La dame qui ouvrit la porte à Sharko portait un tablier de cuisine avec des motifs à fleurs.
Cheveux bouclés et permanentés, le visage de Mme Tout-le-monde préparant tranquillement le repas du soir. Elle devait avoir quarante-cinq ans et vivait dans un HLM qui n’avait rien à voir avec les barres sombres parasitant les banlieues des grandes villes. L’immeuble, à quelques minutes du centre de La Rochelle, était situé face à l’océan et abritait quelques commerces au rez-de-chaussée.
Un vent chaud s’engouffrait dans l’entrée principale, tandis qu’à quelques kilomètres seulement le tonnerre grondait, accompagné d’éclairs. L’orage se gonflait d’électricité, soulevant les vagues à coups de bourrasques.
Le lieutenant se présenta et montra sa carte tricolore. Le visage de Lesly Beccaro resta impassible, elle ne parut même pas surprise.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle.
— Discuter un peu avec vous de Pierre Foulon.
Elle rabattit légèrement la porte, son corps de moineau dans l’embrasure pour empêcher le flic d’entrer.
— Pourquoi ? Foulon est en prison et n’en sortira pas, je ne vois pas en quoi je peux vous aider.
— Je mène une enquête particulièrement délicate. Douze femmes d’une vingtaine d’années ont été enlevées en moins de deux ans, onze d’entre elles ont disparu et la dernière est dans un hôpital psychiatrique. Celui qui a commis ces actes était, semble-t-il, en contact avec Pierre Foulon. Il est venu le voir une fois au parloir. Vous avez côtoyé Foulon. Je pense que vous pouvez m’aider.
Elle hésita, visiblement mal à l’aise, puis finit par le laisser entrer, ôtant son tablier dans la foulée. Ils s’installèrent dans un canapé en toile jonché de poils de chat. L’intérieur du salon était vieillot, décoré sans goût et respirait la solitude. Le lieutenant bloqua quelques secondes sur la paire de charentaises à carreaux de son hôtesse, avant de s’attarder sur une grande bibliothèque aux casiers écrasés d’ouvrages sur la criminologie, les tueurs en série, les affaires criminelles. Les livres et documents s’entassaient dans tous les coins.
Il y en avait partout. Beccaro semblait carburer au meurtre et au sang.
— Je n’y peux rien, c’est comme ça, fit-elle en s’asseyant. Je les achète tous et les accumule depuis des années et des années. C’est une vilaine obsession, il n’y a aucun plaisir là-dedans.
Elle proposa un jus d’ananas à Sharko. Elle colla ses lèvres au bord du verre et but en silence. Le flic n’avait pas envie de la juger. Quelque part, ils étaient semblables, elle, lui, Lucie. Des personnalités qui n’entraient dans aucune case, des esprits borderline dont les motivations pouvaient parfois choquer, provoquer l’incompréhension.
— J’aimerais savoir si vous connaissez un certain Daniel Loiseau, demanda le lieutenant, verre à la main.
Elle caressa machinalement le chat persan qui était venu s’asseoir à ses côtés. Un animal parfaitement entretenu, au poil magnifique. Un exutoire. Plus le policier observait cette femme, moins il l’imaginait échanger avec un pervers de la trempe de Foulon. Elle paraissait tellement fragile, déconnectée du monde des tueurs et de la violence. Mais les règles n’existaient pas en matière de caractères humains, Sharko le savait mieux que quiconque.
— Ce nom me dit quelque chose… Oui, Foulon m’en avait parlé. Un type qui était venu le voir au parloir. Un policier qui écrivait un bouquin, je crois me rappeler. Foulon m’a expliqué à quel point l’homme était fasciné par lui. (Elle haussa les épaules.) Foulon parlait souvent de lui et de ses exploits, vous savez. L’une des caractéristiques principales du pervers narcissique.
Sharko remarqua qu’elle ne semblait pas vraiment le porter dans son cœur, elle l’appelait d’ailleurs par son nom dans un claquement de langue froid.
— Vous n’avez jamais vu Loiseau ? Jamais croisé, rien ?
Elle secoua la tête.
— Non, non.
Sharko se pencha un peu plus vers l’avant, de manière à la fixer dans les yeux. Elle avait le regard fuyant et se tenait dos voûté, un peu recroquevillée sur elle-même, tortillant ses mains l’une dans l’autre.
— J’ai cru comprendre qu’en prison Foulon aimait dessiner, dit Franck.
— Oui, il aime ça. Et il est plutôt doué, d’ailleurs. Il a la fibre artistique… Y compris dans la manière dont il perpétrait ses crimes.
— Vous pouvez me montrer certains de ses dessins ?
— Comment je pourrais ? Vous savez bien qu’on ne peut rien sortir de prison.
