Un grand trait de lumière vive scannait toute la ville et s’invitait dans les foyers. Bientôt, les habitants émergeraient de leur sommeil sous une chaleur déjà bien installée.
Il était à peine 7 heures, Lucie n’avait pas fermé l’œil. Elle était rentrée quelques heures pour permettre à sa mère de se reposer et avait pris le relais, s’occupant des tétées nocturnes. Elle enchaînait les cafés pour tenir, pour garder l’esprit clair, hantée par tous les éléments de l’enquête dont elle disposait : les photos, les rapports, les listings du CHR. Les seules bouées auxquelles elle pouvait se raccrocher.
Elle était parfaitement consciente que le temps de Camille était compté, mais se répétait que CP ne la tuerait pas tout de suite. Il chercherait à savoir qui elle était, comment elle était remontée jusqu’à eux. Peut-être qu’il allait la maintenir en vie, comme le faisait Daniel Loiseau avec ses victimes. La filmer, l’exposer.
De fil en aiguille, elle pensait à Nicolas, l’état dans lequel elle l’avait ramené chez lui. Épuisé au point de ne plus tenir debout.
Trente-cinq ans, déjà fichu, songea-t-elle avec amertume. S’il devait y avoir un drame, jamais la direction ne le soutiendrait, bien au contraire. Claude Lamordier, leur divisionnaire, le plomberait. Officiellement, Camille n’existait pas, elle n’existerait jamais. On ne voulait jamais de vagues là-haut, on étoufferait l’affaire…
Et Bellanger sauterait proprement, foutu au placard.
Il l’appela, la voix fébrile.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
— Petit black out, répliqua Lucie. Je t’ai ramené chez toi cette nuit. Tu ne tenais plus debout.
— Et ma voiture ?
— Restée sur place.
Il y eut un silence, avant que Nicolas prenne une décision :
— On doit filer au CHR d’Orléans au plus vite. On a la liste. On va sur place, on met les pieds dans le plat, on aura les suspects directement en face de nous, ou leurs collègues. En route, on parcourt de nouveau les listings, on affine le profil. Une fois à l’hôpital, on récupère plus d’infos sur les employés. Des statuts, des photos. On élimine dans un premier temps ceux qui ont une famille, on fonce chez les célibataires, à leur domicile, au besoin. Imagine que notre homme retienne Camille chez lui. Ça se lira sur son visage s’il a quelque chose à se reprocher. Combien d’individus à interroger, déjà ?
— Vingt-neuf mais dix priorités, plus le type fiché.
— OK. On fonce, tu passes me chercher ?
Lucie se tourna vers Marie, qui buvait un café dans la cuisine.
— Très bien.
— On a besoin de mains, je vais mettre Jacques et Pascal dans le coup et leur demander de nous rejoindre là-bas au plus vite.
— Et le divisionnaire ? S’il est au courant qu’on agit sans CR, il va péter un câble.
— Rien à foutre.
— Tu es bien certain ?
— À cent pour cent. Une vie est en jeu. Et je vous couvre. C’est moi qui trinquerai auprès de la direction s’il y a un souci.
— Bon… à tout à l’heure.
Le jeune capitaine de police raccrocha et disparut dans la salle de bains. Il se regarda dans le miroir, avec l’impression d’avoir un toxico en face de lui. Barbe de trois jours, des yeux injectés. Il plongea son visage sous l’eau glacée, espérant que le cauchemar finirait par s’estomper. Mais le cauchemar était toujours là.
Une heure plus tard, ils roulaient sur l’autoroute A10. Lucie conduisait la voiture familiale, Nicolas Bellanger était installé côté passager, chemise grise un peu chiffonnée, veste de travers.
— Je suis désolé que ta reprise soit aussi violente, fit-il. Franck n’est pas là, il y a tes enfants… Ça va, avec ta mère ?
— Elle s’inquiète un peu, c’est normal.
Nicolas n’écoutait qu’à moitié. Il avait le nez collé au listing. Avec son téléphone connecté à Internet, il pointait les différentes adresses, établissant un ordre de visite possible, priorisant en fonction de la situation géographique et, surtout, des profils. Il fallait qu’ils soient le plus efficaces possible.
— On s’arrange pour obtenir le pedigree précis de chaque employé directement au CHR. Si ça ne fonctionne pas, on tapera en premier chez celui qui a un casier. Puis on passera aux dix individus que tu as isolés, on finira par les dix-huit autres si on n’a rien trouvé. En espérant qu’on visera juste au plus tôt. Au moindre doute, mouvement suspect, on interpelle et on réfléchit après.
