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Sharko roulait vers le sud, l’œil rivé au rétroviseur.

Aucune trace des tueurs.

Pour le moment.

Ses poursuivants avaient dû être démunis lorsqu’ils étaient arrivés de ce côté des marais et l’avaient vu leur filer sous le nez en voiture. Mais ils avaient certainement contacté leurs acolytes restés à proximité de l’hôpital. Des voitures s’étaient probablement lancées à sa poursuite. Aussi, le flic avait bifurqué, prit des routes au hasard, traversé des villages de fin du monde.

La colère bouillait en lui. Florencia était morte en l’aidant à s’échapper. Ils l’avaient abattue de sang-froid pour l’avoir, lui. Sharko ne garderait, de cette femme, que le souvenir de ce visage qui l’avait sorti des ténèbres.

Elle lui avait sauvé la vie.

Franck avait retrouvé son portefeuille et son passeport dans la boîte à gants. Il ne tenait plus debout, puait la vase, ses vêtements avaient pris une teinte marron, étaient couverts de végétaux. Ses Beryl étaient mortes.

Lorsqu’il se sentit dans une sécurité toute relative, il stoppa dans la première grande ville qu’il trouva, Empedrado, planqua sa voiture dans une petite rue et resta dans l’habitacle, grelottant. Il poussa le chauffage à fond et attendit que le jour se lève.

Il n’y avait pas un chat dans les rues. En rentrant dans une petite boutique de prêt-à-porter qui venait juste d’ouvrir, le lieutenant effraya le vendeur. Le magasin se trouvait face à un hôtel, l’America’s Best Inns. C’était un véritable foutoir, qui semblait également abriter une habitation à l’étage.

Sharko étala des billets sur le comptoir et demanda à prendre une douche et à passer un coup de fil. Le vendeur, d’abord méfiant, finit par accepter devant les trois billets de mille pesos. Le flic, de surcroît, acheta un jean, un tee-shirt gris, un pull en laine et une des paires de Converse en cuir noir qui habillaient les mannequins de la vitrine.

Sans poser de questions, le vendeur l’emmena dans une petite salle de bains et ferma la porte derrière lui. Le lieutenant se glissa sous la douche chaude et ressentit un soulagement infini. Il leva les yeux vers le pommeau, la bouche grande ouverte, et se savonna à s’en arracher la peau.

De l’eau chaude, la propreté, l’odeur du savon…

Franck se massa la jambe. La douleur, dans le genou, se faisait toujours aussi lancinante, mais le flic se dit qu’il tiendrait le coup. Il le fallait. Il ne pouvait pas se permettre de se pointer à l’hôpital ou chez un médecin.

Il se rhabilla dans ses nouveaux vêtements — jean noir, pull —, laça ses chaussures et sortit, remerciant le vendeur qui lui prêta son téléphone portable. Sharko s’éloigna dans le magasin et appela Lucie. Lorsqu’elle décrocha, il eut envie de lâcher toutes les larmes de son corps.

Mais il tenta de se retenir.

La petite voix retentit.

— Franck… J’étais morte d’inquiétude, je n’arrête pas d’essayer de te joindre. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Sharko gonfla ses poumons.

— Rien, Lucie, rien de grave. On… On a piqué ma bagnole de location, et le téléphone était à l’intérieur. Un vol con, mais ça m’a causé pas mal de soucis.

— Tu es sûr que tout va bien ?

— Parfaitement. Et toi, comment ça se passe ?

Lucie signifia à Nicolas, d’un geste, que Franck était en ligne et que ça allait. Ils marchaient tous deux en direction du laboratoire d’anatomie. La flic essaya de peser ses mots, évitant de parler de sa sinistre aventure dans la maison brûlée pour sauver Nicolas.

— C’est… très compliqué, ici, je t’expliquerai plus en détail quand tu rentreras. Mais sache qu’on a retrouvé celui qui a kidnappé Camille. Il s’appelle lui aussi Camille… Camille Pradier.

— Et notre Camille ?

— Toujours aucune trace.

— Pradier n’a pas encore parlé ?

— Il a eu un accident de voiture en fuyant, il est décédé à l’hôpital.

Sharko écrasa son poing sur un étal en bois où reposaient pêle-mêle des casquettes et des bonnets.

— Merde.

— Là, je me rends avec Nicolas dans le laboratoire d’anatomie où il bossait, il y a au moins un corps de tatoué.