— Allez, ne compliquez pas les choses et faites voir.
De nouveau, elle se renfrogna, incapable d’assumer. Une pauvre fille, songea Sharko, manipulable, fragile. Foulon avait bien dû s’amuser avec elle. Ce type était un vampire psychique, il avait dû la faire espérer, mijoter, comme un chat peut jouer de la patte avec une souris. Puis, peut-être, mettre un terme à leurs rencontres. Ne plus jamais accepter de la recevoir.
Lesly Beccaro se leva, fouina dans un tiroir et revint avec deux dessins soigneusement protégés par un film transparent. Même genre de délires que Sharko avait déjà vus dans le sachet plastique : la présence des couteaux, des figures brisées comme vues à travers un miroir cassé, l’enfermement. Signées PF.
Le lieutenant les lui rendit.
— C’est tout ce que vous avez ?
— Oui, c’est tout.
— Pourtant, Pierre Foulon m’a confié vous en avoir donné beaucoup plus.
Elle parut déstabilisée.
— C’est qu’il vous a menti. Il ment en permanence, quel que soit le sujet. Même un détecteur de mensonges ne viendrait pas à bout d’un type comme lui.
— Il ne vous a pas non plus remis des rognures d’ongles, des mèches de cheveux ? N’y a-t-il pas un enregistrement audio qui traîne quelque part, où il décrit avec un sens du détail chirurgical la façon dont il a tué ses victimes ?
— Non, non, jamais, je…
— On a retrouvé ces objets chez Daniel Loiseau. On sait qu’ils ont forcément été sortis de la prison par un proche de Foulon. Quelqu’un qui avait une relation forte avec lui, quelqu’un qui le comprenait.
— Je ne l’ai jamais compris ! Ne croyez surtout pas que je cautionnais les horreurs qu’il a commises. Que je n’ai pas eu de la pitié pour les victimes qui sont passées entre ses mains. Je ne suis pas un monstre. Si j’allais le voir, c’était parce que, derrière les barreaux, Pierre ne pouvait pas me faire de mal. Il ne pouvait pas me… cogner parce qu’il avait trop picolé, ou pour n’importe quelle autre fichue raison. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’étais en sécurité dans une telle relation. (Elle soupira.) Et puis, laissez tomber, vous ne pouvez pas comprendre.
Elle se tut, le regard rivé au sol. Sharko avait déjà entendu parler des raisons qui poussaient ces femmes à côtoyer les tueurs. Les notions de « sécurisation » et d’aspect rassurant de la prison revenaient souvent.
— Qu’avez-vous fait de ces objets ? insista Sharko. Allez, dites-moi, et ne me forcez pas à passer par une voie plus formelle pour vous interroger.
Elle garda les yeux baissés.
— Quelqu’un me les a achetés.
— Achetés ? Des ongles et des cheveux ?
Elle agrippa son regard pour ne plus le lâcher. Sharko y vit, pour la première fois, l’éclat d’une flamme. La luminosité avait sérieusement baissé, et les roulements du tonnerre se faisaient de plus en plus présents.
— Que croyez-vous ? dit-elle. Des gens donneraient des fortunes pour porter un pull ou obtenir un morceau de chemise de leur star préférée. Pensez à Claude François, à ces fanatiques qui y laissent bien plus que leur salaire, qui pleurent chaque année devant sa tombe, qui vont jusqu’à faire de la chirurgie esthétique, qui s’évanouissent devant l’un de ses sosies. Alors pourquoi n’existerait-il pas l’autre versant du phénomène d’adoration ou de fétichisme ? Des admirateurs beaucoup plus discrets de ce qu’il y a de plus noir en l’être humain. Des gens prêts à tout pour obtenir leur petite parcelle de ténèbres.
Elle se redressa un peu, soudain plus sûre d’elle. Même sa voix changeait. Plus régulière, plus forte.
— Avant son exécution en 1994, John Wayne Gacy, coupable de sévices sexuels et de meurtres sur au moins trente-trois jeunes hommes, a vendu ses tableaux de clowns pour une fortune, annonça-t-elle. Des lettres de Gerard Schaefer à sa petite amie se monnaient à prix d’or. On trouve des poupées Jeffrey Dahmer qui s’ouvrent sur des viscères, des horloges à l’effigie de Ted Bundy, un flacon de déodorant ayant appartenu à Richard Ramirez, une enveloppe léchée par Dennis Rader, alias BTK, auteur de dix meurtres… Il y a un marché pour ces « objets » du Mal. Un marché avec des cotes, selon le tueur en série, sa médiatisation, s’il est mort ou vivant.
