Pascal Robillard faisait les cent pas devant la maison isolée lorsqu’une voiture banalisée arriva.
Nicolas Bellanger se gara n’importe comment, sortit et rejoignit son subordonné. Il fixa les morceaux de toiture sur le sol, impressionné.
— Suis-moi, fit Robillard.
Les deux hommes pénétrèrent dans la demeure de Mickaël Florès par l’arrière, se glissant par la porte de véranda à la vitre fracassée. Ils se dirigèrent dans la chambre de l’étage, et le capitaine de police découvrit les marques de sang encore incrustées dans le parquet et sur le mur.
Il observa quelques secondes autour de lui, stupéfait.
— Explique-moi exactement ce qu’on fout ici et ce qui s’est passé.
— Tout s’est joué au commissariat d’Argenteuil, répliqua Robillard. J’ai voulu creuser l’histoire des cambriolages, j’ai travaillé ce Patrick Martel au corps, jusqu’à ce qu’il finisse par me confier deux éléments importants. Le premier, c’est que son collègue Daniel Loiseau n’était pas net. Il avait, semble-t-il, logé le réseau de cambrioleuses mais n’avait jamais rien dit à personne.
Il sortit son téléphone portable de sa poche.
— Franck vient de me laisser un message, juste avant que t’arrives. L’homme qu’on cherche, ce Macareux, c’est Daniel Loiseau. Il est notre kidnappeur, Nicolas. La pourriture qui était en possession d’un portefeuille en peau humaine et qui retenait ces filles dans la carrière était quelqu’un de la maison.
Bellanger écarquilla les yeux, tandis que Robillard lui tendait son téléphone pour qu’il écoute le message. Le jeune capitaine de police parut, pendant quelques secondes, dépassé par la succession des révélations. Il s’appuya contre un mur et se frotta le visage, comme s’il voulait en chasser la fatigue.
Il donna un léger coup de tête vers les marques de sang.
— Et ça ?
— Ça, c’est un meurtre. Quand j’ai découvert ces vieilles traces de sang, j’ai appelé la gendarmerie du coin. Mickaël Florès a été tué en février dernier. Ils l’ont retrouvé dans sa chambre, ligoté sur une chaise. Torturé, d’après les brûlures sur ses bras, son visage, et éventré du cou au sternum. On l’avait aussi énucléé. Les deux yeux reposaient sur le lit.
— Merde… Qui enquête ?
— Vu la nature du crime, c’est le groupement de gendarmerie départementale de l’Essonne et la SR[7] de Paris qui ont pris le dossier en main. Je t’attendais avant de me mettre en contact avec eux.
Nicolas Bellanger accusa le coup.
— Tu parlais de deux éléments importants.
— Le second truc, c’est qu’on n’était pas seuls à poser des questions sur Daniel Loiseau au commissariat d’Argenteuil. Deux autres personnes sont passées avant nous. Il y a lui, Mickaël Florès, venu à Argenteuil quelques semaines après le décès de Loiseau pour prendre des photos de son bureau et se rencarder sur le flic.
— Et l’autre ? fit Bellanger, impatient.
— L’autre ? Écoute bien parce que ça vaut son pesant de cacahuètes. Il s’agit d’une nana qui s’est présentée à Martel, pas plus tard que ce matin, sous l’identité de Cathy Lambres, un gendarme censé bosser à la caserne Richemont de Nantes. J’ai fait une vérif en route, elle n’existe pas. Identité bidon. Et pourtant, elle portait l’uniforme.
— De mieux en mieux. Qu’est-ce qu’elle voulait ? Pourquoi elle est allée voir ce flic, là, Martel ?
— Daniel Loiseau a été tué par balle, il a subi un prélèvement d’organes après sa mort. Cette femme disait porter son cœur. Elle a raconté que des rêves où elle voyait une fille enfermée — une Tsigane — l’avaient menée jusque-là.
— Le cœur de Loiseau ? Des rêves ? C’est du délire.
— Comme tu dis. Mais d’après Martel, cette femme était déterminée, elle suivait un plan. Le collègue était persuadé que sa prochaine étape, c’était ici, chez Mickaël Florès. D’où la raison de ma présence. On la talonne de près, mais elle nous échappe.
Bellanger se dirigea vers la fenêtre et leva un peu le visage vers le ciel, comme pour profiter des ombres qui grandissaient à mesure que le soleil déclinait. Un nœud de l’enquête se défaisait brutalement, mais un autre apparaissait, plus complexe, plus incompréhensible.
