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On ne pouvait pas accéder directement en voiture au lieu où avait été retrouvé le corps.

Boris avait dû garer le véhicule au pied du mont des Cats, situé en Flandres françaises, à un pas de la Belgique. L’endroit était cerné d’autres collines sombres, de dépressions claires, de plaines rases qui se languissaient devant l’horizon. Le soleil qui dominait en arrière-plan ressemblait à un gros œil de chat intrigué, comme celui du Cheshire dans Alice au pays des merveilles.

D’ordinaire, on venait à cet endroit très prisé par les touristes — ces bêtes curieuses existaient aussi dans le Nord — pour y randonner, visiter l’abbaye ou boire de la bière trappiste extra-forte, et non pour tomber nez à nez avec un cadavre.

Camille était accompagnée de deux techniciens de la CIC et de son chef, un maréchal des logis. À quelques mètres, Boris et un autre adjudant ouvraient la marche. Ils eurent à grimper une pente bien raide, à travers un bois clairsemé.

Camille, en bonne dernière, respirait fort et se fatiguait plus que de raison. Il faisait chaud à y laisser sa peau. Un souffle de dragon qui brûlait la plaine sans le moindre grain de vent. La fournaise durait depuis des semaines, et tout le monde attendait avec impatience les orages annoncés, même si ces derniers promettaient d’être extrêmement violents et risquaient de causer pas mal de dégâts.

La jeune femme fit comme si tout allait bien mais elle devinait que la machine s’enrayait franchement au fond de sa carcasse depuis deux ou trois jours. Elle avait déjà eu une alerte la veille au matin, en se levant : une compression anormale de sa cage thoracique, comme si on l’aspirait de l’intérieur. Son cardiologue avait proscrit les efforts intenses et prolongés, mais, si elle ne pouvait même plus grimper une côte à son âge, autant mourir tout de suite.

Heureusement, ils arrivèrent enfin à destination.

Des gars de la gendarmerie de Bailleul étaient déjà sur place. Ils avaient eu pour consigne de préserver un espace d’une dizaine de mètres autour du cadavre, en attendant l’arrivée de la Section de recherches.

Le corps gisait dans l’herbe, un peu en retrait du sentier, et il avait, semblait-il, un extenseur enroulé autour du cou. Il s’agissait, à première vue, d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, portant baskets, short et tee-shirt.

Boris se mit à discuter avec les collègues de Bailleul, tandis que les trois techniciens enfilaient en silence leur tenue de lapin blanc : combinaison intégrale en coton, deux paires de gants, surchaussures, masque à élastique. Le maréchal des logis ayant endossé le rôle de « cocrim » — il avait en charge l’organisation et le travail des TIC —, il veilla à ce que personne n’ait rien oublié. Un petit défaut dans la procédure, et c’était toute l’enquête qui pouvait être remise en cause.

Lourdement chargés de leur matériel, Camille et ses deux collègues attaquèrent leur travail de fourmi, sous les ordres du cocrim. Tendre des rubans « Gendarmerie nationale » entre les arbres tout autour, indiquer le chemin qu’ils empruntaient en direction du cadavre avec des flèches en caoutchouc, disposer des balises numérotées devant chaque élément remarquable de la scène de crime, puis se mettre à fouiner le moindre centimètre carré d’herbe, en décrivant une trajectoire en escargot. Avec les centaines de photos qu’ils allaient prendre, les notes, les croquis, les relevés d’indices, ils en avaient pour la matinée.

— Un problème, Camille ?

Du temps avait passé. Deux heures après leur arrivée, la jeune femme se tenait appuyée contre un arbre. Elle avait baissé sa combinaison jusqu’à la taille et se tamponnait le front avec le dernier mouchoir de son paquet. Sa chemise bleu ciel était trempée. Boris venait aux nouvelles, l’air inquiet.

— Je pète la forme. C’est juste que… je me sens bizarre. Il fait chaud à crever dans ces tenues.

— Tu es très pâle.

— Je sais. J’aurais dû prendre un petit déjeuner, grignoter quelque chose. Je ne m’attendais pas à quitter le bureau. Mais ça va.

Elle se redressa, essaya de se redonner une contenance. Hors de question de montrer trop de signes de faiblesse. Elle n’avait repris le travail que depuis trois mois, après une longue rééducation, et la question d’une réaffectation dans les bureaux, à faire de l’administratif, s’était posée dans les hautes sphères. Camille s’était battue bec et ongles pour défendre son morceau de gras et continuer à aller sur le terrain, au contact des morts.

— Il y a trois canettes de bière vides, et deux encore intactes, fit-elle remarquer. On a aussi retrouvé un joint et un peu d’herbe à proximité d’un vélo et d’un sac à dos.

— On a son identité ?