Sharko sentait qu’il tenait quelque chose de sérieux avec ce marché de l’ombre, où ceux qui avaient les mêmes goûts morbides pouvaient se rencontrer, et avoir des conversations qu’ils ne pourraient jamais imaginer ailleurs. Parler de leurs idoles, échanger sur des crimes ignobles… Se sentir sur la même longueur d’onde. Communier.
C’était peut-être en se procurant ces objets appartenant à Pierre Foulon que Loiseau avait croisé ce Charon qui lui avait permis de se « révéler ». De franchir le Styx et de pénétrer dans les derniers cercles de l’Enfer de Dante.
Une odeur de brûlé le tira de ses pensées. La femme s’excusa et partit éteindre la gazinière. Sharko en profita pour jeter un œil à la bibliothèque. Il lorgna les tranches des livres, les journaux amoncelés, parfois en mauvais état. Un pan complet était consacré à Gerard Schaefer, sans doute l’un des pires tueurs en série qui ait existé. On lui attribuait une centaine de victimes et un panel de perversions qui défiait n’importe quel dictionnaire de langue française.
Sur cette étagère, une accumulation de faits divers, de viols, de meurtres. Le flic ouvrit un ouvrage, puis un autre. Des paragraphes entourés, des pages usées, à force de lectures. Il remarqua la place énorme que Lesly Beccaro réservait aussi aux tueurs en série français. Guy Georges, Chanal, Fourniret… Et Pierre Foulon. Il y avait des articles, des bouquins, même des rapports de criminologie. Ils semblaient confidentiels. Comment cette femme ordinaire, insignifiante, se les était-elle procurés ?
Intrigué, il en ouvrit un au hasard et tourna les pages. Il remarqua que, à quasiment chaque paragraphe, elle avait souligné, stabiloté, commenté : « aime qu’on lui parle de football » ou alors « faire en sorte qu’il pense avoir l’ascendant ».
Sharko en prit un autre.
— Non, ne touchez pas à ça, s’il vous plaît !
Beccaro était extrêmement nerveuse. Avant qu’elle arrive, Sharko avait vu que ce dossier-là aussi était noirci de notes, de remarques sur les comportements à adopter. Elle lui arracha le rapport des mains et le remit en place.
Franck resta là, secouant la tête, se moquant de lui-même.
— Je dois dire que vous m’avez bien eu, bon sang.
— Je ne vois pas ce que…
— Je crois que ces tueurs français, vous allez tous les voir, les uns après les autres, peut-être même plusieurs en même temps. Vous leur écrivez des lettres d’admiration, sans doute, pour commencer. Ensuite, les parloirs… Les rencontres…
— Vous racontez n’importe quoi.
Sharko eut un petit rire.
— Pour tout vous dire, Foulon ne m’a jamais parlé de vous pendant l’entretien. Pourtant, il n’a pas hésité à parler des lettres d’amour qu’il recevait… Mais sur vous, rien. Il s’en serait forcément vanté s’il vous avait fait du mal, maintenant que j’y pense. Ce n’est pas lui qui vous a manipulée, c’est vous qui l’avez fait. Vous vous êtes payé Foulon. Je dis bravo. Respect.
Il la vit pâlir. À ce moment, un violent coup de tonnerre résonna et fit trembler les vitres. La femme sursauta.
— Vous l’avez approché, étudié, non seulement parce qu’il vous fascinait, mais aussi pour récupérer des objets qui lui appartenaient. Vous le faites avec chacun d’entre eux. Puis vous vendez ces objets, histoire de gagner pas mal de fric sur leur dos.
Elle le fusilla du regard. Fini, la petite femme voûtée à l’air si fragile.
— Dites-moi ce que vous attendez de moi exactement, et fichez le camp d’ici.
— Très bien. D’abord, est-ce que Pierre Foulon est bien coté sur ce marché ?
— Très bien, vu sa notoriété, le nombre de victimes et la cruauté de ses actes. Pire ils sont, mieux ils sont cotés. Moins que des tueurs exécutés, mais quand même…
Elle ne se rendait même pas compte du décalage de ses propos. Qui étaient les plus monstrueux, finalement ? Les tueurs, ou ceux qui enchérissaient sur leur compte, dans le confort de leur salon, bien installés derrière leurs guichets de banque, leur caisse de magasin, leur ordinateur ?
— Comment ça fonctionne ? demanda Sharko. Comment un acheteur fait-il pour se procurer ce genre d’objets ?
Elle retourna vers le canapé. Franck la suivit.
— Rien de bien compliqué si on reste dans le « classique ». Le marché du murderabilia, comme on l’appelle dans le milieu, a pris beaucoup d’ampleur, il existe depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui, les mises en contact se font principalement par Internet. Ça commence sur des forums publics, où les objets « classiques » sont à vendre. Des vêtements, des ustensiles, des éléments corporels comme les poils, les cheveux, les squames de peau…
— Et si on va plus loin ? Si on sort du « classique » ?
