À 21 heures, les trois hommes en combinaison ressortirent de la maison avec leurs petites mallettes et leur matériel, exténués. On aurait dit qu’ils avaient pris une douche habillés. Leurs tenues leur collaient à la peau comme des combinaisons de plongée.
Ils avaient passé chaque recoin au Bluestar et aux ultraviolets sans rien trouver, avaient collecté des dizaines d’empreintes et récupéré quelques cheveux dans la bonde du lavabo de la salle de bains. Mais ils étaient sceptiques sur leur origine, puisque Macareux n’avait pas été le seul à habiter les lieux et que la pièce d’eau avait été nettoyée et utilisée à plusieurs reprises. Peut-être Macareux s’était-il chargé lui-même du nettoyage, à l’eau de Javel, avant de disparaître, comportement crédible chez un ultra-méticuleux. Sharko avait croisé tant de malades dans sa carrière que plus grand-chose ne le surprenait, en définitive.
Le flic entra dans la maison vide, les tableaux sous le bras, et monta à l’étage. L’escalier n’était plus tout jeune et craquait. Sur le palier, il jeta un œil à la petite salle de bains, propre et rangée si on faisait abstraction de la poussière. Pas de fenêtre, même pas de grille d’aération. Il fixa le miroir et la douche en silence, puis se dirigea vers l’unique chambre, contenant un sommier et un matelas posés au milieu d’une pièce tout en parquet. Une énorme tache d’humidité imprégnait le plafond, résultat sans doute de la tempête. La tapisserie était vieillotte, sale, plus claire à certains endroits : c’était là que les deux cadres avaient été accrochés. Les petits clous étaient encore enfoncés dans le mur.
Sharko prit ses deux tableaux et les suspendit aux emplacements qui semblaient correspondre, sur deux murs à angle droit. L’un se trouvait face au lit, l’autre sur le côté gauche.
Il se recula de deux pas, de manière à se placer au milieu de la pièce.
La première reproduction montrait un groupe de sept hommes — barbe, moustache, fraise blanche au-dessus d’une toge foncée — agglutinés devant un cadavre couché sur une table. Un huitième individu tenait un instrument chirurgical et disséquait le bras gauche. L’éclairage blanchâtre du mort sur fond sombre accentuait la froide curiosité des participants. Les visages étaient sévères, intrigués aussi face au spectacle et au mystère de la mort. Ils assistaient apparemment à une leçon d’anatomie.
Sharko se tourna vers l’autre mur. La seconde reproduction montrait un individu aux traits neutres observant avec intérêt l’ouverture du crâne d’un autre cadavre. Il tenait un bol à la main, sans doute pour récupérer les déchets organiques. Le ventre grand ouvert du sujet avait été vidé de ses entrailles. On ne voyait pas le visage du chirurgien, celui qui accédait au cerveau, parce qu’il se trouvait hors-champ. Le corps meurtri avait l’air vivant, ses yeux noirs pleins d’effroi et légèrement tournés vers la gauche.
Sharko observa les deux tableaux avec calme et minutie. Il n’y connaissait pas grand-chose en peinture mais il y avait dans les coups de pinceau, les couleurs et les costumes de nombreuses similitudes. Les époques semblaient proches. L’œuvre d’un même peintre ? En tout cas, le lieutenant pensait avoir sous les yeux les balbutiements de la médecine moderne, de l’exploration du corps humain. Les œuvres originales dont étaient tirées ces reproductions dataient peut-être du Moyen Âge ou de la Renaissance.
Qu’est-ce qui intéressait le tortionnaire dans ces scènes de dissection effroyables ?
Sharko se rappela le message gravé dans la carrière :
Il y avait à l’évidence un rapport fort avec la mort dans ces peintures. Elle semblait jaillir des images, peser de tout son poids sur les épaules des observateurs. Sharko pouvait presque sentir son souffle glacial.
La mort, le macabre fascinaient-ils le tortionnaire de la jeune femme ? La mort l’avait-elle touché de près ? Effleuré ? La côtoyait-il chaque jour ? On pouvait prendre la vie, mais que signifiait « prendre la Mort » ?
Franck s’approcha de la fenêtre dont l’encadrement en bois tombait en lambeaux. De la moisissure commençait à envahir les murs. La vue donnait directement sur le bunker, au fond du jardin. Le flic resta là, pensif. Le bourreau avait mis les voiles depuis un bout de temps, mais pourquoi n’avait-il pas tué la fille avant son départ ? Et pour quelle raison l’avait-il enlevée ?
