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Jules hurla.

— Oui, oui, ça vient mon glouton !

Franck Sharko sortit le minuscule biberon de son appareil chauffant. Coup de torchon sur le plastique, vérification de la température en versant quelques gouttes sur l’intérieur de son poignet : tous les signaux étaient au vert. Il se précipita dans le salon mais fit demi-tour pour couper le gaz. Il fallait toujours qu’il oublie quelque chose, et ça commençait à lui taper sur le système. La stérilisation, le talc avant la pommade sur les fesses et pas après… Ou l’inverse, il ne savait plus. Il pouvait résoudre les enquêtes les plus compliquées et pourtant caler devant une couche, se demandant pendant des minutes dans quel sens il fallait l’enfiler. Les ingénieurs des couches ne pensaient certainement pas aux mecs de cinquante berges, avec les doigts gros comme des cigares, qui devaient remettre la main à la pâte.

Décidément, rien n’était simple avec les bébés.

Il revint en courant. Le nouveau-né était réglé comme du papier à musique, il pleurait systématiquement aux alentours de 3 heures, 7 heures, et 11 heures. Le jeune papa de cinquante et un ans le sortit délicatement de son berceau, s’installa dans le fauteuil et… Où avait-il posé le biberon, déjà ?

— Tout doux, tout doux.

L’enfant avait cessé de hurler dès que son père l’avait pris dans ses bras. Franck Sharko avait toujours été impressionné par la capacité des nourrissons à communiquer et à s’adapter. Des études avaient été faites, le cri d’un bébé pouvait être aussi puissant que celui d’un marteau-piqueur : simple fruit de l’évolution et de survie, il devait être capable d’appeler sa mère en toutes circonstances. Et cela s’entendait dans l’immeuble, mais globalement, malgré les désagréments, les voisins étaient heureux pour Sharko. Dans la résidence, on racontait que le flic solitaire, brisé par la vie, retrouvait enfin une parcelle de bonheur avec « la petite flic du Nord ».

Jules se mit à téter comme un affamé. Sharko le serra contre son cœur, lui caressa la joue. Certes ses mains étaient rugueuses, démolies par les années et les coups donnés, mais le policier pouvait encore sentir la douceur de la peau du bébé.

— Il est plus de 11 heures. Tu ne crois pas qu’ils vont commencer à râler sur tes retards, au 36 ? Remarque, à ce niveau-là, ce n’est plus un retard. C’est une absence.

La voix douce et féminine venait de derrière lui. Lucie Henebelle apparut en tenue légère : juste un short à pois et un maillot large à manches courtes. Elle tenait un second bambin contre sa poitrine : le deuxième paquet surprise, livré par un bel après-midi d’été, le 14 juin 2012.

— C’est calme en ce moment. Et puis, je n’allais quand même pas manquer l’anniversaire de nos deux petites copies conformes, fit Sharko. Deux mois, ça se fête, non ?

Lucie embrassa son compagnon dans le cou. Elle avait l’air fatiguée et n’avait pas complètement récupéré de sa grossesse. Ses jambes étaient encore pesantes, parfois douloureuses, sa poitrine avait gardé un peu de volume, ce qui n’était pas pour déplaire à Sharko. Situation normale, d’après les médecins. Même nés avec trois semaines d’avance, Jules et Adrien étaient deux bébés lourds, des mini-Sharko, ce qui était plutôt rare pour des jumeaux, et ils lui avaient pompé toutes ses ressources maternelles durant les huit mois et quelques. À la fin, Lucie, exténuée, se comparait à une baleine échouée et ne pouvait plus quitter la position allongée, au risque d’accoucher prématurément.

Une grossesse qui, pour couronner le tout, s’était terminée en césarienne sur la table d’opération.

Faites des gosses.

Elle remarqua la paire de menottes, sur le fauteuil.

— Franck… Tu as recommencé ?

— Ça l’apaise quand je les agite au-dessus de sa tête. Il aime ça, je te jure, et c’est dix fois mieux que leurs hochets débiles.

