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Un hôtel deux étoiles miteux, quelque part pas loin de l’autoroute, entre Rouen et Paris.

Un lieu perdu, sans identité, anonyme, comme elle. Un lit posé sur une moquette grise, une salle d’eau ridicule, avec une cabine de douche en PVC et un chiotte juste en face. Par la fenêtre, l’enseigne blafarde et clignotante d’une pauvre station-essence.

Camille était sous la douche, seule avec ses plaies à vif. De petits filets de sang rougissaient l’eau autour de la bonde, juste sous ses pieds, avant de se diluer. La jeune femme regarda ces fresques éphémères, cette coulée de vie. C’était cela, son chemin, une fuite perpétuelle vers nulle part. Aucun point d’attache, rien de construit. Son existence comme un feu de paille. Elle enviait tellement ceux qui avaient une famille, ces mères qui jouaient avec leurs mômes et qu’elle voyait depuis la fenêtre de sa chambre, à la caserne.

Elles n’étaient que joie et vie.

Et elle, tristesse et ténèbres. Elle allait mourir seule, comme une pauvre conne.

Elle leva la tête et ferma les yeux sous le jet puissant, essayant de vider son esprit ne serait-ce qu’une poignée de secondes.

Mais même dix secondes, c’était trop.

Camille allait mal, elle le savait. Elle n’avait encore prévenu personne de sa découverte dans la chambre de Florès. Quatre heures plus tôt, elle avait failli massacrer le Serbe. Une pulsion criminelle s’était emparée d’elle, comme si, soudain, elle n’avait plus été maîtresse de son corps ni de son esprit. Elle avait arrêté son geste au dernier moment, à deux centimètres de sa gorge.

Nikolic se souviendrait d’elle toute sa vie.

Un quart d’heure plus tard, elle passait un appel anonyme aux flics depuis la gare de Rouen, leur suggérant de se rendre à l’adresse de Dragomir Nikolic : on aurait entendu une bagarre dans son appartement. Sur place, ils avaient dû découvrir l’homme attaché aux tuyaux, bien vivant, entouré de sacs Vuitton, de montres de luxe, la bouche pleine à craquer de billets de banque.

Camille s’essuya en douceur, prenant garde à ses blessures. Son comportement la troublait de plus en plus. Elle était persuadée que, heure après heure, le cœur et Daniel Loiseau avait une emprise grandissante sur son esprit. Elle songeait au film Alien, avec ces bêtes extraterrestres qui pondaient à l’intérieur même des explorateurs, et dont les larves grossissaient dans les organismes humains.

Même malade, l’organe continuait à se connecter à son système nerveux, à la coloniser, à la pousser dans ses retranchements. Il battait grâce à elle, se nourrissait de son sang. Et elle n’y pouvait rien. Le seul moyen de le combattre était de s’en débarrasser comme on avorte, de recevoir un nouveau cœur. Mais évidemment, elle n’avait toujours pas eu le moindre signe du docteur Calmette.

Super-urgence, mon cul !

Elle refit ses pansements et se précipita à son ordinateur connecté au réseau WIFI de l’hôtel lorsqu’elle entendit le bruit caractéristique de l’arrivée d’un mail qu’elle attendait avec impatience.

Il provenait de l’adresse personnelle de Boris. Camille savait que le lieutenant était extrêmement prudent et n’avait pas pris le risque de l’envoyer depuis le serveur de la gendarmerie. Elle lui avait demandé, plus tôt, d’effectuer pour elle plusieurs recherches.

Elle l’ouvrit et le lut :

Salut Camille,

Je ne sais pas dans quoi tu te fourres, mais j’aimerais VRAIMENT que tu me dises la vérité à présent. N’oublie pas que je m’implique, de mon côté, et que toutes ces étranges recherches pourraient finir par me retomber dessus s’il venait à t’arriver quelque chose.

Bon… Comme tu me l’as demandé, j’ai passé mon après-midi et une bonne partie de la soirée à essayer d’obtenir des informations sur la famille de ce Mickaël Florès, reporter et photographe qui a l’air de traiter des sujets plutôt glauques. Avait l’air, plutôt. Il est mort, on l’a assassiné chez lui.

Camille leva les yeux, sous le choc. Voilà qui expliquait l’origine des taches de sang. Un meurtre…

Elle revint vers le mail.

C’était le 23 février 2012, il y a presque six mois. Et attends, parce qu’en me renseignant sur le père, j’ai découvert qu’il avait été lui aussi assassiné, le même jour ! Et quand je dis assassiné, je pèse mes mots. Il a été retrouvé dans un abattoir désaffecté au Havre. Un truc vraiment sordide, il paraît. C’est le type de la mairie avec qui je me suis mis en contact qui m’en a parlé, encore bien marqué par cette histoire, visiblement…

Tuerie du fils et du père dans la foulée, à quatre cents kilomètres d’écart. T’es sur du lourd, ma grande.

Je n’ai pas grand-chose sur le fils Mickaël, mais j’ai pu retrouver les infos dans un article numérisé de Ouest-France (en PJ) concernant son père Jean-Michel. Je n’ai pas voulu appeler les gendarmes d’Évry qui se sont occupés de l’enquête sur le fils ni les collègues du Havre qui ont géré l’affaire côté paternel, tu te doutes bien qu’ils m’auraient posé des questions. Mais d’après le monsieur de la mairie du Havre, le dossier serait toujours irrésolu. J’ai tout de même réussi à grappiller l’identité du capitaine de police qui était chargé de l’enquête pour le père. Il s’appelle Guy Broca, il est à la retraite depuis quelques mois. Il habite à Étretat, pas loin des falaises. Je me doute bien que tu vas te rendre là-bas. Ce que j’ignore encore, c’est pourquoi.

