucie resta pensive.
— Quant à Charon et la seconde silhouette dans l’abattoir, fit-elle… C’est toujours le grand mystère.
— Leur tour viendra, peut-être avec le voyage de Franck en Argentine. On finit toujours par les avoir.
— On doit quand même toute cette enquête à la tempête et à cet arbre déraciné qui nous a menés à la fille aveugle. C’est-à-dire juste au hasard.
— Le hasard fait partie du métier. (Il regarda sa montre.) Bon, excuse-moi, faut vraiment que j’y aille. Ma fille rentre d’un petit séjour à la ferme et il faut que je la récupère.
— Elle a quel âge, maintenant ?
— Sept ans.
— Bon Dieu… Ce que ça passe vite. On bosse ensemble depuis combien… trois ans ? Et je ne l’ai vue qu’une fois.
— On se fera une bouffe, si tu veux, quand tout ceci sera terminé.
— Avec plaisir.
Il mit les voiles avant elle, Tupperware vide de protéines dans une main, sac de sport dans l’autre. Lucie l’aimait bien, Robillard. Un gars discret, droit, qui faisait le job du mieux qu’il pouvait, sans jamais faire de vagues.
Après son départ, elle resta encore quelques minutes. Seule sur le pas de la porte, elle observa cet endroit à l’odeur de vieux bois, au plancher craquant, peuplé de dossiers empilés et de tonnes de procédures. Elle se sentait bien, ici. À sa place. Prête à foncer.
Malgré l’horreur de leur enquête, elle sourit, heureuse d’avoir rempilé.
Mais elle savait, au fond d’elle-même, que ça ne durerait pas.