76

Sharko arriva à Arequito en fin de journée.

Crevé, décomposé, la jambe droite en rade.

La ville n’était pas beaucoup plus grande que Torres, mais elle était vivante, bien que perdue au milieu de nulle part. Le long de la voie de chemin de fer, quelques entreprises, dont une fabrique de vélos, et une impressionnante usine qui assemblait des engins agricoles.

Le flic entra en boitant dans le premier café qu’il trouva et annonça juste :

¿ Miguel Gomez, por favor ?

L’homme derrière le comptoir le connaissait. Il répondit en espagnol, Sharko signifia qu’il n’y comprenait rien et saisit finalement, avec l’aide d’autres personnes qui baragouinaient quelques mots d’anglais, que Gomez habitait une maison jaune et blanche en retrait de la ville, à deux kilomètres environ en longeant la voie de chemin de fer vers le nord.

Le flic trouva rapidement la gare, une simple maison en brique aux portes ouvertes, avec une petite barrière blanche sur le côté qui permettait de traverser les deux voies. Elle était déserte et, plus loin, un train de marchandises était stationné. Le flic sortit de la ville, continua pendant une minute et aperçut la fameuse maison blanche et jaune, petit bloc de béton posé en retrait de la route et entouré d’une barrière couleur crème.

Il pensa à une maison Playmobil. Toute la ville, d’ailleurs, avec ses pancartes repeintes, ses couleurs vives sous le ciel bleu, ses centaines d’engins agricoles neufs à la tôle luisante, entreposés en rang d’oignons sur un parking d’entreprise, lui donnait une impression de factice.

Il passa une première fois, afin de s’assurer de l’absence de la Ford Mustang. Il fit demi-tour plus loin, se gara en retrait, monta une petite pente et sonna à la porte.

Il vit le rideau bouger, entendit du bruit, mais personne ne vint. Il insista.

— Je suis un policier français. Je viens de la part de Florencia.

Après un temps, la porte s’ouvrit enfin. L’homme, face à lui, était en fauteuil roulant, et avait été amputé des deux jambes. Un gros bonhomme d’une bonne cinquantaine, aux lunettes à double foyer, le cou gonflé façon goitre de pélican. Il donnait l’impression d’avoir soudain enflé dans son siège.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Il parlait un français pas trop mauvais. Sharko décida de ne pas s’encombrer de détails.

— Florencia est morte.

Les yeux de l’homme s’écarquillèrent.

— Comment ?

— Je peux entrer ?

Gomez fixa son interlocuteur, hésitant. Puis il regarda derrière le flic, à droite, à gauche, et fit un mouvement de la tête vers l’arrière.

— Fermez la porte à clé.

La porte était lourde, protégée par trois verrous. La pièce était sommaire, fonctionnelle. Peu de meubles, un passage large entre la cuisine et le salon qui ne contenait qu’un petit canapé.

— Asseyez-vous. Moi, c’est déjà fait.

Sharko le remercia et expliqua son périple argentin : Mario, alias Nando, qu’il avait retrouvé. Son arrivée à Torres parce qu’il suivait la piste d’un journaliste français, Mickaël Florès. Son enfermement dans La Colonia, la traque dans les marais par des types en bateau. La balle que Florencia avait reçue. Ces hommes en Ford Mustang qui visitaient les hôtels et les magasins pour le retrouver.

Gomez resta quelques secondes sans voix, comme s’il venait d’être transpercé par un projectile.

— Ils viendront peut-être ici pour vérifier que je ne vous ai pas parlé. Combien d’avance avez-vous sur eux ?

— Je ne sais pas. J’ai fait au plus vite. Ils savent que j’étais blessé.

L’homme roula jusqu’à la fenêtre, téléphone portable à la main.

— Vous venez de Torres, c’est ça ?

— Oui.

— Vous avez un moyen d’identifier ceux qui vous poursuivent ?

— Ford Mustang couleur crème, du début des années 70. Ils sont deux. Un chauve et un chevelu.

— Je vois… Je vais demander à un ami de guetter à l’entrée de la ville. Ça vous laissera cinq minutes pour déguerpir, au cas où.

Il composa un numéro, échangea quelques mots et raccrocha.

