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La magie de la science, de la technologie, des nouveaux moyens de communication. Après avoir fait sa déposition, Camille avait quitté le Quai des Orfèvres à 11 h 30, et elle venait de se faire déposer en taxi en périphérie de Mataró, Espagne, à tout juste 15 heures, avec quelques changes dans sa valise à roulettes, au cas où elle raterait le dernier vol de retour aux environs de 20 heures.

Nicolas Bellanger l’avait accompagnée jusqu’aux portes de l’Orlyval, la navette qui permettait de rejoindre l’aéroport. Ils avaient échangé leurs numéros de portable — geste purement professionnel —, et le capitaine de police lui avait souhaité bonne chance. Camille ne l’avait pas quitté des yeux jusqu’à ce que l’engin sans chauffeur disparaisse dans un virage.

Devant l’aéroport, Camille s’isola dans un endroit calme et appela sa mère, la gorge serrée. Elle mentit sur toute la ligne. Elle raconta qu’une affaire urgente venait juste de la rattraper sur Lille, que ses collègues avaient besoin d’elle pour deux ou trois jours supplémentaires, mais que, en contrepartie, elle prolongerait d’autant ses vacances à leurs côtés. Il n’y eut pas de mensonge lorsqu’elle lui confia qu’ils lui manquaient terriblement.

Elle raccrocha avec beaucoup d’amertume et se dirigea avec tristesse vers l’aérogare. Elle avait repéré le vol pour Buenos Aires de Franck Sharko et avait entraperçu le flic parmi la foule, aux contrôles de sécurité. Il l’avait reconnue — avec sa grande taille, on la distinguait facilement —, saluée d’un geste chaleureux de la main, avant de disparaître sous les portiques.

Décidément, Camille appréciait bien cette petite équipe qui l’avait tout de suite adoptée.

Retour au sol espagnol. Ça sentait bon l’été, les vacances, mais l’air était étouffant, comme brûlé par le désert du Sahara. On enregistrait des 52 °C en plein soleil à Madrid. Une chape d’acier en fusion qui vous écrasait et annihilait toute énergie. Même elle qui n’aimait pas la plage rêvait d’une bonne baignade. La mer Méditerranée était tout juste à trois kilomètres mais invisible de cet endroit. Elle l’avait narguée à travers le hublot de l’A320 de la compagnie Vuiling Airlines, et la gendarme se dit que, si elle en avait le temps, elle irait tremper ses orteils dans son eau salée, ne serait-ce que quelques minutes.

Elle prit la direction du gros bâtiment gris, plutôt moderne, planté au pied du massif de Montserrat qui semblait pousser de force les villes vers l’eau. Montagne verdoyante, palmiers bruissants, ciel profond. La vue, de l’extérieur, était séduisante. De l’intérieur du bâtiment, elle devait l’être beaucoup moins.

Avant le départ, elle avait préparé le terrain, donnant les coups de fil nécessaires. Ainsi sa visite était-elle annoncée. Lorsqu’elle se présenta avec son anglais plutôt bon à l’accueil du centre de santé mentale, le docteur Marisa Castilla, psychiatre, ne la fit pas attendre.

La femme avait les épaules voûtées et se déplaçait avec lourdeur, sans joie, comme ceux qui attendent leur retraite et pour qui chaque jour de travail est devenu un fardeau. Camille expliqua brièvement la raison de sa venue — une enquête criminelle dont elle ne pouvait divulguer le contenu mais qui était en relation, peut-être, avec le passé de Maria Lopez.

La spécialiste ne chercha pas à en apprendre davantage. Elles échangèrent en anglais, Camille avait un bon niveau scolaire en espagnol pour l’écrire ou le comprendre mais beaucoup de difficultés pour le parler.

— Je ne suis pas la psychiatre chargée de son dossier, ma consœur est en vacances à l’étranger, fit Castilla.

— C’est dommage. Vous pouvez tout de même me parler de Maria ?

— Elle ne communique quasiment plus et suit un traitement lourd. J’ai peur que votre visite ne soit inutile et que vous n’ayez dépensé de l’argent pour rien.

Elle n’avait pas l’air très sympathique mais elle avait accepté de la recevoir, c’était l’essentiel.

— Dites-moi, savez-vous, au moins, comment Maria est arrivée ici ?

— Oui, j’ai jeté un œil au dossier médical. Elle vivait seule dans une petite maison isolée et plutôt délabrée de Matadepera. Pas de famille, personne pour s’occuper d’elle. Ce sont les services sociaux qui nous ont alertés, il y a six mois. Elle était quasiment morte quand ils l’ont récupérée, le corps traversé de coups de… (elle chercha le mot quelques secondes, afin de le traduire au mieux) ciseaux de jardin.