Ils parvinrent au CHR une heure plus tard. Il y avait des grues et des travaux partout. Des ossatures métalliques de toutes formes s’arrachaient du sol sur une partie du centre. Jacques Levallois et Pascal Robillard arrivèrent dans la foulée. Nicolas dut les mettre dans la confidence, sans prendre de gants : Lucie, Camille et lui avaient mené une opération nocturne qui avait foiré. Levallois accueillit la nouvelle avec la rage au ventre.
— J’ai toujours cru qu’on formait une vraie équipe, fit-il.
— C’est le cas, répliqua Bellanger. Je… Je suis désolé, je ne pensais pas que ça foirerait.
— Que ça ait foiré ou pas ne change rien.
Levallois l’avait mauvaise. Robillard, avec son flegme habituel, calma le jeu et tendit la main.
— Allez, file-nous les noms de ceux qu’on doit interroger. C’est pas le moment de se désunir.
Jacques Levallois finit par s’apaiser. Les quatre flics se répartirent les tâches, environ sept employés par personne à rencontrer et sur lesquels se renseigner, en se disant que le responsable de la disparition de Camille serait probablement absent.
C’était jouable, ça pouvait fonctionner, vite et bien. Nicolas voulait y croire.
— Au moindre souci ou doute, on s’appelle immédiatement. On vérifie les alibis sur place autant que possible, et on ne contacte pas les suspects potentiels s’ils ne sont pas là, histoire de ne pas alerter notre CP. Tout le monde est prêt ? Bonne chance.
Ils se séparèrent dans la minute.
Nicolas s’était gardé Christophe Poirier, celui qui avait un casier judiciaire pour violences. Aussi, il se rendit prioritairement en rééducation et se renseigna à l’accueil. Montrer la carte de police et expliquer de quel service on venait — la Criminelle du 36, quai des Orfèvres — ouvrait immédiatement les portes. On l’orienta donc dans les cinq minutes vers le chef de service. Manque de bol, Poirier était en congé depuis quinze jours et reprenait la semaine suivante.
— Je sais qu’il a réservé une location une dizaine de jours dans le Sud, fit le responsable, mais impossible de vous dire si c’est au début ou à la fin de ses congés. Vous voulez que j’essaie de le joindre ?
— Non, surtout pas.
Le médecin expliqua que Poirier habitait à quelques kilomètres d’Orléans et que, à sa connaissance, il ne portait pas d’alliance. Un bon employé, sérieux, sans problèmes particuliers.
Oui, il avait accès aux ordinateurs du service, comme beaucoup de monde. Oui, il travaillait également la nuit, avec des horaires variables. Nicolas sortit la photo de la tête coupée (Lucie, Jacques et Pascal en avaient une copie également) et la montra au médecin.
— Serait-il, à votre avis, capable de faire une chose pareille ?
L’homme déglutit et secoua vivement la tête.
— Jamais de la vie. Enfin, je ne vois pas comment il pourrait…
Et bla, et bla, et bla. Nicolas posa encore quelques questions et finit par laisser tomber. Il n’y avait plus rien à tirer de cette entrevue.
Ça commençait mal.
Le capitaine de police eut davantage de chance pour la suite. Sur les sept employés restants — lui s’en était octroyé huit au départ —, quatre étaient arrivés à l’heure à leur poste, avaient un alibi pour la veille, que Bellanger avait pu vérifier assez rapidement, et ne trahissaient aucune nervosité particulière. Deux autres étaient partis en famille à l’étranger sur la totalité de leurs congés, et le dernier était aussi en vacances, mais c’était un handicapé qui avait perdu l’usage d’une jambe et qui ne pouvait se déplacer sans une béquille.
Décidément, sur les huit, seul ce Christophe Poirier posait encore problème.
Il était presque midi lorsque les quatre flics se regroupèrent auprès de leurs voitures. Bilan des courses : aucun employé qui devait se présenter en ce lundi matin n’avait manqué à l’appel. Il demeurait, après ce premier tour, une incertitude sur quatre employés en congé, dont on ignorait les activités durant leur période de repos. Les policiers disposaient de leurs adresses personnelles.
— Très bien, dit Nicolas en déployant une carte sur le capot de la voiture de Lucie. Les quatre habitent tous dans le coin. Notre homme est forcément parmi eux et doit être à cran. Je propose qu’on reste en groupe pour éviter toute prise de risques. On commence par Poirier.
— Et toujours pas de commission rogatoire, je suppose ? demanda Levallois.
— Toujours rien. Mais je dois vous dire que Lamordier m’a appelé il y a peu, quand il a vu que l’open space était vide. Il est chaud bouillant, prêt à me péter à la figure. Vous êtes avec moi ou pas ?
— On te suit, répliqua Robillard.