— Mon ami se met en route. Dès que je vous aurai parlé, vous ne traînerez pas ici.

— Très bien.

Il passa ses grosses mains sur son visage. Puis revint face à Sharko.

— Florencia, morte… Mickaël Florès, mort… Bon Dieu…

— Vous le connaissiez, Mickaël ?

Il acquiesça.

— Alors, il avait réussi à retrouver Nando, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix blanche.

— Oui.

— Comment a-t-il été tué ?

Sharko lui expliqua. Les tortures, la Picana… Le massacre du père… L’origine argentine, sans doute, du tueur. Il entra dans l’histoire complexe des enfants volés d’Espagne et lui signifia que l’homme qu’ils poursuivaient était le frère biologique de Mickaël Florès. Gomez écoutait sans bouger, buvant chaque mot du lieutenant. Il paraissait subjugué, hypnotisé.

— Vous avez vu Mickaël Florès vivant, conclut Sharko. Florencia m’a envoyé vers vous juste avant de mourir. Je suis ici pour comprendre. Obtenir des réponses.

— Vous allez en avoir, bon Dieu. Bien plus que ce à quoi vous vous attendiez. Mais il n’y a que ma mémoire qui pourra vous restituer les faits, et quelques articles et photos que j’ai récupérés à droite, à gauche. Je n’ai plus aucun document officiel, tout mon travail s’est évaporé. Ils ont tout volé, détruit.

Ils, ce sont ceux qui vous ont fait ça ? fit Sharko en baissant les yeux vers les jambes de l’homme. Ceux qui me poursuivent ?

— Probablement. Votre enquête a réveillé leurs peurs… Qu’est-ce que vous connaissez de La Colonia Montes de Oca ?

— Pas grand-chose. Florencia m’a parlé de l’arrivée d’un nouveau directeur pendant la dictature, d’horreurs, d’yeux mutilés…

— La Colonia a définitivement fermé en 1997, suite à un mystérieux incendie qui a ravagé une partie de ses sous-sols. Comme par hasard, les dossiers et les archives ont disparu dans l’incendie. Il a été établi que les structures du bâtiment, éprouvées par le feu, n’étaient plus saines. Un moyen simple et efficace d’enterrer l’histoire, vous ne trouvez pas ?

Il eut un drôle de rire qui s’évanouit très vite. Son visage retrouva instantanément un air grave.

— Les horreurs se déroulèrent de 1977 à 1997, sous la direction d’Alberto Sánchez, nommé par la dictature. Il ne se passa pas deux ans après sa prise de fonction avant que des rumeurs apparaissent : on aurait vu des atterrissages suspects d’hélicoptères dans l’enceinte de l’hôpital. Des témoignages anonymes racontent que des militaires déposaient les dépouilles de dissidents fraîchement abattus d’une balle dans la tête… Plausible, surtout que, à quelques kilomètres de La Colonia, était établi l’un des centres d’internement les plus sinistres de la dictature. Mais pourquoi déposer dans un hôpital psychiatrique des cadavres ? Ça n’a aucun sens, vous ne trouvez pas ? (Il gratta son goitre bruyamment.) Vous connaissez comme moi le problème des rumeurs : elles s’amplifient, sombrent dans l’exagération et se tuent elles-mêmes. Celle-là n’échappa pas à la règle, et on oublia rapidement l’épisode des hélicoptères. Des années passent, fin de la dictature. Contre toute attente Gomez reste à la tête de l’hôpital. Encore une étrangeté.

Il tendit le bras et récupéra un paquet de cigarettes qu’il sortit d’une cartouche.