Elles avançaient dans des couloirs propres, où évoluaient quelques patients en compagnie d’infirmiers ou de médecins. L’air était agréable, ni trop chaud ni trop froid. On se sentait mieux entre ces murs que dehors, finalement.

— Elle n’a pas d’enfants ? demanda Camille.

— Aucun. Elle a longtemps travaillé pour une petite entreprise de ferronnerie, avant de se retrouver au chômage, il y a cinq ans. Elle n’est plus jamais sortie de la solitude et du désespoir…

Où est donc passé le bébé qu’elle portait ? songea Camille.

La jeune femme pensait de plus en plus que le bébé de Maria pouvait être le petit squelette. Elle montra une photo récupérée auprès de Nicolas Bellanger, où l’on voyait Mickaël Florès souriant, assis à une table. Il avait été assassiné une semaine après l’internement de Maria donc, théoriquement, il avait pu se rendre dans cet hôpital.

— Cet homme est-il déjà venu lui rendre visite ? demanda-t-elle.

— Jamais vu. Mais notre hôpital est grand, les patients sont nombreux et, comme je n’assure pas le suivi de Maria Lopez, je ne puis en être certaine.

Après avoir monté un étage, Marisa Castilla s’arrêta devant une porte fermée.

— C’est une chambre sans fenêtre, les vitres lui font peur, d’après le dossier. Maria n’est pas dangereuse mais peut avoir des réactions violentes malgré son traitement. On l’a prévenue de votre venue, mais je vous le répète, je doute que vous en tiriez grand-chose.

— Elle comprend l’anglais ?

— Je ne sais pas. Ça m’étonnerait.

Elle ouvrit et invita Camille à pénétrer dans la chambre. La psychiatre parla en espagnol à Maria qui était allongée dans son lit, les bras sur le torse. Aucune réponse.

— Impossible de savoir si elle comprend l’anglais.

— Vous pouvez rester pour traduire ? demanda Camille. J’ai pratiqué un peu l’espagnol, mais… Ce sera plus simple si vous êtes là.

La psychiatre jeta un rapide coup d’œil à sa montre et soupira.

— Si ça ne dure pas…

Camille fixa la femme qui n’avait plus rien à voir avec celle de la photo. Elle avait face à elle un corps squelettique. Maria portait un vieux tee-shirt blanc, un pantalon en toile beige, des chaussettes vertes usées. On aurait dit qu’elle avait, à la place des yeux, des morceaux de charbon. Noirs, déjà consumés, sans flamme. À première vue, elle n’aurait pas été capable de lever le petit doigt : ils avaient dû bien la charger.

— Je suis une gendarme française, je suis venue spécialement de Paris pour vous voir.

Castilla traduisit, mais la patiente resta de marbre. La gendarme parlait à un mur. Elle remarqua le Christ au-dessus du lit, la Vierge Marie sur la table de nuit.

Elle s’approcha du lit.

— Est-ce que vous connaissez Mickaël Florès ?

Camille vit la main de Maria se crisper sur le drap. Les os de ses mâchoires roulaient sous sa peau. Malgré tout, ses lèvres restaient scellées, et son regard glacé.

L’adjudant sut qu’elle le connaissait, qu’au fin fond de cette carapace, un peu de combustible brûlait encore.

Elle hésita, puis lâcha finalement :

— Mickaël est mort. On l’a retrouvé assassiné chez lui.

La pupille de Maria se rétracta, comme si elle voyait quelque chose juste au-dessus de l’épaule de la gendarme. Camille se surprit à se retourner. Évidemment, il n’y avait rien. Elle fut traversée d’un frisson mais ne le montra pas. Elle revint vers la patiente, calmement. Une larme roulait sur la joue de la vieille dame. Camille et la psychiatre échangèrent un regard.

— Vous le connaissiez bien ? demanda la gendarme.

Castilla prit le relais de la question, mais n’obtint aucune réponse. Camille montra le portrait de Mickaël. La patiente ne le regarda pas.

— Mickaël est venu vous voir chez vous, à Matadepera ? Il vous a rendu visite ? Est-il venu ici, dans cet hôpital, juste après votre arrivée ?

Silence…

— Connaissiez-vous son père ? Il s’appelait Jean-Michel Florès. Il s’est aussi rendu en Espagne, il y a longtemps. Peut-être pour vous rencontrer ? Vous voir ?

Camille se dit qu’il était inutile de préciser qu’il avait été assassiné, lui aussi. Elle essayait de trouver le rapport entre cette femme, Mickaël, Jean-Michel et le petit squelette. Il existait forcément, et il était peut-être l’une des clés de l’enquête.