— Peut-être, mais je n’ai pas envie que nos enfants voient de mauvaises choses. Et ma mère va bientôt nous rendre visite. Alors tu les rangeras, s’il te plaît.

Lucie alla récupérer le deuxième biberon dans la casserole. Depuis quelque temps, ils essayaient de synchroniser les jumeaux, complètement décalés. Chaque nuit était un feu d’artifice de cris, de couches humides, de déglutitions bruyantes. Lucie connaissait la musique, elle avait déjà donné la vie à des jumelles dix ans plus tôt.

Elle s’installa aux côtés de Sharko. Jules avait besoin de respirer, il buvait trop vite et s’étouffait. Le papa lui ôta le biberon des lèvres et le cogna contre celui que tenait Lucie.

— Santé. Au deuxième mini-anniversaire des mini-Sharko.

— À nos jumeaux. Qu’ils grandissent en bonne santé et heureux.

— Nous ferons tout pour.

Les jeunes parents échangèrent un sourire. Ils n’avaient appris l’existence du second embryon qu’à dix semaines de grossesse. Lucie se souvenait par cœur de l’expression de Franck, face à l’écran en noir et blanc de l’échographie, lorsqu’il avait vu les deux minuscules haricots. Il avait versé sa larme, et elle aussi. Le destin avait enfin décidé de ne plus s’acharner, de leur donner deux beaux enfants d’un coup : des frères aux traits rigoureusement identiques, issus du même œuf. Certes, ils ne remplaceraient jamais les jumelles de Lucie, Clara et Juliette, ni Éloïse, la fille de Franck, mais ces bébés portaient en eux tout ce que leurs parents avaient perdu. Ils grandiraient avec les yeux de ces enfants qui n’étaient plus là. Leurs trois demi-sœurs défuntes…

Il faudra leur expliquer tout ça un jour, avait songé Sharko avec tristesse.

Adrien se mit à téter avec la même ardeur que son frère. Sharko le distinguait de son jumeau parce qu’il avait un petit pli oblique et rigolo au niveau du front. Il était né comme ça. Un pirate avec le liquide amniotique pour océan.

— La tempête de cette nuit a fait des ravages sur la terrasse, les plantes sont renversées, et le store est complètement arraché, fit-il à l’intention de Lucie. J’ai écouté la radio, il y a des dégâts partout. On a normalement une visite à 14 heures, peut-être qu’on devrait annuler pour arranger la terrasse ?

— Ah oui, encore une visite, je commence à en avoir ras le bol… Non, laisse-les venir, je vais jeter un œil dehors et remettre un peu d’ordre. Tu crois qu’ils sont sérieux, ceux-là ?

Leur installation dans un plain-pied de cent vingt mètres carrés, à une dizaine de kilomètres plus au sud, était prévue pour mi-septembre. Mais cela faisait deux mois qu’ils essayaient de vendre l’appartement, en vain : les finances des intéressés étaient à sec. On visitait, on disait que l’appartement était joli, les alentours de la résidence très agréables, mais on n’obtenait pas le prêt à la banque pour l’acquérir. Sharko savait qu’il allait falloir vite casser le prix pour éviter de payer un prêt relais et de verser des intérêts monstrueux sur l’achat de leur maison.

— Il s’agit d’un couple de jeunes, d’après l’agence. Bonne situation tous les deux, ils ont l’air motivés, selon le commercial. Ça devrait le faire.

— Encore faut-il que l’appartement leur plaise. On n’efface pas presque dix ans de célibat d’un flic de la Criminelle d’un coup de peinture sur les murs.

Le téléphone de Sharko vibra. Il reconnut le numéro, sans enthousiasme.

— C’est Bellanger.

L’œil de Lucie pétilla.

— Dans ce cas, tu devrais vite répondre.

