Alban Couture vint ouvrir à Lucie et Nicolas, engoncé dans une blouse blanche tachée de fluide translucide, sans doute du formol. Il avait les yeux injectés de sang et en profita pour respirer un grand bol d’air.
— Vous avez pu mettre la main sur Camille Pradier ? demanda-t-il d’emblée.
— Il est mort suite à un accident de la route, répliqua Bellanger.
Couture se figea sous le choc de l’annonce. Il lui fallut de longues secondes avant qu’il recouvre ses esprits et son professionnalisme.
— Je… J’en ai découvert une autre en plus de celle d’hier, fit-il d’une voix grave. Encore une femme, elle reposait tout au fond de la cuve numéro 2. Tatouée à l’arrière du crâne, elle aussi. Et plutôt jeune. Je dirais une vingtaine d’années.
Lucie et Bellanger échangèrent un regard. Ils le suivirent en silence. Couture se tenait le front, encore ébranlé par le brusque décès de son collaborateur.
— J’ai regardé sur le fichier Excel disponible sur le réseau informatique du laboratoire, poursuivit-il. On a actuellement soixante-sept corps complets dans les cuves, et seuls soixante-cinq sont enregistrés. Deux corps sont donc entrés illégalement dans le laboratoire.
Il s’arrêta au milieu de la salle de dissection, entre toutes les tables alignées, et regarda ses deux accompagnateurs d’un air grave.
— Vous aviez raison. Camille se livrait à un bien sinistre trafic, et cela ne pouvait se faire que la nuit. Les deux corps féminins ont été… écorchés au dermatome à l’arrière des cuisses, du dos et des bras. Il prélevait leur peau. Ils ont aussi été violés. C’est post mortem, ça ne fait aucun doute.
Lucie serra les deux poings.
— Une saloperie de nécrophile, lâcha-t-elle.
— Plus que ça, ajouta Bellanger. Bien plus que ça.
— C’est pour cette raison qu’il a gardé certaines de ces filles au lieu de s’en débarrasser, ajouta Lucie. Des objets à fantasmes. Des trophées. Il ne pouvait s’empêcher de les posséder.
— Vous ne m’avez pas dit si vous aviez saisi précisément le sens des tatouages, fit le médecin.
— On pense que les lettres, B ou AB, sont des groupes sanguins. Pour le reste, on l’ignore encore.
— J’ai la quasi-certitude qu’il s’agit de typages HLA sérologiques.
Nicolas Bellanger fronça les sourcils.
— Vous pouvez être plus clair ?
— Venez. Vous allez vite comprendre.
Il les emmena dans la pièce juste en dessous, là où Pradier découpait d’ordinaire ses cadavres. Une masse blanchâtre reposait sur la table en acier : une femme, jeune, crâne rasé, positionnée de dos, avait été sortie de la cuve et remontée par l’ascenseur. Pelée presque intégralement.
Lucie et Bellanger se regardèrent. Le capitaine de police sortit son petit carnet et se rendit à la liste de tatouages qu’il avait notés. Ses sourcils se froncèrent.
— Elle n’y est pas.
Lucie n’y croyait pas. Elle lui prit le carnet des mains et chercha en vain. Couture tendit un petit papier à Bellanger.
— C’est le tatouage de l’autre cadavre, je l’ai noté.
Nouveau coup d’œil au carnet.
— Elle non plus… Il n’y en a pas d’autres ? Vous êtes certain ?
Alban Couture acquiesça.
— J’ai tout vérifié, cadavre après cadavre.
Après avoir enfilé une nouvelle paire de gants en latex, il retourna le corps. Le bassin était barré d’une grosse cicatrice verticale, recousu avec du fil chirurgical noir. Le visage était presque jaune. Les paupières boursouflées semblaient affaissées.
— Je l’ai remontée de la cuve numéro 2, précisa le médecin. Les deux corps présentaient exactement les mêmes caractéristiques : une grosse entaille dans l’abdomen, recousue grossièrement. Énucléés tous les deux. J’ai déjà ouvert l’autre cadavre. Mais je voulais que vous constatiez par vous-mêmes concernant ce corps-là. Je suis quasiment sûr qu’il présentera les mêmes caractéristiques. (Le médecin s’empara d’un scalpel.) Excusez-moi…
Les policiers se reculèrent.
Alban Couture fit sauter le fil chirurgical d’un coup de lame précis.
— Vous avez déjà tous assisté à des autopsies, je présume ?
Les flics acquiescèrent.
— Alors, vous allez vite comprendre ce qui cloche.
Alban Couture écarta les pans de chair jaunâtre, flasques.
Lucie écarquilla les yeux.
— On leur a prélevé les reins, le cœur, le foie, les poumons, affirma Couture. À toutes les deux. (Il souleva les paupières avec la mitre de son scalpel.) Plus d’yeux, comme je vous le disais.