Pour obtenir une rançon ? Par sadisme ? Pour en faire son objet sexuel ?
Le lieutenant ferma la porte qui donnait sur le palier ainsi que les volets, plongeant la pièce dans la pénombre. Il s’assit sur le lit et ne bougea plus. Malgré la chaleur, il eut soudain très froid. Ce petit lit, au milieu de ces cadres terrifiants, cette vieille pièce, cette ambiance mortifère qui semblait imprégner chaque brique de ces murs pourrissants.
Le silence absolu se fit. Sharko n’entendait plus que les battements de son cœur. Macareux, ou qui qu’il fût, avait dormi à cette place exacte. Comme disait le principe de Locard — l’illustre fondateur du premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910 —, il avait forcément abandonné un peu de lui-même entre ces murs. Ses fantômes, ses fantasmes, sa folie. Son empreinte flottait là, juste au-dessus. Il suffisait de savoir lire les signes.
Tu n’habites pas cette maison, mais tu y viens certaines nuits. Tu as certainement un autre chez-toi, un endroit où tu te comportes comme n’importe quel citoyen. Tu as peut-être une femme que tu embrasses chaque matin, des enfants…
… Non, tu n’as pas de femme… Tu as payé des traites ici pendant plus d’un an, elle l’aurait forcément remarqué dans les comptes, non ? Un trou de plusieurs centaines d’euros dans le budget familial, ça se voit. Sauf si tu as beaucoup d’argent…
… Tu es socialement intégré, je crois, puisque personne au village ne s’est douté de rien. Mais tu éprouves le besoin de te calfeutrer dans cette chambre minuscule, entouré de ces cadres morbides. Tu te sens bien dans ce cocon où tu veilles tard. Libre, toi-même…
Le flic se mit en position allongée, les mains derrière la tête. Il contempla le plafond, tendit l’oreille. Pas un bruit.
… Une pauvre fille est enfermée à seulement quelques mètres, sous terre. Enchaînée. Elle a froid, peur, et ça te fait rire, enfoiré. Rire, ou même jouir, non ? Raconte-moi ce que sa détresse te procure. Du plaisir ? Tu l’observes sur ton ordinateur portable grâce à la caméra et tu te branles ? Qu’est-ce que tu attends d’elle ? Pourquoi tu la retiens prisonnière dans cette carrière ?
Sharko respirait profondément, les mains désormais ouvertes de chaque côté de son corps.
… Tu l’as rasée, et tatouée… On tatoue les animaux, en signe d’appartenance. Tu la dépouilles de son ancienne identité, c’est ça ? Pour qu’elle soit tienne ? Pour qu’elle renaisse ? Pour la laver du mal qu’elle a fait ? Tu veux qu’elle soit propre, c’est pour ça que tu as installé la baignoire, laissé du lait de toilette en quantité. Une peau douce… L’hygiène est importante pour toi. Autant que pour ces anatomistes qui autopsient des corps… Est-ce que tu te compares à eux ? Tu les admires ? Tu cherches à les imiter ?
Sharko se tourna vers les tableaux. Les visages glacés se devinaient dans les ténèbres, les yeux traduisaient une fascination scientifique mêlée à une forme de voyeurisme. Des voyeurs, oui, venus explorer l’interdit, venus flirter avec la Grande Faucheuse. Que cherchaient ces hommes au fond de ces entrailles luisantes ? Quelles réponses à quelles questions ?
Le flic examina les expressions des personnages, un à un, et bloqua sur une en particulier, issu de la première œuvre, celle aux nombreux observateurs. L’homme regardait en direction du sol, au-delà du premier plan du tableau. Comme s’il avait les yeux fixés exactement sous le lit où était couché Sharko.
Le second tableau était placé de telle sorte que l’observateur tenant le bol eût le visage orienté dans la même direction.
C’était troublant. Dément. Le flic se redressa, piqué par la curiosité. L’effet d’optique était parfait. Il se releva et appuya sur un interrupteur. Une ampoule nue brilla d’une lumière toute blanche, presque douloureuse pour les yeux.
T’es un joueur, on dirait… Tu caches quelque chose, et tu le montres. Parce que tu crois que nous ne savons pas voir, comme l’indique ce message gravé dans la carrière. Tu te crois supérieur et tu nous prends pour des cons.
Son rythme cardiaque avait brusquement accéléré. Il souleva le matelas, le sommier, poussa le lit contre un mur. Nouveau coup d’œil vers les visages figés. Sharko se mit à genoux, cogna contre les plinthes le long du mur, explora une à une les lattes du plancher, tenta de les faire jouer.
