Il était plus de 19 heures, et Nicolas pria pour qu’il ne fût pas trop tard.
Il avait roulé comme un dingue, doublé avec imprudence, gyrophare et sirène allumés, manquant d’avoir plusieurs accidents.
L’agence de biomédecine se trouvait quasiment face au Stade de France, à La Plaine Saint-Denis. Un monstre de plusieurs étages au design épuré, aux grandes vitres fumées qui dégageait une impression de force et de modernité. Le chef d’orchestre de tout ce qui avait trait aux prélèvements et aux greffes d’organes, de tissus et de cellules. On y exerçait aussi des missions autour de la procréation, la génétique, les cellules souches humaines…
Le capitaine se présenta à l’accueil, carte de police devant lui. Il expliqua avoir quelques questions urgentes à poser au directeur du pôle prélèvement/greffe d’organes. L’hôtesse, qui était sur le départ, signifia qu’il était en congrès à l’étranger, mais qu’il pouvait rencontrer l’un des responsables des services associés : le pôle stratégie prélèvement/greffe, le pôle évolution/biostatistique, ou le pôle national de répartition des greffons. Nicolas choisit ce dernier, qui lui parlait davantage.
On lui indiqua un numéro de bureau, une direction à suivre — c’était un vrai dédale — et, cinq minutes plus tard, Armand Leclusier l’accueillit sans un sourire, mais poliment. C’était un grand gaillard d’une cinquantaine d’années. Il rentra dans son bureau, tira légèrement la chaise sur son passage pour la présenter au flic et s’installa dans son fauteuil en cuir.
— Je vous écoute, fit-il en le détaillant de haut en bas. Soyez bref s’il vous plaît, il est déjà tard.
Nicolas resta debout.
— Je vais l’être. Demain, dans la journée, vous ou votre directeur allez recevoir la requête d’un juge d’instruction pour l’obtention de données sur des patients qui se sont retirés de la liste d’attente des greffes. Nous disposons, de notre côté, d’une série de dates qui permettent de réduire la fenêtre de tir et de filtrer la liste. Bref, la comparaison peut se faire très rapidement. Je ne peux pas me permettre d’attendre les allers et retours de papiers officiels. Une vie est en danger, là, maintenant…
Leclusier fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ?
— J’aimerais que vous jetiez un œil à votre système de gestion des greffes et que vous fassiez la requête tout de suite.
Le responsable secoua fermement la tête.
— Je suis désolé. Nous avons des règles d’éthique et de protection des données très strictes. Nous gérons des urgences tous les jours. Quelle que soit celle de votre affaire, je ne puis contourner les procédures légales. Vous ne devriez même pas être ici. Même si ces papiers arrivaient dans une heure, ils devraient suivre le processus de validation et…
— Des médecins enlèvent des gens en parfaite santé sur notre territoire pour voler leurs organes. Ils les enferment, les dépouillent sans doute vivants et font disparaître leurs corps. Ces organes partent forcément quelque part. Chez des gens qui se croient au-dessus des lois, se fichent de votre agence et de vos listes.
Leclusier marqua sa stupéfaction. Il regarda Bellanger comme s’il débarquait d’un autre monde.
— C’est totalement effroyable, ce que vous me racontez là. Des médecins, vous dites ?
Nicolas appuya son index sur le bureau.
— Oui, des médecins, même l’un d’entre nous était impliqué. Un flic. Une jeune gendarme, Camille Thibault, est une ancienne greffée qui doit recevoir un nouveau cœur aujourd’hui même. Ce cœur est arrivé cette nuit chez vous, il est en attente dans vos ordinateurs jusqu’à ce soir, minuit.
Leclusier réagit de nouveau. Il se recula sur son siège, sous le choc.
— En effet, je suis au courant de ce dossier puisque c’est mon service qui répartit les organes. Un groupe sanguin rare… Et la patiente qui ne se manifeste toujours pas… Comment le savez-vous ?
Le flic plaqua la photo de la tête coupée devant les yeux de Leclusier.
— Elle ne se manifeste pas parce que ceux qui ont fait ça la retiennent prisonnière. Elle va finir comme cette pauvre femme si on ne fait rien dans les heures qui viennent. Je ne vous demande pas grand-chose. Juste une vérification.
L’homme se frotta le menton, ennuyé.
— Les papiers arriveront vraiment demain ?
— Oui.
— Alors je vais essayer de vous fournir quelques informations.
Il chaussa une paire de lunettes, se pencha vers son ordinateur et fit des manipulations avec son clavier et sa souris.
— Donnez-moi vos dates. Je vais vérifier les retraits autour de ces périodes-là. C’est le médecin en charge du patient qui nous informe et indique la raison du retrait. Les patients qui se sont retirés restent dans notre liste, mais ont un statut « inactif ».
Nicolas sortit son petit carnet, arracha la page et la tendit au spécialiste.
— Ce sont des dates de « livraisons » des filles. Je pense que les retraits ont eu lieu dans ces fenêtres temporelles-là.