— … En 1985 apparaît l’affaire Giubiléo. Camila Giubiléo, médecin à La Colonia, se volatilise du jour au lendemain. L’une de ses amies de Corrientes signale sa disparition au commissariat. Alberto Sánchez refuse de porter plainte, annonçant que Camila est partie sur un coup de tête et va probablement réapparaître. Le commissaire chargé de l’enquête accumule des faits troublants, notamment auprès de la fameuse amie de Camila. Selon elle, Giubiléo avait peur, elle racontait qu’il se passait des horreurs dans l’hôpital. Cette amie se rétracte quelques jours plus tard. Le commissaire, lui, est mystérieusement muté dans la foulée à Bahía Blanca, à six cents kilomètres de là. L’avocat de la mère de Camila est menacé de mort. L’instruction judiciaire piétine, les autorités font la sourde oreille. Tout semble pourri et corrompu jusqu’à l’os. Pourquoi ? Qu’est-ce que tout cela cache ? Tout le monde abandonne l’enquête sauf un député, Alfredo Vidal, qui ne lâche pas l’affaire. Il écrit au président Alfonsín, aux ministres de la Défense, de la Santé, de l’Intérieur. Il organise une visite surprise à La Colonia avec quatre autres députés et choisit un journaliste, un vrai ami, pour l’accompagner.

— Vous.

Gomez fit rouler la pierre de son briquet. Ses yeux noirs brillèrent d’un éclat rare.

— Au fait, ça vous dérange si je fume ?

— Vous êtes chez vous.

— Vous avez diablement raison… En 1987, deux ans plus tard, on se rend donc sur place et on découvre les conditions horribles dans lesquelles vivent les patients. Ils sont affamés, laissés sans soins, maltraités. Certains s’accouplent à la vue de tous, j’ai même vu des enfants nus ramper par terre.

Ses yeux s’évadèrent un temps, comme si ces images n’avaient jamais cessé de le hanter.

— Je vous jure sur ma tête que tout ceci est vrai.

Sharko savait pertinemment qu’il n’y avait pas besoin d’aller jusqu’en Argentine pour entendre de telles atrocités. Sous le régime de Vichy, on avait laissé mourir de faim et de froid plusieurs dizaines de milliers de patients dans les hôpitaux français, dans des conditions sanitaires abominables.

— Ce sont des horreurs qui m’ont mené jusqu’à vous, répliqua Sharko. Je croirai tout ce qui sortira de votre bouche.

Gomez eut un petit signe de la tête.

— On accède aux registres de l’hôpital. Et là, on découvre que, en dix ans, mille trois cent vingt et une personnes sont mortes, ce qui est énorme, bien supérieur à la moyenne. La cause ? Pour la plupart, problèmes cardiaques, est-il stipulé… Mais pourquoi n’y a-t-il que cinq cents tombes de NN — les non-identifiés, c’est ainsi que l’on nomme les patients de l’hôpital — au cimetière de l’hôpital proche de Torres ? Où sont passés tous les autres ? Sánchez dit qu’il y a plusieurs morts par tombe, par manque de places, de moyens. Que certains patients, aussi, ont essayé de s’enfuir et ont disparu dans les marais…

Sharko songea à la phrase de Florencia : « Et allez au bout de votre quête. Pour Nando et tous les autres qui peuplent ces marécages… »

— … On interroge quelques employés de l’hôpital, mais silence radio. Certains ont peur de parler, ça se voit, et jamais ils n’ouvriront la bouche. Ce n’est pas La Colonia qui appartient à la ville de Torres, c’est la ville de Torres qui appartient à La Colonia. Son emprise sur les habitants est maléfique.

— J’ai pu le remarquer, oui.

Gomez s’énerva et tira sur sa cigarette pour se calmer. Sharko se figurait sans peine l’ancien journaliste qu’il avait été avant son accident. Un chien acharné qui ne lâchait jamais son os. Comme lui.

— Malgré ce blocus et l’animosité à notre égard, nous, on quitte l’hôpital avec la volonté d’aller au bout et de résoudre l’affaire Giubiléo, de mettre le nez dans ces histoires de comptabilité, d’ouvrir des tombes s’il le faut. Mais, deux jours plus tard, mon appartement de Buenos Aires est mis à sac, avec un message très clair : si je poursuis mes « petites affaires », je suis mort. Dans la foulée, je reçois un appel : le juge en charge du dossier se retire, sans donner de raison valable. Puis c’est Vidal en personne qui refuse de poursuivre. Lui, Vidal, vous vous rendez compte ? Il me raconte, en off, qu’on menace sa famille, et que, de toute façon, on n’a pas l’ombre d’une preuve… Ce qui, quelque part, était vrai.

— Et donc, personne ne reprendra le dossier.

Gomez secoua la tête.

