63

Nicolas Bellanger était passé tout près.

D’après les retours d’examens, il ne souffrait d’aucune intoxication profonde ni d’aucun traumatisme, mais il avait eu un petit début d’asphyxie qui justifiait la perfusion dans son avant-bras et l’arrivée d’oxygène dans ses narines par un tube en silicone.

Il était plus de 19 heures. Quatre heures s’étaient écoulées depuis que Lucie l’avait emmené aux urgences. Elle avait essayé de joindre Sharko, sans succès, alors elle lui avait laissé un message très bref :

« Rappelle-moi dès que tu peux. »
Dans la foulée, elle appela sa mère pour signaler qu’elle allait rentrer tard. Que cette affaire lui demandait beaucoup de travail au bureau, que ses chefs exigeaient des dossiers carrés. Que ce n’était pas toujours comme ça mais que le manque d’effectifs dû aux vacances la poussait à faire des heures sup. Et bla, et bla, et bla… En raccrochant, Lucie se demanda combien de temps elle pourrait encore mentir.

Elle mit Nicolas au courant de la situation lorsqu’elle put enfin entrer dans sa chambre : la maison avait presque intégralement flambé, la police d’Orléans était sur le coup, et un avis de recherche sur Camille Pradier avait été lancé. Évidemment, elle n’avait pu faire autrement que d’avertir leur commissaire divisionnaire du fiasco. Il voulait tous les voir « immédiatement ! », alors que Nicolas était couché dans un lit d’hôpital.

Connard…

Robillard et Levallois étaient déjà en train d’être passés à la moulinette dans le bureau du chef. Il allait falloir rendre quelques comptes.

— Et Camille ? demanda Bellanger. Notre Camille ?

— Aucune trace, malheureusement.

Le capitaine de police parut accablé. Il se redressa, ôta les tuyaux d’oxygène et se passa les mains sur le visage dans un long soupir.

— Elle n’était pas dans la maison non plus. Enfin, je ne crois pas. J’ai déconné. J’avais Pradier à portée de main. Je me suis laissé avoir comme un bleu.

— Ça s’est passé comme ça s’est passé, Nicolas. On commet tous des erreurs, c’est humain.

Il ne répondit pas et fixa le mur, pensif, les yeux légèrement humides. Lucie se sentait gênée d’être là, mais Nicolas n’avait personne, et elle ne voulait pas le laisser seul. Elle s’approcha de la fenêtre, les mains sur le radiateur froid. Pradier allait être recherché par toutes les polices de France, mais on pouvait mettre des semaines, voire des mois à le retrouver. Où comptait-il se réfugier ? Qu’allait-il faire de Camille ?

Plus le temps passait, plus les chances de la retrouver vivante s’amenuisaient.

— Sa cave… fit Nicolas. Elle était pleine de matériel humain. Pradier fabriquait des objets, des colliers, j’ai même aperçu une veste en cuir. Ça dépasse l’imagination.

— On a vu, avec le directeur du laboratoire, que Pradier se servait sur les cadavres. Et les yeux avaient été prélevés.

— Qu’est-ce que tout ça veut dire, Lucie ?

Elle secoua doucement la tête. Elle ne savait pas, ne comprenait pas.

— Entre deux hurlements, j’ai demandé au divisionnaire de contacter le juge, annonça-t-elle. Demain matin, on va récupérer l’ordinateur de Pradier pour le passer au crible et explorer plus en détail les cuves. Voir s’il y a plus qu’un corps tatoué. Ça ne va pas être une partie de plaisir, mais on doit s’y coller.

Bellanger arracha sa perfusion.

— Tu ne devrais pas, fit Lucie.

Il fixa longuement l’aiguille.

— Ça a bien failli, cette fois…

Il y avait de la résignation dans sa voix, et Lucie ne réussissait pas à savoir à quel point il lui en voulait. Ce qui était arrivé à Camille et ce qui avait failli se passer avec son chef la ramenait cruellement dans la réalité : elle exerçait un métier dangereux où la mort pouvait surgir n’importe où, n’importe quand. Elle ou Franck auraient pu être à la place de Bellanger. Ils auraient pu y rester.

Comment en étaient-ils arrivés, du jour au lendemain, à oublier toutes leurs promesses ? À reproduire les erreurs passées ? Que seraient devenus Jules et Adrien sans leur père ou sans leur mère ?

Elle soupira longuement, amère, consciente de son impuissance, de sa bêtise.

De leur bêtise.

Nicolas se leva et récupéra sa chemise sur un dossier de chaise.

— Attends-moi dans le couloir.

— Merde Nicolas, j’ai vu ça que dans les films. Tu ne vas quand même pas…

— S’il te plaît.

Lucie se résigna, et Nicolas la rejoignit cinq minutes plus tard.

— On dégage d’ici.

— Sans signer de papiers, je suppose ?

— Ils savent où me joindre.

Une fois dehors, il se dirigea vers l’institut d’anatomie, à la grande surprise de son accompagnatrice. Il lui demanda d’attendre dehors et, lorsqu’il revint, il tenait l’unité centrale de l’ordinateur de Pradier dans les mains.

— Tu crois franchement qu’on peut se permettre d’attendre ce connard de juge ? fit-il sèchement.

Lucie ne répondit pas. Ils reprirent la route, direction Paris. La tension était palpable. Ils n’échangèrent quasiment pas un mot. Bellanger restait muet, renfrogné, l’œil vide, regardant à travers la vitre.

Son téléphone sonna. Le divisionnaire qui aboyait encore. Il s’impatientait, il les attendait dans son bureau.

Un fou…

Lucie le déposa devant sa voiture qui était restée du côté du jardin du Luxembourg depuis la veille. Elle répondit elle aussi à un appel alors qu’il sortait. Son visage se crispa, elle soupira un grand coup en raccrochant.

Elle sortit et se précipita vers la voiture de Bellanger. Il s’arrêta et baissa sa vitre.

— J’ai… des nouvelles de Camille Pradier, lâcha Lucie.

Bellanger la fixa dans les yeux. Son rythme cardiaque s’emballait.

— Ils l’ont eu ?

— Il roulait sur des petites routes, il a essayé de forcer un contrôle de police il y a une heure et s’est fait prendre en chasse sur une départementale. Ça a mal tourné. Pradier a voulu couper un virage et a percuté une voiture en sens inverse. D’après les infos que j’ai, ceux qui arrivaient en face sont morts. Lui, ils l’ont emmené d’urgence à l’hôpital, toujours ce fichu CHR. Il est en vie mais inconscient. Pour l’instant, ils ne savent pas.

Le visage de Bellanger se plissa de rage.

— Ce fils de pute a intérêt à survivre.

Загрузка...