Leclusier pianota à son clavier. Son visage ne marqua aucune réaction. Il pointa l’index sur les autres lignes du carnet et renouvela l’opération. Toujours rien. Bellanger commençait à se dire que sa piste était mauvaise quand, soudain :
— J’en ai un, le troisième de la liste… Un dialysé en attente de reins depuis plus de deux ans. Groupe sanguin AB, extrêmement rare. Vous indiquez le 4 janvier 2011, j’ai un retrait de la liste le 16 janvier. Motif : déménagement à l’étranger.
Nicolas ne tenait plus en place. Leclusier poursuivit ses recherches.
— Encore un autre. Motif : refus de suivre tout traitement. Il ne s’est plus présenté aux dialyses. Puis un autre (il releva les yeux), un enfant de quinze ans, cette fois. 13 juin 2011, soit six jours après votre date.
Un enfant… Mais ça ne changeait rien. Après quelques minutes supplémentaires, le responsable reposa la liste.
— Voilà, il y en a quatre.
— C’est amplement suffisant. Ce n’est pas parce qu’on ne se retire pas de la liste qu’on ne peut pas être greffé illégalement, bien au contraire. Certains ont peut-être informé leur médecin plus tard, longtemps après leur greffe. Ils sont certainement dans votre liste, mais ailleurs, plus loin dans le temps. Parlez-moi de ces quatre patients-là.
— Ils ont tous des groupes rares, un B, trois AB. Ils ont donc, à la base, beaucoup moins de chances de trouver un greffon compatible. Trois sont sur la liste d’attente depuis plus de deux ans. Tous en demande de reins. Il y a une vraie pénurie pour ces organes, malheureusement.
Il fit quelques manipulations informatiques.
— Ces patients proviennent de cliniques privées haut de gamme, et réputées. Deux sur Paris, une sur Lyon, la dernière sur Bordeaux. Que vous dire d’autre… Les quatre étaient dialysés, subissant par conséquent un traitement médical lourd.
Nicolas essayait de réfléchir à plusieurs choses à la fois.
— Y a-t-il un individu à l’accent argentin dans vos services ? Un Claudio Calderón ? Le nom « Charon » vous dit-il quelque chose ?
Un silence.
— Non.
— Un accès piraté à vos listes d’attente est-il possible ?
— Impossible. C’est tracé, ça se verrait.
— Dans ce cas, comment l’homme que je cherche peut-il être au courant pour ces patients qui sont dans différentes cliniques du territoire ? Comment a-t-il accès à leur dossier ? On sait qu’il a des compétences médicales étendues, qu’il est capable de réaliser des greffes.
— Les possibilités sont nombreuses. Les médecins et chirurgiens se croisent, se connaissent, voyagent, participent à des colloques. Il y a des partages de cas, de documents par informatique. Les ordinateurs relient tout le monde. Ce n’est pas non plus difficile de se rendre dans les centres de dialyse et de se renseigner à la volée, vous pourriez vous-même le faire.
Nicolas fixa son interlocuteur dans les yeux.
— Je ne peux rien tirer de ces informations. Il me faut les identités de ces quatre patients.
— Je suis désolé, je ne peux pas aller plus loin sans le papier signé de mon responsable. J’ai déjà fait beaucoup.
Soupir de Bellanger.
— Vous n’avez fait que m’appâter… S’il vous plaît.
— C’est non. En dévoilant l’identité de patients, je risque ma place et des ennuis avec la justice.
Nicolas perdit patience et fit le tour du bureau. Leclusier blanchit.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
Le flic poussa le siège à roulettes sur le côté et força le passage. Il consulta l’écran. Leclusier voulut s’interposer, mais Nicolas lui écrasa la main sur le torse, le contraignant à s’asseoir.
— Ne bougez surtout pas.
— Vous vous rendez compte de ce que vous faites ?
— Et vous ?
Devant la détermination du flic, Leclusier ne bougea plus. Le capitaine de police se concentra sur l’écran, le souffle court. Il releva l’identité du dernier patient affiché : Michel Mercier, quarante-quatre ans. Il scruta un tas de données compliquées auxquelles il ne comprenait pas grand-chose, et trouva enfin l’onglet qui lui révéla l’adresse.
Paris, seizième. L’arrondissement le plus riche de Paris.
Il nota les informations dans son carnet. Il tenta d’afficher les résultats pour les trois patients précédents, mais les requêtes avaient été effacées par la dernière manipulation du médecin.
— Les autres, ordonna-t-il d’une voix ferme.
Leclusier secoua la tête. Nicolas fulminait.
— Espèce d’enfoiré…
Il hésitait à sortir son flingue. Le responsable le sentit.
— Vous n’avez pas l’air bien. Tout peut encore s’arranger. Ne faites pas de bêtises.
Nicolas respira un bon coup, calma ses tremblements et se dirigea vers la porte.
— Ça a intérêt à fonctionner. Parce que, dans le cas contraire, je vous jure que je vais revenir.