— À mon grand regret, un non-lieu est déclaré quelques semaines plus tard. L’affaire Giubiléo n’existe plus. Sans Vidal, on n’a plus aucun pouvoir pour entrer dans l’hôpital. Toutes les portes se ferment, et beaucoup de monde semble impliqué, corrompu. Des élus, la police locale. Seul, je ne pouvais plus rien faire. Et je sentais ma vie menacée.

Sharko descendit le regard vers les moignons couverts d’un drap plié.

— Et pourtant, vous n’avez pas lâché.

L’ancien journaliste fit lentement sortir de la fumée par le nez.

— J’avais vraiment abandonné. Jusqu’à ce qu’une lettre anonyme arrive chez moi, en 1997, dix ans plus tard. Dix ans, tout était si loin… Elle disait juste : « Depuis des années, on mutile les yeux des patients. Je sais pas pourquoi. Puis ils disparaissent. On jette des corps dans les marécages. Ça va être le tour de Nando. On ne peut pas laisser faire ça. Faites quelque chose… Je ne vous écrirai plus jamais. Brûlez ce papier. »

Il ferma les yeux.

— J’ai gardé ce mot. Je vois encore l’écriture soignée, les lettres rondes. Une écriture de femme.

— Florencia ?

— Florencia, oui, mais je ne la connaissais pas, j’ignorais qui m’avait écrit. Ça m’a secoué, vous vous doutez bien. Il fallait que j’enquête, mais je savais qu’il n’y avait aucun moyen de pénétrer par l’avant de l’hôpital, bâti sur une presqu’île.

— Les marais étaient la seule solution.

— Oui. Trois heures de galère, dans une végétation inextricable et de l’eau jusqu’au bassin, avec le risque de se faire bouffer ou d’y rester à chaque instant.

— Je sais de quoi vous parlez.

— Je faisais la moitié de mon poids actuel, j’étais vif et j’avais encore mes deux jambes. Alors j’ai traversé les marais à maintes reprises et j’ai planqué, jour et nuit, dans les bois. J’étais venu voir des gens se débarrasser de cadavres, mais j’ai découvert autre chose…

La fumée se déroulait en volutes autour de lui, grise, épaisse. Sharko songea à un vieux capitaine de navire, revenu d’une tempête dévastatrice.

— … Chaque vendredi soir, deux hommes arrivaient en ambulance et se garaient derrière la clinique. Ils portaient chacun une grosse glacière, entraient et ressortaient quatre ou cinq heures plus tard, toujours avec leurs glacières, puis disparaissaient. Deux heures plus tard, d’autres personnes arrivaient en voiture, pénétraient dans l’hôpital et sortaient des corps empaquetés, lourds, lestés, enroulés dans de la toile solide, elle-même entourée de grillage. Ils s’enfonçaient dans le labyrinthe des marécages en se guidant à l’aide de torches sur un petit bateau à moteur. Malheureusement, je ne pouvais pas les suivre, ils m’auraient repéré. Ces marécages sont trop grands, trop étendus, trop sauvages pour qu’on retrouve quoi que ce soit, à moins de fouilles très minutieuses à grande échelle… Pratique pour se débarrasser de corps. Mais j’ai été témoin de ce manège. J’ai photographié, malheureusement, sans flash, mes photos étaient trop sombres, inexploitables. J’étais coincé de ce côté-là…

— Qui étaient-ils ?

— Des besogneux de la mafia rouge, un réseau puissant qui a fait fortune dans le vol de sang dans les années 70, et qui s’est par la suite orienté vers le trafic d’organes. Une plaie qui implique des politiques à tous les niveaux, des policiers, des truands, des médecins… Ils avaient la mainmise sur La Colonia.

Sharko posa une main sur son genou, qui le lançait. Gomez le remarqua.

— Vous avez l’air mal en point.

— Un mauvais coup sur le genou.

— Vous voulez des médicaments, quelque chose ?

— Ça va aller, merci.

Le journaliste hocha le menton.

— De ce fait, puisque j’étais bloqué de ce côté-là, je me suis intéressé à la clinique Calderón. C’était de là que venait l’ambulance. Une petite clinique privée et discrète de Corrientes, réputée sérieuse…

Le sang de Sharko ne fit qu’un tour. Lucie l’avait appelé avant son arrivée dans la ville, elle lui avait parlé d’un ophtalmologue argentin, mêlé à un trafic d’organes en Albanie. Claudio Calderón.

