L’horreur.
Juste là, sur l’écran de sa tablette reliée à Internet.
Camille s’était arrêtée sur une aire d’autoroute pour observer les clichés réalisés par Mickaël Florès, qu’elle venait de récupérer sur le Web.
Le photographe avait une particularité. Il ne commentait jamais ses photos et nommait chacune d’elle seulement par le prénom de la personne qu’il photographiait et l’endroit où il avait tiré le cliché. Pour lui, c’était suffisant. La photo devait parler d’elle-même, transmettre de l’émotion, raconter son histoire. Si elle ne le faisait pas, c’est qu’elle était mauvaise.
Et comme Camille, Florès donnait une importance considérable au regard de ses sujets. Toute l’essence de ses prises de vue, toute leur puissance résultait dans sa manière de capturer l’esquisse d’une expression, la contraction d’une pupille, la force d’un regard.
Joseph, Pantang. Un enfant à genoux, attaché à un piquet par le cou, dans une cour crasseuse. Maigre, démoli. Des mouches et de la saleté plein le visage. Il tente de sourire vers l’objectif, d’une bouche molle, l’air hébété. Ses dents sont brisées.
Plan sur une femme, cadrage sur ses yeux. Benita, Pantang, est-il inscrit sous la photo. La mère, sans aucun doute. Les iris sombres, les sourcils droits, épais, sans féminité. Le visage est coupé en deux par l’ombre d’une toiture en tôle, la partie gauche plongée dans les ténèbres mais un éclair luit dans sa pupille invisible. Peut-être une lumière artificielle, peut-être autre chose. Le contraste entre elle, la dominante, et son fils, le dominé, est stupéfiant. Mère et enfant, séparés par une frontière effrayante.
Les photos sont extraites d’un reportage sur les handicapés mentaux, réalisé par Mickaël Florès au Ghana, huit ans plus tôt. Le journaliste qui l’accompagne raconte que, là-bas, la psychiatrie n’existe pas. Les malades sont des fardeaux, on ne sait quoi en faire. Alors, on les attache des années durant, dans des pièces, des cours, des jardins. Certains sont confiés à des hôpitaux. C’est presque pire dans ces structures rudimentaires.
Excision. Lapidation. Iran.
Mohammad, Rasht. Babollah, Rasht.
Deux clichés chocs. Non pas ceux des victimes, mais ceux de leurs bourreaux.
Le choc, parce que, dans le pli des lèvres de Mohammad et de Babollah, se cache l’ébauche d’un sourire. Parce que, dans la lumière qui transperce leurs rétines, se reflète un malaise inexprimable. Peut-être la sensation que quelque chose de maléfique flotte dans l’air, pas loin.
Florès avait le don de révéler l’invisible. Faire parler les sentiments interdits. Sans citer les pays ni les dates, sans donner de détails. À l’observateur de chercher, de faire le lien, de saisir la substance même de l’image pour palper l’horreur du monde. De notre monde.
Camille leva la tête, mal à l’aise. Dehors, sur le bitume brûlant, des gens insouciants riaient, mangeaient. Les enfants jouaient sur les balançoires, les tourniquets, ou croquaient dans des glaces à l’eau.
À l’intérieur, la jeune femme étouffait.
Elle tomba sur un portrait qui la transperça.
Rémi, Arles.
Elle avait déjà vu ce visage à la télévision, et le cliché était si puissant qu’elle se rappela aussitôt le nom : Rémi Lombes. Un pédophile que Florès avait photographié au parloir. La photo datait de six ans. Lombes était mort d’un cancer généralisé. Le Mal, rongé par le Mal. Juste retour des choses.
Les pommettes du tueur saillaient comme des lames, la peau semblait juste déposée là, sur un sac d’os. Mais si une chose était restée intacte, c’était le regard, enfoncé derrière les petites lunettes rondes à monture en acier noir. On pouvait y lire l’histoire des enfants que Rémi Lombes avait torturés. Mickaël Florès le disait lui-même, sur un blog : « À travers les yeux, pas de mensonge. »
Ce portrait-là, celui de Rémi Lombes, n’était pas destiné à un reportage pour un magazine. Camille était tombée dessus en tapant « Mickaël Florès » sur Google, et elle avait été reprise sur divers blogs ou sites consacrés aux tueurs en série. Florès avait photographié plusieurs de ces monstres, créant ainsi une macabre collection qu’on pouvait consulter sur son site. Les photos disaient bien plus qu’un long discours.
Presque nauséeuse, elle interrompit ses recherches — elle y reviendrait plus tard si nécessaire — et but une gorgée d’eau tiède, des images sombres plein la tête.
Des tueurs en série, des bourreaux, des exécuteurs… Dans quel merdier avait-elle mis les pieds ?