— On garde espoir, d’accord ? J’avance pas trop mal de mon côté. Je… je faisais une petite pause, mais je vais me remettre en route. Direction la ville d’Arequito. Je pense que c’est là-bas que je trouverai un journaliste qui pourra m’éclairer sur l’affaire de La Colonia del Montes.

— Arequito, c’est là où Florès s’est rendu en arrivant en Argentine ?

— Exactement. Je remonte la piste à l’envers. Je pense que, dans le cadre de son enquête, il est allé voir ce journaliste en premier, ensuite l’hôpital de Torres puis a fini à Buenos Aires, pour y trouver El Bendito.

Lucie s’arrêta au bas des marches de l’institut d’anatomie.

— On est arrivés, Franck. Je vais devoir te laisser.

— Comment vont les jumeaux ?

— Ma mère s’occupe très bien d’eux. Elle les adore, les emmène au parc. Mais… elle sent bien que quelque chose ne tourne pas rond avec notre enquête. Ça devient difficile de lui cacher la vérité.

— Tu as une toute petite voix. Tu devrais te poser un peu, récupérer.

— Je n’y arrive pas. Trop de choses dans ma tête. Toi, loin de moi. L’impossibilité de te joindre. (Elle s’éloigna un peu, pour que Nicolas ne l’entende pas.) Et puis je pense à elle, à Camille. Tout le temps. Si elle est encore en vie, elle est seule, elle ne peut compter que sur nous. Parce que personne d’autre n’ira à son secours.

— Et Lamordier ?

— On s’est tous fait remonter les bretelles, il ne veut rien entendre. On ne peut même pas prévenir les parents de Camille, on doit… faire comme si elle n’existait pas.

— Pour nous, elle existe. C’est le plus important.

Sharko se figea soudain face à la vitrine. Poussée subite d’adrénaline. Une vieille Ford Mustang crème passait au ralenti, carreaux ouverts. Le moteur grondait dans la petite rue sans vie.

Sharko reconnut l’une des sales gueules qui l’avaient traqué dans le marais.

Il bascula contre une rangée de vêtements.

La voiture se rangea juste en face. Claquement de portières. Deux hommes en sortirent, lorgnèrent les alentours et entrèrent dans l’hôtel. Sharko se réfugia prudemment dans le fond de la boutique.

— Je te laisse, Lucie. On se rappelle très vite. Je t’aime.

Il raccrocha sans attendre de réponse, effaça en catastrophe le numéro qu’il venait d’appeler dans le journal du téléphone et rendit le portable à son propriétaire. Puis il s’avança vers la vitrine, sous l’œil curieux du vendeur.

Impossible de fuir maintenant, les hommes ressortaient déjà.

Merde !

Ils s’appuyèrent sur le capot de la voiture en discutant. L’un d’entre eux alluma une cigarette et tira une large bouffée. Il désigna soudain le magasin d’un mouvement de menton.

Sharko se glissa derrière un étal de pantalons d’un mouvement brusque.

Foudroiement dans le genou. Grimace de douleur. Il se traîna sous une table sur laquelle pendaient des robes, posant un index sur ses lèvres à l’attention du vendeur, qui le fixait d’un air halluciné.

Si ce dernier ne jouait pas le jeu, il était mort. Sharko se sentait incapable de se défendre avec sa jambe foutue.

Petit bruit de cloche. Raclement de fer sur le carrelage. Sharko vit passer, juste devant son nez, deux paires de santiag en peau de crocodile. Ou de caïman. Une voix grave prononça quelques mots en espagnol. Une question… Des paroles échangées. Des secondes interminables où Sharko retint son souffle, empêchant jusqu’à sa sueur de perler.

Les pointes de santiag changèrent finalement de direction. Puis retentit le son de cloche libérateur.

Les robes finirent par se soulever, quelques secondes plus tard.

C’était le vendeur, qui le gratifia d’un simple : « This is OK… »

Sharko se releva avec difficulté et jeta un œil dans la rue. La Ford Mustang s’éloignait, toujours au ralenti, et bifurqua dans une rue perpendiculaire. Le flic remercia sincèrement le vendeur et lui tendit un autre billet.

Puis il sortit du magasin, boitilla dans l’ombre du trottoir, aux aguets.

Il regagna sa voiture en toute hâte et, le doigt tremblant, entra la destination d’Arequito dans le GPS.

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