Sharko hésita, puis finit par décrocher l’appel de son chef. Il coinça le téléphone entre son oreille et son épaule, tandis qu’il continuait tant bien que mal à s’occuper du bébé. Le portable glissa au sol. Lucie l’aida en prenant Jules, qu’elle cala sur son bras libre. Sharko était maladroit, paniquait souvent et avait encore besoin de temps avant de retrouver ses réflexes de père. Mais il voulait bien faire, et il y mettait du cœur : Lucie lui pardonnait toujours ses erreurs parfois grossières.

Il ramassa le téléphone portable et s’éloigna.

Lucie vit son visage se crisper, tandis qu’il ne répondait que par des phrases très courtes : « Quand ça ? » ou alors « Où ça ? » Elle comprit sur-le-champ que son homme allait devoir vite partir. Et elle l’aurait probablement suivi, sans les bébés. Malgré tous les malheurs, les horreurs, son métier de flic lui collait encore à la peau, et elle avait hâte de reprendre, d’ici quinze jours.

Sharko raccrocha.

— Alors ? demanda Lucie.

Il s’agenouilla devant elle, rajusta le bavoir d’Adrien avec ses grosses paluches. Sharko n’avait plus le souvenir que des bébés pouvaient être si petits, si fragiles. Il enviait tellement leur innocence.

— Je vais devoir filer du côté de Compiègne, murmura-t-il comme s’il voulait préserver ses enfants. Bellanger est déjà sur place. Les pompiers viennent d’extraire une femme qui semble avoir été victime d’une longue séquestration, elle a encore une entrave à l’un de ses poignets et est dans un sale état, à ce qu’il m’a raconté. Presque aveugle, d’être restée plongée dans le noir. Elle était retenue… sous un arbre.

— Sous un arbre ?

— Oui. C’est la tempête qui l’a déraciné et semble avoir mis au jour une grande cavité. Ils vont l’arracher et sécuriser l’endroit pour nous permettre de descendre. Il paraît que la femme n’a plus toute sa tête.

Sharko se redressa et enfila son holster accroché au portemanteau, avant de rentrer sa chemise dans son pantalon et de mettre sa veste gris anthracite. Lucie aimait le voir ainsi vêtu. Classe, élégant. Il en imposait, et c’était son homme. Un vrai flic de la Criminelle, droit sur ses jambes.

Ça n’avait pas toujours été le cas.

Sharko se pencha pour embrasser tendrement Lucie sur les lèvres. Puis il la prit par surprise en photo à l’aide de son téléphone.

— Pas comme ça, Franck ! Je ne suis même pas habillée !

— Je devrais l’envoyer à ta mère, tiens. On dirait Lara Croft avec tes biberons dans chaque main.

Elle éclata de rire.

— Une Lara Croft qui aurait pris un sacré coup de vieux, alors !

Elle regarda l’heure.

— Tu ne manges pas un morceau avant de te mettre en route ?

— Trop tôt. T’en fais pas pour moi, je croquerai dans un sandwich plus tard.

Lucie soupira.

— J’aurais aimé t’accompagner… Me trouver à tes côtés. Être maman me comble de joie mais je m’ennuie un peu, ici.

— Ne sois pas pressée, Lucie. T’as encore quinze jours de congé, ta mère va venir passer un peu de temps avec toi… Et puis demain, c’est le 15 août. Je serai là, on ira au parc ou au bord de l’eau tous ensemble. On mangera des crêpes comme promis. Enfin, toi et moi on mangera des crêpes je veux dire, pas eux.

Le visage de Lucie retrouva de la gravité.

— Jamais en première ligne, d’accord ? Si ça devient dangereux, s’il faut courir, poursuivre, arrêter, tu…

— Je laisse faire les autres. Je sais.

— On est une belle famille maintenant, il faut la préserver. Moi aussi, je ferai attention quand je reprendrai.

— On n’en est pas encore là.

— N’oublie jamais.

Il lui sourit. Il se sentait bien. Apaisé, heureux.

— Je n’oublierai pas. Je ne suis pas prêt à replonger dans une histoire tordue ou dangereuse. Si ça craint trop, je lèverai le pied.

— Toi, lever le pied ? Faudrait qu’on te coupe les jambes.

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