— … Qu’est-ce que cette clinique pouvait bien avoir à faire avec La Colonia ? poursuivit Gomez. J’ai enquêté discrètement pour me rendre compte qu’elle était spécialisée dans l’ophtalmologie : elle traitait les maladies des yeux. À sa tête, Claudio Calderón, un ophtalmologue et chirurgien renommé, impliqué dans les organismes de promotion du don d’organes.

Son regard se froissa, comme si ce qu’il prononçait le dégoûtait.

— Dans cette clinique, on soignait toutes sortes de maladies des yeux pour des clients haut de gamme. Des gens qui avaient de l’argent. Très vite, j’ai découvert que la clinique était en relation avec l’INCUCAI, l’organisme chargé du prélèvement et de la distribution des organes au niveau national, et l’hôpital La Gleize où siège la banque de cornées d’Argentine. Dans la clinique, on greffait des cornées qui, normalement, étaient issues du circuit légal des dons de tissus. J’ai identifié ceux qui venaient en ambulance. Il y avait donc Claudio Calderón en personne et un autre chirurgien, appelé Enzo Belgrano.

Sharko ne perdait pas une miette de ce récit. La vérité s’offrait à lui, comme un sinistre épilogue à leur enquête.

— Une fois, j’ai aussi vu débarquer avec eux de l’ambulance un troisième homme, tout habillé de noir… Le costume, le chapeau de feutre… Je n’ai jamais vu son visage, il faisait nuit, j’ignore qui il est, et les photos que j’ai tirées sont sombres et inexploitables. Mais il devait être impliqué dans le trafic, forcément.

Sharko fronça les sourcils. Le tueur en série Foulon lui avait parlé d’un homme en noir. L’habitant du premier cercle. Le journaliste eut l’air pensif. Il secoua la tête et poursuivit :

— Belgrano est arrivé à la clinique Calderón en 1994, soit trois ans avant la fermeture de La Colonia. C’est Calderón en personne qui l’a recruté pour l’assister. Mais quand vous regardez le cursus de Belgrano, vous vous rendez compte qu’il était néphrologue avant de passer une spécialisation en ophtalmologie, comme on ajoute une simple ligne à un CV. Dément, non ? Maintenant, expliquez-moi : qu’est-ce qu’un type spécialisé dans les maladies des reins venait foutre chez Calderón ?

Sharko avait compris l’horrible vérité, mais il laissa le journaliste conclure.

— Calderón et Belgrano prélevaient les cornées et les reins des patients de La Colonia, pour les faire transiter par la clinique Calderón et les greffer à de riches « clients ». D’abord les cornées sur les malades mentaux vivants… Puis ils ne venaient chercher le ou les reins que lorsqu’ils avaient une personne en besoin urgent, prête à les payer une fortune. C’était à ce moment qu’ils tuaient le patient et le jetaient dans les marais. Le manque cruel d’organes poussait les « clients » à mettre d’énormes sommes d’argent en jeu pour se faire greffer, coûte que coûte. Quand j’ai compris ça, tout s’est éclairé. L’atterrissage des hélicoptères de la dictature, par exemple, avec à son bord des personnes qui venaient de décéder. Les cornées peuvent être prélevées jusqu’à vingt-quatre heures après la mort…

Sharko se rendit compte de l’ampleur du trafic, commencé dès la dictature militaire par le vol des cornées sur des cadavres récents. Puis les auteurs de ces crimes avaient voulu aller encore plus loin, avec les reins, cette fois, les prélevant directement sur des vivants.

— Comment vous avez su, pour les reins ? Vous avez vu les cicatrices, les organes dans les glacières ?