Dans les minutes qui suivirent, elle ne put s’empêcher de parcourir le dossier des cambriolages. D’un œil expert, elle tourna rapidement les pages, allant à l’essentiel. La série avait commencé en janvier 2010, pour s’arrêter en août 2010. Vingt-six cambriolages en huit mois sur Argenteuil et les villes adjacentes, rien que ça. Chaque fois, de belles demeures sans système d’alarme, un moyen simple de pénétrer par l’arrière, une opération éclair, où l’on n’emporte que les bijoux et l’argent. Des flics impuissants. Des propriétaires harassés, apeurés, à bout.
Les prélèvements d’empreintes digitales effectués sur les lieux fournissaient un indicateur précieux : ils montraient que certains individus avaient agi à trois ou quatre reprises, dans des endroits complètement différents : la côte d’Azur, la Bretagne, le nord de la France. Des itinérants… Des voleurs — ou voleuses, en l’occurrence — professionnels, experts, qui voyageaient en groupe, ne se faisaient jamais prendre, parce qu’ils étaient mobiles. Et n’embarquaient dans les demeures que le strict nécessaire. Les cambriolages devaient durer, grand maximum, dix minutes.
Camille se focalisa sur les photos tirées par Daniel Loiseau, que Martel lui avait photocopiées. Le lieutenant de police était en embuscade, planqué le long d’une rue. Il avait photographié des voitures, des maisons, des filles qui intervenaient. La jeune femme l’imagina suivre ces voleuses discrètement, comprendre à qui elles remettaient leur butin, saisir le fonctionnement du réseau qui s’était installé du côté d’Argenteuil…
Daniel Loiseau avait sans doute tous les éléments pour résoudre cette grosse affaire.
Alors, encore une fois, pourquoi avoir gardé le silence ?
Avant de redémarrer, Camille en profita pour enfiler une tenue décontractée, contorsionnant son mètre quatre-vingt-trois dans sa voiture : pantalon corsaire en toile bleue, tunique assortie, claquettes à boucles. Elle n’avait fait qu’effleurer l’univers de Loiseau et du photographe, mais ce qu’elle avait découvert lui avait glacé le sang. Le lieutenant Martel avait raison : qu’est-ce que Mickaël Florès était allé faire dans leur petit commissariat d’Argenteuil ? Lui, un type qui parcourait le monde et en rapportaient des images chocs après des semaines d’investigation ? Lui qui traquait les tueurs, les bourreaux, les pervers ? Pourquoi cet intérêt pour Daniel ?
Camille fit de nouveau une recherche sur Internet, pour se rendre compte que, à partir de la fin 2009, Mickaël Florès n’avait plus donné aucun signe de vie. Plus de reportage, plus de photo publiée. Il semblait avoir disparu de la circulation, et les fidèles qui suivaient son travail sur le Net s’interrogeaient.
Peut-être menait-il une enquête secrète, personnelle ?
De plus en plus, la jeune femme se sentait prise dans un étau glacial. Elle avait peur de ce qu’elle allait découvrir.
Peur de la vérité.
Elle fixa le portrait de Daniel réalisé dans la cour du commissariat. Ce sourire qui paraissait tellement sincère. Ses pulsations cardiaques se firent plus fortes, Camille sentit le sang affluer dans sa tête. Comme si Daniel Loiseau lui-même réagissait par l’intermédiaire du cœur.
Camille en frissonna.
Son téléphone sonna et la sortit de ses pensées. Le numéro de sa mère…
La jeune femme décrocha et expliqua qu’elle était sur Paris, à mener quelques recherches pour une enquête, et qu’elle avait embarqué ses valises au cas où son travail se terminerait un peu plus tôt que prévu. Ses parents l’attendaient avec impatience. Avec la distance, le travail, les Thibault et leur fille ne se voyaient plus que trois à quatre fois dans l’année. Garrigue odorante contre mine de charbon noirâtre.
La jeune femme fut soudain traversée par une pensée sinistre : peut-être n’y aurait-il pas de prochaine fois.
Derniers sourires, dernières vacances, derniers regards…
— Faut que je te laisse, maman. Je te rappelle plus tard.
Elle raccrocha soudain et réprima une envie de pleurer. Tout était si violent, abrupt. Réussirait-elle à tenir le coup, là-bas ? À cacher le mal qui la paralysait de l’intérieur ? Comment leur mentir ? Comment faire comme si tout allait bien alors que, dans son corps, la guerre était déclarée ?
Puis il y avait Daniel Loiseau, intimement uni à elle. Et cette fille qui hurlait, suppliait dans sa tête… Tous ces mystères effrayants.
Au fond, elle se dit qu’il y avait peut-être une raison pour laquelle son organisme refusait le cœur.
Peut-être que ce n’était pas un cœur bon.