— Tu penses que cette femme est entrée dans la maison ? demanda-t-il en se retournant.
— Elle a peut-être fait comme nous et est passée par la véranda. Je ne sais pas. Mais en tout cas, on dirait que ses rêves la font suivre une bien curieuse ligne de sang, faite de disparitions et de cadavres. Tiens, viens voir le laboratoire photo.
Ils descendirent au rez-de-chaussée et pénétrèrent dans la pièce tapissée de photos. Bellanger avança lentement, l’œil rivé aux clichés. Il en souleva certains, les retourna.
— Des guerres, des génocides, des bourreaux… Sinistre.
Robillard désigna le vide au milieu d’un mur.
— Et certaines photos ont disparu, on dirait.
Bellanger sortit son téléphone portable, des interrogations plein la tête. Il le manipula nerveusement.
— Au fait, j’ai enfin eu le retour de l’expertise informatique au sujet de la caméra WIFI installée dans la carrière de Saint-Léger-aux-Bois, fit-il.
— Alors ?
— Notre… flic avait créé un site planqué sur le Net, accessible par login et mot de passe. Les images filmées dans la carrière allaient automatiquement sur ce site. Le technicien a réussi à tracer une seule et unique connexion entrante, c’est-à-dire quelqu’un qui se connectait au site, depuis l’extérieur, autre que Loiseau.
— Un mateur.
— Oui. La connexion était régulière, elle se faisait souvent la nuit. On a les dates, les horaires. La dernière connexion remonte à plus de trois mois.
— Donc, le mateur ne sait pas que nous sommes intervenus et avons libéré la fille.
— Probablement pas. De toute façon, sans lumière, il faisait noir dans la carrière. Le mateur ne pouvait plus rien voir.
— On sait d’où viennent ces connexions ?
— C’est compliqué. Notre internaute était prudent, il utilisait des machines relais. Mais le technicien a déniché une trace qui lui a permis de remonter jusqu’au serveur du centre hospitalier régional d’Orléans.
— Un CHR… C’est cohérent avec l’atmosphère morbide de cette enquête : les tableaux, la mort, la médecine…
— Ça donne une idée de l’endroit, mais c’est loin d’être gagné. Le technicien ne peut pas aller plus en profondeur, les connexions sont trop anciennes, les données importantes ont été effacées sur le serveur du CHR. Ça peut-être n’importe qui bossant là-bas. Il y a des milliers d’employés sur l’ensemble du centre hospitalier.
— Merde…
Les yeux de Bellanger continuaient à parcourir les photos.
— Merde, oui. L’espace Internet de Loiseau hébergeait aussi une boîte mail. Sur cette boîte, il reste un seul et unique message envoyé depuis une adresse bidon, mais toujours depuis le serveur du CHR d’Orléans. D’après l’expert, le mail était crypté, donc son contenu était insaisissable, mais ils ont le matériel à la Scientifique pour venir à bout des cryptages. Le message date du 7 août 2011.
— Quelques jours après la mort de Loiseau…
— Exactement. Voici le contenu de ce mail.
Il sortit un imprimé et le tendit à Robillard.
Qu’est-ce que tu fous ? T’es où, bordel ? T’as pas remarqué que la fille se promène tranquille dans tes putains de galeries ? En plus t’as foiré le rendez-vous, Charon est en rogne, il t’a laissé un message là-bas, il paraît. Il t’est arrivé quelque chose ou quoi ? Si t’étais pas si parano et m’avais filé l’endroit où tu retiens ces putes, je pourrais faire quelque chose. Mais là…
T’as intérêt à te pointer au Styx dès dimanche avec une bonne excuse. Livraison reportée, mais t’auras pas intérêt à merder la prochaine fois.
Au fait, admire mon travail (voir photo). Je suis doué, non ? T’en penses quoi ?
Le lieutenant Robillard releva les yeux.
— Signé le fameux « C ». Le « C » que Loiseau était censé retrouver au « Fleuve » ?
— Il y a fort à parier, oui. Et ça confirme deux choses : que le Styx est bien un lieu de rendez-vous, et qu’ils sont au moins trois à être impliqués. Daniel Loiseau, ce C, et Charon, l’auteur du message sur le mur en forêt d’Halatte.
— Le chef de la bande ?
— Peut-être. Celui qui réceptionne les filles en tout cas. T’as étudié la mythologie grecque ?