Les deux policiers en restèrent bouche bée. Les grosses artères et veines principales étaient clampées avec de petites pinces et pendaient dans le vide. Ce corps avait été dévalisé. Juste de la matière première, une usine organique dans laquelle des monstres avaient puisé.
Ces pauvres filles avaient été kidnappées, violées, pillées, bafouées, même après leur mort.
Malgré l’horreur des révélations, Lucie essaya de garder son calme. Parce qu’il le fallait. Parce que la colère, la panique étaient les pires ennemies du flic et empêchaient de réfléchir.
Nicolas Bellanger craquait, il leur tourna le dos et frappa du poing contre la cloison.
— Vous pensez que Camille Pradier a pu faire une chose pareille ? demanda Lucie.
Couture haussa les épaules, les yeux fixés sur Bellanger qui allait et venait, comme un lion en cage.
— Seul, ça me semble compliqué, il n’a pas les compétences pour. Même si un rein n’est pas difficile à prélever, cela suppose une vraie pratique chirurgicale, des instruments adaptés, des supports de transport pour les organes.
Il sortit un petit tuyau de l’intérieur de la poitrine.
— En revanche, je pense qu’il a participé. Je l’ai déjà vu faire des sutures, Camille est gaucher, il travaille à l’envers. Cette suture-ci est irrégulière, elle a été faite juste pour éviter que le sang ne pisse, par un gaucher, aucun doute.
Il tourna autour du corps, pour se positionner face aux flics.
— Des canules abandonnées dans la poitrine, une ouverture du bassin grossière et violente alors qu’une petite incision suffit… Du travail rapide, plutôt bestial, je dirais. Mais efficace.
Lucie imaginait avec de plus en plus de précision la chaîne morbide qui accompagnait chaque victime, de leur enlèvement à leur immersion au fond des cuves avant, probablement, une crémation.
Elle prit une inspiration et lâcha la question qui la tourmentait :
— On est bien en train de parler de trafic d’organes ?
Couture remit le cadavre sur le ventre, tout en acquiesçant.
— La présence des tatouages sur les crânes semble le confirmer, oui.
Le trafic d’organes… Un terme qui laissa les flics sans voix. Un groupe organisé enlevait des personnes jeunes, en bonne santé, inconnues de l’administration, pour les dépouiller de leurs organes.
Puis les faisaient disparaître de la surface de la terre.
Ni vu ni connu.
— Expliquez-nous ce que ces tatouages signifient, fit Bellanger.
— Ils sont les clés qui offrent les meilleures chances pour une greffe réussie. Première clé : il faut que donneurs et receveurs soient du même groupe sanguin pour éviter le rejet systématique. C’est la première étape de sélection : on ne greffera jamais des organes sur un receveur de groupe différent de celui du donneur. Les groupes sanguins B et AB sont les plus rares. Même en rhésus positif, AB + ou B +, on est à moins de dix pour cent de la population.
— Et pourtant, on n’a que ces groupes-là dans la liste, signifia Lucie à Bellanger. Camille a expliqué que c’était ce que Loiseau recherchait. Des groupes rares…
Bellanger revint vers Couture.
— Et les chiffres ?
— Ils sont la seconde clé. Vous auriez pu chercher longtemps, car c’est incompréhensible si on ne fait pas le rapprochement avec une greffe d’organe. C’est très astucieux de le noter sous cette forme, il fallait y penser. Pour faire simple, chaque individu possède sa propre carte d’identité biologique, que l’on appelle le système HLA. Afin qu’une greffe puisse être réalisée, il faut que les typages HLA du donneur et du receveur soient les plus proches possible. On teste en priorité les antigènes A, B, DR et DQ, chaque test donnant un couple de nombres. Ces nombres sur le tatouage sont comme une synthèse de la carte d’identité du donneur.
— Donc, en un seul coup d’œil, grâce à ces tatouages, on sait précisément si un candidat à la greffe peut être un receveur potentiel des organes du « porteur ». C’est bien ça ?
— Exactement.
— Comme dans un catalogue, ajouta Lucie à voix basse à l’intention de son collègue. On expose des filles propres, baignées, soignées, rasées intégralement, pour montrer leur pureté et assurer que ce sont de bonnes et belles marchandises. Puis le client choisit un « objet » compatible, paie et consomme.
Alban Couture positionna un drap sur le corps.
— Il y a tout de même un obstacle majeur au trafic d’organes : c’est l’encadrement rigoureux de notre loi française et le triple verrou, à savoir la gratuité de l’organe, l’impossibilité de procéder à des transplantations hors des centres hospitalo-universitaires autorisés, et l’interdiction d’utiliser les greffes non contrôlées par l’agence de biomédecine. Jamais un médecin ne prendra le risque d’opérer sans conditions légales strictes ni traçabilité de l’organe.