Soudain, il réussit à en redresser une en direction du mur, à la faire légèrement glisser jusqu’à pouvoir la lever. Dessous, il y avait un emplacement d’une profondeur de vingt centimètres environ. Franck y plongea la main, explora et en retira une boîte en carton fermée.
Bingo !
Il se releva et la secoua avec précaution. Il la posa sur le lit. Elle était recouverte d’une couche de poussière.
Sharko passa sa langue sur les lèvres, prenant son temps. Ce moment lui appartenait. Un instant rare où il se sentait en phase avec celui qu’il traquait.
Où l’autre lui racontait son histoire.
Il enleva délicatement le couvercle.
À l’intérieur, plusieurs sachets en plastique. Dans l’un, des photos empilées. Dans un deuxième, un portefeuille. Dans un troisième, un carnet et un enregistreur numérique. Et dans le quatrième… Sharko plissa les yeux : une mèche de cheveux noirs, des feuilles A4 enroulées et des rognures d’ongles. C’était répugnant, tous ces morceaux de kératine. Et surtout, pourquoi garder ce genre de déchets ? Fétichisme ? Besoin de conserver des trophées de ses victimes ?
Il enfila les gants en latex qu’il avait laissés dans sa poche de veste et ouvrit le sachet contenant le portefeuille. Il était en cuir clair grossier et cousu main. Sharko écarta les rebords et poussa un cri. Par réflexe, il le lâcha.
Des dents roulèrent sur le parquet.
Le lieutenant resta figé. Une dizaine de dents avaient été placées dans le portefeuille, comme autant de pièces de monnaie.
Quelle espèce de taré es-tu ?
Un horrible doute s’insinua en lui face à ces restes humains. Il ramassa le portefeuille, l’observa avec attention, le renifla. Était-il possible que…
Faites que ce ne soit pas ça !
Avec dégoût, il le replaça dans le sachet du bout des doigts et, d’un geste beaucoup moins assuré, déroula les trois feuilles présentes dans un autre sachet. C’étaient des dessins en noir et blanc représentant des monstres déformés derrière des barreaux de prison, des figures hideuses brisées comme des miroirs, des ombres qui tenaient de longs couteaux ensanglantés, toujours dans une cellule de prison.
Partout, la mort, le sang, la souffrance, et l’enfermement.
Les œuvres d’un fou, d’un esprit malade, songea Sharko. Leur homme avait peut-être déjà fait de la prison, ce qui pouvait expliquer la présence des barreaux. Une piste possible pour leur enquête…
Au bas de chacune des reproductions, deux initiales écrites en tout petit : PF. Le créateur n’avait pu s’empêcher de les signer. Elles étaient siennes, et il en était sans doute fier. Sharko se demanda s’il serait simple de chercher tous les « PF » qui avaient fait de la prison et, en poussant la réflexion, se dit que oui : il disposait de l’ADN de PF avec la mèche de cheveux ou les ongles. Il suffisait d’en établir le profil et de lancer une recherche dans le FNAEG, puisque tous les prisonniers y étaient fichés.
Il réenroula les dessins et les remit précautionneusement à leur place. Aux labos de la PS, on était capable de trouver des empreintes sur du papier, peut-être y en aurait-il sur ces feuilles ? Il ne fallait rien négliger. Le flair du flic, c’était bien. Les ordinateurs, c’était parfois mieux.
Sharko se sentait de plus en plus mal à l’aise, vidé. La journée avait été chargée en horreurs et en émotions. Sans oublier cette pièce, ces regards d’où semblait jaillir le Mal, et qui pesaient sur lui comme des enclumes, ce portefeuille avec son sinistre contenu…
Il ouvrit grand le volet. La lumière naturelle, déclinante, lui fit du bien. De belles couleurs orange s’invitèrent dans la pièce.
Il s’intéressa au petit carnet. Sur la couverture, était inscrit, d’une écriture noire, serrée :
De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie.
Il comportait une cinquantaine de pages. Sharko les fit défiler rapidement. Sur une dizaine d’entre elles, « Macareux » avait dessiné, les uns à côté des autres, des groupes de trois cercles imbriqués, identiques à ceux du mur de la carrière. Il y en avait des centaines et des centaines par feuille, réalisés avec une minutie extrême.
Ensuite, Sharko s’empara du sachet contenant les photos et le renversa sur le matelas.
Il porta une main devant sa bouche.
Les portes de l’enfer venaient de s’ouvrir devant lui.