— Ça remonte à loin.
— Charon est celui qui fait traverser le fleuve des Enfers… Et donc, c’est lui qui, dans notre version de l’histoire, a permis à Loiseau de « traverser le Styx »…
— Un guide, un mentor.
Bellanger soupira et dit, après un silence :
— Ce mail montre que, de son vivant, Daniel Loiseau n’a jamais révélé l’endroit de la planque où il retenait les filles. Il était prudent. Mais il n’a jamais pu effacer ce mail de son serveur Internet, puisqu’il était déjà mort… Depuis, ce « C » se connecte de temps en temps à la caméra pour prendre des nouvelles de la fille qui était enfermée. Espérant probablement qu’elle finisse par mourir de faim.
— Ça se tient, oui. T’as la photo jointe dont il parle ?
Bellanger poussa un lourd soupir. Il lui montra un autre imprimé.
— C’est quoi, ce truc ? fit Robillard, les yeux écarquillés.
La photo était une nouvelle abomination. Elle montrait une tête de femme coupée, crâne rasé, sans sourcils, posée sur une table en acier. Ses paupières étaient baissées. Très blanche, elle donnait l’illusion d’être presque irréelle, comme un modèle en cire. Certaines de ses dents avaient été arrachées et reposaient devant elle. Le gros plan ne permettait pas de distinguer dans quel genre d’endroit le cliché avait été pris.
— Airs de Tsigane, on dirait, fit Robillard. Enfin, ce qu’il en reste. C’est l’une de nos filles.
— J’ai l’impression, oui. « C » a l’air encore plus barge que Loiseau.
Robillard ne décollait plus les yeux du cliché.
— Où sont les corps, putain ? On finit toujours par les retrouver, tôt ou tard. Douze filles, onze corps disparus depuis plus d’un an. Ça ne peut pas passer inaperçu. Je ne comprends pas.
Tandis que Robillard réfléchissait, Nicolas Bellanger sembla accuser le coup. Il devint très pâle.
Son collègue lui posa une main sur l’épaule.
— Ça va aller ?
— La fatigue, tout ça… J’ai parfois l’impression de me battre contre des moulins à vent. Loiseau était un flic, tu te rends compte ? Un mec qui portait l’uniforme, qui avait une carte tricolore au fond de sa poche. Comment on peut lutter ? J’en ai marre, je suis usé par toutes ces conneries. Et j’ai que trente-cinq ans. Sharko a raison, je suis en train de griller toutes mes cartouches.
Il resta là, inerte, regard rivé au sol. Pascal Robillard le sentait chancelant, depuis pas mal de temps déjà. Il respira un bon coup, profitant de ce triste silence qui s’était installé autour d’eux, puis claqua brusquement des doigts.
— Il y a un truc qui me vient, là, comme ça, à voir cette tête coupée, dit Robillard. Tu te rappelles les dents dans le portefeuille ? Et surtout, la signature, à l’intérieur ?
— C’était gravé CP, je crois, fit Bellanger d’une voix neutre.
— CP, oui… Certaines dents du portefeuille viennent peut-être de cette tête coupée. Et d’ailleurs, le portefeuille lui-même provient peut-être du corps de cette pauvre femme. Tu vois ce que je veux dire ?
— Le « C » de ce mail serait en fait le « CP » qui a fabriqué le portefeuille en peau et l’aurait « offert » à Loiseau ?
— Exactement.
Robillard tapota la photo.
— Et donc, ça se précise. On sait que le mail a été envoyé depuis le CHR d’Orléans. Il y a des milliers d’employés, mais on pourrait chercher tous ceux dont les initiales sont CP ? Ça devrait bien écrémer, non ?
Bellanger approuva.
— Excellente idée. Tu t’en charges ? Je m’occupe de contacter les gendarmes qui gèrent l’affaire Mickaël Florès.
— OK.
Bellanger se sentit un peu mieux. Ils avaient un sérieux os à ronger, cette fois. Et des pistes claires qui s’ouvraient.
— Tu m’as dit que la femme qu’on cherche avait le cœur de Loiseau ? demanda-t-il.
— Exact.
— Porter le cœur d’un type pareil, je la plains, mais ça va nous aider. Il doit y avoir moyen de récupérer son identité en passant par le centre des greffes. Appelle Levallois, qu’il se rencarde là-dessus au plus vite. Je veux mettre la main moi-même sur cette drôle de nana et lui faire cracher tout ce qu’elle sait.