— Pas de papiers ni de moyens simples de l’identifier. Mais il doit être du coin. Je pense qu’il est venu en deux-roues, histoire de se faire une petite orgie. Tranquillité, coucher de soleil sur les Flandres… Ça aura été sa dernière image, malheureusement.

— Des traces apparentes laissées par l’assassin ?

— Concernant les empreintes de chaussures, on n’a rien. Le sol est trop dur, trop sec. La poudre magnétique a révélé quelques traces papillaires inexploitables sur les extrémités de l’extenseur. Elles sont trop fragmentaires. On verra ce que ça donne au labo mais, à mon avis, il n’y a rien à en attendre.

Camille prenait son temps, respirait avec calme. Elle se sentait de plus en plus mal. Comme si son cœur peinait à irriguer ses muscles brûlants. Les mauvais souvenirs affluaient de nouveau : elle avait déjà ressenti ce genre de symptômes.

Le cauchemar recommençait.

Elle fit néanmoins un nouvel effort de concentration.

— La victime a dû essayer de se défendre, il y a de la peau sous les ongles de l’index et du majeur droits. On obtiendra donc certainement l’ADN de son assassin. On a passé des sachets autour de ses poignets pour éviter la contamination.

Boris enregistrait le moindre mot que prononçait Camille. Sur chaque lieu d’un meurtre, elle sortait du cadre de ses fonctions — le pur relevé d’indices, les TIC ne menant jamais d’enquête — et se permettait des hypothèses toujours intéressantes et pertinentes. Elle avait l’œil, le flair, et un don d’observation hors du commun. « Le diable se cache dans les détails » ; Camille avait fait de ce proverbe suisse un cheval de bataille. Et elle aurait pu devenir un sacré bon officier de terrain, sans ses problèmes de santé.

Mais la jeune femme ne serait jamais enquêtrice, elle le savait.

En ce moment même, elle observait la scène dans son ensemble, comme s’il s’agissait d’un tableau à la symbolique complexe. Plans larges, puis rapprochés, macros, micros. Ses yeux balayaient, absorbaient la lumière, calculaient. Boris avait déjà remarqué à quel point elle examinait les cadavres, chaque trait de leur visage inerte, dès qu’elle arrivait sur les lieux d’un crime. Comme si elle cherchait des réponses au fond de toutes ces pupilles figées.

— Avec l’alcool qu’il a ingurgité et le joint qu’il a fumé, probable que la lutte était perdue d’avance pour lui, poursuivit-elle. Il s’est défendu comme il pouvait.

Derrière, des voix se firent entendre. Boris Levak avait contacté les services des pompes funèbres, déjà arrivés avec leur housse blanche à fermeture Éclair, leur brancard et prêts à embarquer le corps pour l’institut médico-légal de Lille. Là-bas, les garçons de salle prendraient le relais, réfrigéreraient le corps en attente de l’autopsie.

Le lieutenant leur intima l’ordre de patienter et revint auprès de Camille, toujours appuyée contre son arbre. Elle fixait le corps.

— L’autopsie, ce sera pour toi ? demanda-t-elle.

— Tu vois un autre candidat au steak saignant ? Et tu pourras venir y assister, si tu le souhaites.

— À ton avis ? Juste avant mon départ en vacances, ce sera parfait.

Camille le regarda avec un pâle sourire, puis partit dans ses hypothèses :

— Dis, si tu devais étrangler quelqu’un, qu’est-ce qui te pousserait à utiliser un extenseur ? Ce n’est pas ce qu’il y a de plus pratique, un extenseur.

— Peut-être que notre assassin n’avait que ça sous la main.

— On peut donc supposer que ce meurtre n’était pas prémédité. Quand tu réfléchis à la manière de tuer quelqu’un, tu te donnes les meilleures chances avant d’agir. Une grosse corde, un câble, c’est plus efficace pour une strangulation. Là, regarde, il a dû serrer extrêmement fort à cause de l’élasticité, il y a plusieurs sillons, c’était hésitant. Et tu abandonnes rarement l’arme du crime sur les lieux avec le risque de laisser tes empreintes dessus. Même… (elle reprit exagérément son souffle) l’abruti de base sait ça.

L’appareil photo n’arrêtait pas de se déclencher, figeant le spectacle morbide pour l’éternité. Déjà, l’allure du cadavre avait changé. Avec les 28 ou 29 °C qu’affichait le thermomètre, il allait vite ressembler à une montgolfière.

Soudain, Boris sentit une pression sur son bras, puis plus rien.

Camille était au sol, les deux mains sur la poitrine au niveau du cœur.

Le lieutenant s’agenouilla sur-le-champ.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Le visage de la jeune femme se tordit de douleur.

Elle roula sur le côté et souffla d’une voix éteinte :

— Appelle les secours… Je crois que… je fais… une crise cardiaque.

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