— Non, je n’en ai jamais eu la preuve visuelle. C’est le fruit de mes déductions… (Il grimaça.) Mais on ne peut pas faire grand-chose avec juste des déductions. Aujourd’hui, officiellement, Calderón et Belgrano sont irréprochables. Mais ce sont des monstres, croyez-moi. (Il serra le poing sur son siège.) Il y a une dernière chose que je dois vous raconter, pour que l’histoire soit complète. C’était le 8 septembre 1997, je m’en souviens encore comme si c’était hier. Ce soir-là, j’étais en planque dans les bois, et j’ai vu une femme sortir de l’hôpital avec un homme qu’elle soutenait. Il avait des pansements sur les yeux, il titubait. La femme a pris la direction des marécages et s’y est enfoncée. J’ai immédiatement compris que c’était elle qui m’avait écrit. Qu’elle essayait de sauver un patient de la mort qui l’attendait. C’était le fameux Nando. Alors, je l’ai rattrapée…

— Florencia…

— Elle m’avait reconnu, mais elle était terrorisée. Elle ne voulait pas parler ni aller à la police, elle avait trop peur. Il y avait des gens extrêmement puissants à l’origine du trafic d’organes. Elle disait qu’elle devait emmener l’homme loin de l’hôpital, de Torres, et s’arranger pour qu’on ne le retrouve jamais. Je l’ai priée de témoigner, je lui ai dit qu’on y arriverait, cette fois, mais elle était sous le choc. Elle disait qu’il n’y avait pas de solution. (Il soupira avec regrets.) Alors, je l’ai aidée à traverser les marais et l’ai laissée partir. Je me disais que j’y arriverais, même sans elle, que j’avais assez de preuves. J’ai recontacté Vidal, sans citer Florencia, je ne pouvais pas l’impliquer. On s’est vus secrètement. J’ai parlé de la clinique Calderón, du trafic de reins et de cornées, du transport des cadavres dans les marécages. J’ai montré mes photos. Vidal semblait partant, il devait réveiller son « circuit ». Mais… (Il eut un long regard vague. Sa main droite tomba sur le drap et remonta le haut de sa cuisse coupée.) On l’a retrouvé mort, « suicidé » dans sa baignoire. Le soir même, on m’a enlevé, soûlé au whisky. Je me suis réveillé à l’hôpital, après trois mois de coma. D’après la version officielle, ma voiture s’était écrasée au fond d’un ravin, à cent cinquante kilomètres de Buenos Aires. L’enquête n’avait abouti à rien. J’ai perdu mes jambes mais j’ai survécu, par je ne sais quel miracle. La Colonia était en train de fermer ses portes suite à « l’incendie ». Plus tard, des gens sont venus me voir, ils m’ont dit que, si je l’ouvrais, ils me troueraient le corps de balles. À moi, ma sœur, mes parents… Ils viennent ici, de temps en temps, me rendre une petite visite de « courtoisie », mais comme l’affaire est loin désormais, ils ne me font pas de mal. Ils lancent juste des menaces.

— Ils vont venir ici. Je peux vous emmener avec moi. On…

— Non, laissez, je me débrouillerai. Laissez-moi terminer… Calderón fermera sa clinique quelques mois plus tard et disparaîtra du territoire, de même que Belgrano. J’ai toujours ignoré où Calderón se trouvait, jusqu’à ce que Mickaël Florès débarque ici et m’annonce que Calderón s’était rendu dans les pays de l’Est, pour participer à un autre trafic d’organes.

— Florès traquait Calderón, donc ?

— Traquer n’est pas le mot exact. Florès s’intéressait au trafic d’organes, il pensait que c’était l’une des pires dérives de notre espèce. Un commerce de l’extrême, qui détruisait tout ce qui faisait de nous des êtres humains. « Imaginez si les greffes d’organes avaient été possibles à l’époque de Hitler », qu’il disait. Quand il a entendu parler de la Maison jaune, de la clinique Medicus, il s’est lancé sur le sujet. Une fois là-bas, il a trouvé intéressant de creuser le parcours de Calderón, de remonter aux origines, de comprendre qui était l’homme. Il a alors découvert que Calderón avait été ophtalmologue à Corrientes. Il a continué à chercher et a appris l’existence du vieux dossier de l’affaire Giubiléo. C’est ainsi que Mickaël Florès est venu à moi… Et, quand je l’ai vu…

Il ouvrit ses mains devant lui.

— … j’ai cru rêver.

— Pourquoi ? demanda Sharko.

— Parce que j’avais l’impression d’avoir, à quelques détails près, Enzo Belgrano en face de moi.

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