Maria Lopez était toujours immobile, puis se retourna finalement de l’autre côté, vers le mur. Camille jeta un œil à la psychiatre qui lui signalait que tout allait à peu près bien, et qu’elle pouvait poursuivre cet entretien à sens unique si elle le souhaitait. Elle fit le tour du lit et se baissa, pour être au niveau du regard de Maria.

Elle approcha une autre photo de son visage.

— Regardez, Maria. C’est vous sur cette photo. Vous étiez beaucoup plus jeune, même pas vingt ans, entourée de deux religieuses. Et vous étiez très jolie.

Camille resta là sans bouger, patiente, silencieuse. Au bout d’un certain temps, les yeux morts se déplacèrent enfin vers le cliché. Le visage se crispa. Maria regroupa ses mains, comme pour faire une prière. Puis elle se frictionna le ventre, exécutant de petits cercles.

Les lèvres de Maria se mirent à trembler, à murmurer quelque chose. La psychiatre s’approcha et écouta, avant de se retirer.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Camille.

— Elle répète toujours la même chose. El diablo… El diablo… Le diable.

Maria avait pris la position du fœtus et ne bougeait plus. Ses pupilles s’étaient dilatées à nouveau, ses lèvres rapprochées. Camille ne voulait pas lâcher, cette femme connaissait une partie de la vérité.

Elle considéra la psychiatre, dont le téléphone portable vibrait. La spécialiste le consulta très brièvement avant de le rempocher.

— Elle était enceinte sur cette photo, vous m’avez dit qu’elle n’avait pas d’enfant, affirma Camille. Demandez-lui où se trouve l’enfant qui était dans son ventre.

La psychiatre s’exécuta, parlant d’une voix douce. Maria Lopez se contracta plus encore, ses genoux étaient presque collés à son menton. Elle se mit à pleurer. Puis, d’un coup, ses jambes se détendirent, lançant violemment ses deux pieds devant elle. Elle ne heurta que le vide. Elle se leva, tituba et se rua vers la gendarme, frappant des deux poings au hasard, presque au ralenti. Camille lui attrapa les poignets, elle s’agitait désormais comme une forcenée et lui colla des coups dans les tibias. Elle se mit à hurler.

¡ Me robaron mi niño ! ¡ Me robaron mi niño !

Un infirmier arriva dans les trente secondes et la maîtrisa, aidé par Camille. Elle ne se calmait pas, son visage se tordait de colère, si bien que la psychiatre lui administra un sédatif. Dix secondes plus tard, elle sombrait. On la reposa sur son lit.

Camille reprit son souffle. La psychiatre l’invita à sortir et referma derrière elle.

— Je suis désolée, fit-elle.

— Elle a bien dit : « Ils m’ont volé mon enfant » ?

La psychiatre s’arrêta net dans le couloir et lui demanda la photo. Camille la lui tendit.

— Des religieuses, dit-elle à voix basse.

— Ça vous parle ? demanda Camille.

Castilla retourna le cliché.

Maria, Valence. Elle est dans une Casa cuna

— Qu’est-ce que c’est, une Casa cuna ?

Elle rendit la photo et regarda la gendarme gravement.

— Un centre pour jeunes femmes enceintes, comme il en existe de nombreux à travers l’Espagne.

Elle désigna le ventre bombé de Maria.

— Je pense que ce bébé existe, confia-t-elle. Vous cherchez à connaître son identité, je présume ? C’est la raison de votre venue ici et de votre rencontre avec Maria ?

— En partie, oui.

Marisa Castilla sembla hésiter, puis dit :

— Suivez-moi.

Elle se dirigea vers son bureau, feuilleta un gros répertoire puis composa un numéro. Elle parla quelques minutes en espagnol et raccrocha.

— Filez tout de suite à Valence, c’est à deux heures de train. Il y a là-bas un historien du nom de Juan Llores, on a parlé beaucoup de lui dans nos journaux et il a déjà eu un proche hospitalisé dans notre structure. Je le connais bien. Il accepte de vous rencontrer.

Elle nota son identité sur un coin de feuille qu’elle tendit à Camille.

— Probable que la photo ait été prise à la Casa cuna Santa Isabel de Valence. Juan vous donne rendez-vous devant la porte d’entrée de Santa Isabel à 19 heures.

— Très bien mais… pourquoi ?

— Il y a un scandale qui secoue l’Espagne depuis quelque temps, et dont Maria Lopez semble être l’une des victimes. Ce scandale, c’est celui des bébés volés du franquisme. Allez à Valence, Juan vous expliquera mieux que moi.

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