Quelle famille au destin tragique ! La mère, pour finir, est morte six mois après la naissance de Mickaël, en 1970. Elle s’est jetée sous un train.

Voilà, voilà. C’est très gai, quoi.

Je peux difficilement aller plus loin sans que ça se remarque ici.

Il est tard. Demain, je m’occuperai de rechercher pour toi cette Maria dont tu m’as envoyé la photo. Le cliché avec ces étranges bonnes sœurs semble assez ancien, la femme a dû prendre de l’âge. D’après Google, Matadepera est une toute petite ville proche de Barcelone. Et donc, si cette Maria habite encore là-bas, on a une chance de mettre la main dessus. Dès que possible, j’essaierai de savoir qui elle est.

Tout cela est tellement intrigant. Tu m’expliqueras ?

Je ne sais pas quand tu liras ce message, mais tiens-moi au jus, je t’en prie. Parce que, l’air de rien, même si je ne laisse rien transparaître depuis tout ce temps… Enfin, c’est important qu’il ne t’arrive rien, je veux dire. Ça me ferait mal.

Je suis trèèèèèèès maladroit, je sais.

Je te laisse. Bonne nuit à toi.

Boris.

Camille s’appesantit sur les derniers mots de Boris. Il se livrait, enfin, à demi-mot. Lui, le grand timide.

Et cela fit plus mal encore à la jeune gendarme. Elle n’osa imaginer un début d’histoire sentimentale entre eux. Vu son état de santé, avait-elle le droit de l’impliquer dans une relation amoureuse ? Non, ce serait bien trop de souffrance. Pour eux deux.

Elle préféra revenir à ses ténèbres, s’empresser d’ouvrir la pièce jointe et lire l’article de Ouest-France. L’auteur parlait d’une macabre découverte dans un abattoir, d’un crime hors du commun qui avait frappé un homme sans histoire, patron d’une boutique de vêtements à Honfleur. Le reste ne lui apprit pas grand-chose de plus. Juste du baratin de journaliste.

Camille referma le document, interloquée. Un meurtre sauvage, un père et son fils tués le même jour, d’après Boris, une mère suicidée…

Elle songea au petit squelette qu’elle avait trouvé dans le grenier et qui avait échappé à la vigilance des gendarmes. Quelle malédiction avait frappé cette famille ? Pourquoi ce double meurtre hors du commun ? Que cherchait l’assassin ?

Et pourquoi, aussi, le suicide de la mère, six mois après la naissance de Mickaël ? Assise sur son lit, Camille parcourut de nouveau l’album photo, passant l’index sur le visage terriblement triste de la mère. Le père non plus ne souriait pas, on aurait dit un album d’enterrement, pas celui d’une naissance.

Si seulement Camille pouvait savoir pourquoi les pages du début de l’album avaient été arrachées, et ce qu’elles contenaient…

L’enseigne commerciale clignotait par la fenêtre, illuminant le visage de la jeune femme plongé dans l’ombre. Camille avait l’impression d’être le personnage d’un film glauque en quête d’un sinistre secret. Un de ceux qui errent d’hôtel en hôtel, et qui traquent le diable en personne, jusqu’à se retrouver face à lui.

Dans un frisson, elle se leva et tira le double rideau d’un coup sec. Elle rabattit le capot de son portable, referma l’album et éteignit la veilleuse. L’obscurité n’était qu’illusoire, la lumière continuait à entrer par les côtés du rideau. Des teintes bleues, froides, qui se projetaient sur les murs, dessinaient des triangles, des carrés, des formes géométriques qui la mirent mal à l’aise.

Elle garda les yeux rivés sur le plafond, pensive. De nombreuses questions la taraudaient. Le meurtre des Florès était-il lié aux reportages que Mickaël menait ? Avait-il découvert quelque chose qu’il n’aurait jamais dû découvrir ? Mais pourquoi le père ?

Une question l’obsédait cependant plus que les autres : que venait faire Daniel Loiseau là-dedans ?

Agacée par la lumière, elle se réfugia sous ses couvertures et déclencha son métronome qu’elle avait posé sur la table de chevet. Les pulsations régulières de l’instrument, toutes les demi-secondes, recréèrent autour d’elle un environnement familier, rassurant. Comme un cocon protecteur. Elle ferma les yeux jusqu’à ce que le tic-tac se confonde avec les battements du cœur.

Boum boum… Boum boum… Boum boum

Au bout de quelques minutes, elle ressentit un goût de tabac au fond de la gorge. C’était sec, râpeux, comme si elle venait de sucer de la sciure. Elle plissa les yeux, ouvrit grande la bouche, avec l’impression que quelqu’un appuyait sur ses mâchoires. Une main, puis un bras sortirent alors du plus profond de sa gorge. Et, du fin fond de son larynx, deux yeux noirs et brillants l’observaient.

Brusquement, elle se releva, le souffle coupé, les mains plaquées sur la poitrine.

Trempée de sueur.

Elle alluma et se rua sur son sac, d’où elle sortit la photo de son donneur.

Elle la plaqua contre le rideau qui lui-même s’écrasa contre la vitre de la fenêtre.

Et elle lui déchiqueta le visage à coups de lame de rasoir.

Une partie du rideau était en lambeaux quand Camille se laissa choir sur le sol, en pleurs.

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