Lucie acquiesça dans la foulée, ce fut plus difficile pour Jacques Levallois qui finit par se ranger du côté du groupe. Ils se mirent en route et se rendirent à Fleury-les-Aubrais. Christophe Poirier habitait une petite maison du centre-ville. Façade rectangulaire bloquée entre un coiffeur et une autre mitoyenneté, vieilles fenêtres, briques poreuses. Nicolas Bellanger frappa à la porte, la gorge serrée. Il était accompagné de Jacques Levallois, tandis que Robillard et Henebelle étaient restés un peu en retrait, à quelques mètres seulement, sur le qui-vive.
Ce fut une jeune femme qui ouvrit. Parfaitement bronzée, elle devait avoir vingt-cinq ans. Nicolas montra sa carte, gardant l’autre main pas très loin de son arme.
— Police nationale…
Derrière elle, un homme avec un bras dans le plâtre et en pyjama se présenta.
— La police ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Nicolas fixa le bras figé dans son moule blanchâtre et griffonné de petits dessins. Ses certitudes s’évaporèrent instantanément. Il sut immédiatement qu’il faisait fausse route.
— On a quelques questions à vous poser, dit-il néanmoins.
Christophe Poirier remarqua Levallois et les deux autres flics, en arrière-plan. Son visage se crispa.
— Et c’est grave ?
— On mène une enquête en rapport avec le CHR d’Orléans, on recherche un suspect. Dites, votre plâtre, de quand date-t-il ?
La femme prit les devants :
— On a fait du VTT en montagne lundi dernier, expliqua-t-elle. Une descente du côté de Serre-Ponçon. Christophe est tombé et s’est fait une fracture du poignet, ça aurait pu être bien plus grave. On est rentrés hier mais, le plâtre, il le porte depuis mardi.
— On peut voir les papiers médicaux qui atteste de cette blessure ? Ensuite, on ne vous ennuie pas plus longtemps.
Elle leur apporta ce qu’ils réclamaient. Nicolas sentit la déception au fond de ses tripes. Lucie, quant à elle, soupira lorsqu’ils regagnèrent leurs véhicules.
— Je commence à douter, fit-elle. Peut-être qu’on se plante depuis le début.
— Restons confiants, répliqua Bellanger en lorgnant encore sa montre, bien conscient que chaque seconde comptait. C’est juste qu’on est en plein dans la loi de l’emmerdement maximum. On va finir par l’avoir.
Seul un des trois interrogatoires qui suivirent demanda un peu plus de temps, car l’homme, infirmier et célibataire, n’avait pas d’alibi pour dimanche soir : il avait affirmé s’être endormi sur son canapé aux alentours de 23 heures. Mais il avait été capable de raconter le contenu de l’émission de variété en détail, programme préféré de la femme de Robillard, qui avait pu confirmer. De plus, une rapide visite de l’habitation (sans le moindre papier officiel) ainsi que le comportement plutôt coopératif de l’individu n’avaient rien indiqué de suspect.
Harassés, les policiers reprirent la route de Paris vers 14 heures. L’ambiance était morose, limite électrique. Bellanger ne tenait plus en place.
— Ce n’est pas possible, fit-il d’un ton exaspéré à Lucie. Six heures d’interrogatoires, et on n’a que dalle. Tu es bien certaine de n’avoir rien loupé au CHR ?
— Absolument. Les alibis étaient fiables. On est tous arrivés par surprise, le kidnappeur aurait forcément été nerveux, ça se serait vu dans son comportement. Or là, rien. Celui qui a envoyé le mail ne fait peut-être pas partie du personnel, finalement. Un patient, un proche d’un membre qui bosse au CHR…
Bellanger n’y croyait pas, il avait besoin de se répéter qu’ils n’avaient pas fait fausse route. Lucie repéra une aire d’autoroute et s’y engagea. Son indicateur de réservoir clignotait depuis un bout de temps. Levallois et Robillard poursuivirent leur route sur l’A10.
La lieutenant sortit faire le plein puis se gara devant la boutique.
— Petite pause syndicale. Tu veux manger ou boire quelque chose ?
— Juste un peu d’eau. Je n’ai pas faim.
Lucie récupéra son portefeuille et disparut dans le magasin. Bellanger ausculta le listing en long, en large et en travers pour une énième fois. Ses doigts tremblaient, son corps était tendu au maximum et finirait par péter comme une corde, il le savait.
Mais celui qui détenait Camille se trouvait forcément parmi ces noms. Il devait se raccrocher à cette certitude pour ne pas craquer.