— Un médecin honnête, vous voulez dire, répliqua Bellanger amèrement. Je peux vous sortir une liste longue comme le bras d’affaires criminelles que nous avons traitées et qui impliquaient des scientifiques passés du mauvais côté de la frontière. N’importe qui est corruptible, pour peu qu’il y ait de l’argent ou du prestige en jeu. Et une volonté de nuire.
— Je veux bien vous croire. Mais sachez que les greffes nécessitent des structures adéquates, performantes. Autant les prélèvements peuvent se faire dans des conditions plutôt sommaires et pas forcément hygiéniques à cent pour cent, autant les greffes exigent un bloc opératoire, une hospitalisation, plusieurs médecins… Surtout pour le cœur, les poumons. Dans nos hôpitaux, je le répète, c’est…
— Et l’affaire du sang contaminé par exemple, c’est impossible aussi chez nous, c’est ça ? Et les prothèses PIP ? On ne parle plus de gens normaux ni d’hôpitaux. On parle d’espèces de tarés capables du pire. Il n’y a pas de limites aux déviances, monsieur Couture, et la réalité est dix fois pire que la pire des choses que vous puissiez imaginer. Il n’y a qu’à regarder Camille Pradier. Le bon petit employé modèle, celui qui ne la ramène jamais, n’est-ce pas ?
Bellanger et Lucie finirent par remonter. Ils avaient demandé à Couture de venir faire une déposition au 36, et des garçons de morgue allaient arriver pour embarquer les deux corps. Ils tenteraient ainsi de les identifier en prenant les empreintes, l’ADN… Ils essaieraient de redonner à ces pauvres filles un semblant d’identité.
Cinq minutes plus tard, le capitaine de police était assis sur les marches du laboratoire, cigarette aux lèvres. Il leva les yeux, l’air abattu.
— C’est un terrible coup du sort, lâcha-t-il avec tristesse. Camille, greffée avec le cœur d’un type impliqué dans un trafic d’organes. (Il jeta sa cigarette à peine entamée.) Ils vont peut-être la marquer avec les tatouages, comme les autres. La raser, l’enfermer dans un endroit froid et sordide. Ils vont peut-être l’ajouter à leur putain de catalogue. Si elle n’est pas déjà morte…
Il secoua la tête, résigné.
— Le destin, soupira-t-il. Il y a deux jours, je parlais avec elle de listes d’attentes, de greffes d’organes… Les faibles pourcentages, comme elle disait.
Lucie réfléchit et désigna le laboratoire.
— Tu as vu comme moi, ces filles ne sont pas référencées dans notre carnet. Ça signifie qu’ils ont continué après la mort de Loiseau. Ils enlèvent encore des gens. Soit ils ont recruté un nouveau Loiseau, soit Charon, Pradier et l’inconnu n’agissent plus qu’à trois.
Bellanger ne réagissait plus. Lucie s’accroupit devant lui et tenta de le rassurer comme elle pouvait :
— Dans tous les cas, on a bien cerné leur mode de fonctionnement, on a pénétré leur système. Loiseau remettait les filles à Charon dans des endroits presque différents chaque fois, parce qu’il était prudent. Charon les emportait encore en vie — c’est nécessaire pour le prélèvement — et volait les organes, assisté par Camille Pradier, qui récupérait ensuite les dépouilles et les détruisait. Enfin, était censé les détruire… Ils commettent tous des erreurs, ils ont tous des faiblesses. Celle de Pradier, c’est la force de ses fantasmes. Il a fallu qu’il garde certains corps au lieu de s’en débarrasser, qu’il photographie ses exploits et s’en vante auprès de Loiseau. Sans ça, nous ne l’aurions jamais retrouvé.
— Et qu’il les charcute pour fabriquer ses putains d’objets qu’il gardait dans sa cave, ajouta Bellanger. Un vrai malade…
— Leur système est rodé, ils sont difficilement traçables, mais on est à leur cul, Nicolas. Le profil de Charon s’affine, on connaît beaucoup de choses sur lui. Reste à savoir où il se cache, mais Franck est sur ses traces, il remonte son passé. Charon n’est plus un fantôme ni une silhouette de sang sur les murs d’un abattoir. Il a un visage, des faiblesses, lui aussi. On progresse, on va finir par l’avoir. Il faut garder confiance.
Bellanger leva des yeux furieux.
— Elle est morte, Lucie !
— Non. On doit y…
— T’as vu ce que cette bête sauvage a fait ? Il viole des morts ! Il les découpe, les conserve, les recycle ! Comment tu peux croire une seule seconde qu’elle est encore en vie ? Il l’a violée et il l’a larguée dans un bois, voilà ce qu’il en a fait. Qu’on arrête de se mentir.