En manque d’air, il ouvrit grande la fenêtre mais une bouffée brûlante à l’odeur de goudron s’engouffra dans l’habitacle. Il referma aussitôt. Il avait envie de tout claquer, incapable de s’ôter de la tête l’idée que quelqu’un avait forcément merdé. Que Robillard, Levallois, Henebelle ou même lui avait eu le tueur en face de lui et ne l’avait pas remarqué.
Ce type n’est quand même pas un fantôme, bon sang !
À moins que…
Une soudaine idée venait de lui traverser l’esprit. Il attendit que Lucie revienne avec un sac à la main pour lui demander :
— Tu as le listing des CP qui sont des femmes ?
Celle-ci lui tendit une petite bouteille d’eau. Puis elle sortit son sandwich jambon-beurre et croqua dedans.
— Dans mon sac. Mais ce n’est pas une femme. Dans le mail, « Je suis doué » était au masculin.
— Ça pourrait être une faute d’accord.
— J’y ai pensé. Mais il n’y a pas d’autres fautes dans le mail. Et aussi, de mémoire, il y a une phrase qui dit un truc dans le genre : « Si tu m’avais filé l’endroit où tu retiens ces putes, je pourrais faire quelque chose. » Il traite les victimes de « putes », une femme ne dirait pas ça.
— Je veux quand même y jeter un œil.
Lucie soupira et prit le listing, qu’elle lui tendit.
— Si ça peut te donner bonne conscience.
Nicolas jeta un œil à cette série d’identités féminines, scruta les âges et les métiers avec attention. Il relut plusieurs fois, et bloqua soudain sur l’une des lignes.
— Il y a un métier qui est « préparateur », tu sais à quoi ça correspond ?
Dents sur son sandwich, Lucie secoua la tête.
— Jette un œil sur Internet, fit Bellanger d’un ton plutôt directif.
Lucie soupira imperceptiblement. Elle prit son téléphone et lança une recherche sur Google.
— J’ai un truc qui pourrait correspondre avec le domaine médical, c’est « préparateur en anatomie ».
Elle lut le résultat de sa recherche :
— « Le préparateur en anatomie met en place des travaux pratiques d’anatomie humaine dans un service d’enseignement médical. Il gère le stockage et la conservation des sujets décédés, met à disposition le matériel expérimental et traite les déchets en respectant les règles d’hygiène et de sécurité. »
Elle se tourna vers Bellanger.
— Si j’ai bien compris, le préparateur découpe les cadavres en morceaux pour les donner à des étudiants.
— Ça pourrait coller, répliqua Nicolas. La tête coupée, la table en métal sur laquelle elle était posée. Puis ces histoires d’anatomie dont semblent friands ceux qu’on recherche…
Lucie se sentit soudain mal. Elle posa son sandwich sur ses genoux.
— Ce n’est pas possible, fit-elle en se rapprochant de lui. Je persiste et signe, ça ne peut pas être une femme.
— Ce n’est pas une femme.
Lucie ne comprenait pas.
— Qu’est-ce que c’est, alors ?
— Il s’appelle Camille Pradier.
Lucie le fixa dans les yeux, interloquée. Puis elle lui arracha le listing des mains.
— Me dis pas ça, Nicolas.
Elle constata par elle-même.
— Quel horrible hasard. Merde !
— Oui, merde. Tu n’as rien vu parce qu’il y avait notre « Camille » à nous, et que tu as fait une association automatique : Camille égale femme. Mais c’est aussi un prénom masculin. N’importe qui sait ça, bordel !
Elle porta une main à sa bouche, consciente de la gravité de son erreur. Bellanger avait les yeux rivés sur la feuille.
— Camille Pradier, trente-huit ans. Préparateur au laboratoire d’anatomie. Habite Chécy. Dire qu’on est passé par là tout à l’heure en allant chez l’un des suspects ! Allez, démarre ! Qu’est-ce que t’attends ?
Lucie s’exécuta, en colère contre elle-même.
— C’est quoi, la probabilité pour qu’un individu qui s’appelle Camille s’en prenne à une femme qui, elle aussi, s’appelle Camille ? se défendit-elle.
— Camille disait que les faibles pourcentages la poursuivaient depuis sa naissance, répliqua Nicolas d’une voix grave. On nage en plein dedans.
— Je suis vraiment désolée.
Nicolas resta muet quelques secondes, le visage fermé.
— On va la retrouver.
— Si tu crois que je…
— Ferme-la, Lucie, s’il te plaît. Et contente-toi de conduire, d’accord ? Je n’ai plus la tête à discuter, maintenant.
Il appuya sa tempe droite contre la vitre passager et s’abîma dans le silence.
Lucie capta son regard.
Un regard qui disait que, si Camille mourait, ce serait intégralement sa faute à elle.