— Je n’en sais rien.
— Vous n’en savez rien… Moi je crois que si, vous savez. Alors je répète ma question, plus clairement peut-être : si on se rend par exemple dans la partie privée des forums, que trouve-t-on ?
Elle prit son chat sur les genoux et se ravisa, consciente que l’homme, en face d’elle, ne la lâcherait pas.
— On n’accède pas à la partie privée facilement. L’internaute doit prouver une passion plus que dévorante pour tel ou tel tueur en série. Il faut poster des messages, être investi, avoir soi-même des objets rares et particulièrement originaux à proposer. Il y a un système de parrainage. Ne franchit pas les barrières qui veut…
Sharko moulina des bras pour l’inciter à poursuivre, ne lui laissant pas le temps de reprendre son souffle. La pluie s’était soudainement mise à tomber avec une violence inouïe. Il faisait nuit en plein jour.
— Dès le cap passé, il y a des regroupements par affinités, des sous-groupes qui se créent. Certains ne s’intéressent qu’aux tueurs en série africains. Pour d’autres ce sont les nécrophiles, les cannibales, les vampires, les pédophiles. Il y en a pour tous les goûts, tous les délires. Les discussions sont crues, violentes, et pourraient facilement vous donner la nausée… Je tiens à vous signaler que je n’ai rien à voir avec ça.
— Mais vous êtes déjà allée y jeter un œil.
— J’en ai fini avec toute cette cochonnerie. Foulon a été le dernier. Ça a tout détruit autour de moi, ça m’a forcée à déménager. J’ai perdu plusieurs jobs. Aujourd’hui, j’ai une vie stable, presque normale. Je suis restée ici, à La Rochelle, mais je n’ai plus rien à voir avec Foulon ni avec les autres de son espèce. Je ne les approche plus qu’à travers les livres. C’est déjà trop.
Elle porta les yeux vers son chat et lui adressa un regard tendre. Sharko apprécia sa franchise. Il savait, cette fois, qu’elle disait la vérité.
— Vous pensez que ces gens qui communiquent entre eux sur ces forums privés sont potentiellement dangereux ? Qu’ils pourraient… être influencés par leurs « idoles » ?
— Difficile de répondre à cette question. Certains vont très loin, mais ça reste des paroles. Même si c’est privé, protégé par des administrateurs qui sont souvent des cracks en informatique, ces internautes demeurent prudents. Jamais de vrais noms ni de confidences sur d’éventuels passages à l’acte. Seulement du vomi verbal. Mais bien sûr, rien ne les empêche de se côtoyer en dehors des forums…
— Vous avez mis les objets de Foulon en vente sur ces forums privés ?
— L’enregistrement sonore uniquement. Je me suis arrangée pour que Foulon laisse son empreinte digitale sur la carte mémoire, ce qui garantissait son authenticité. C’est elle que j’ai vendue, soigneusement emballée. C’était une pièce unique, rare, et troublante. Vous avez écouté ? Le coup des grenouilles qui glissent sur le fil de son bistouri et s’ouvrent le ventre, c’est dément comme manière de penser.
— Dément, oui…
Elle se racla la gorge, consciente qu’elle avait quand même un flic de la Criminelle en face d’elle.
— Les prix pouvaient monter haut. Les autres objets ont été placés sur les sites publics.
— Qui a acheté ? Comment avez-vous été payée ?
— Je crois me rappeler que trois personnes différentes ont acheté. En général, on fixe un rendez-vous dans un lieu neutre et fréquenté, on règle en liquide. L’un voulait les cheveux et les ongles, certificat d’authenticité ou ADN à l’appui. On obtient ces certificats ADN dans les labos privés sur Internet, ça coûte une centaine d’euros…
Sharko avait l’impression d’halluciner. Le marché avait ses règles, ses codes, ses habitudes. Quels esprits malades avaient eu l’idée de créer, de réguler une monstruosité pareille ?
— … Un autre, c’étaient les dessins. L’enregistrement audio, c’était encore pour quelqu’un de différent. La carte mémoire originale a d’ailleurs été remise en vente quelques semaines plus tard, à un prix un peu plus élevé. C’est comme partout. L’offre, la demande…
Le lieutenant fit une synthèse. Daniel Loiseau avait tout récupéré, il devait avoir lui-même racheté ces objets aux différentes personnes. Un véritable passionné de Foulon, qui devait avoir intégré les forums, qui y nageait sans doute comme un poisson dans l’eau. Sharko avait de plus en plus la conviction que c’était par ce biais que Loiseau avait été approché. Qu’il avait peut-être franchi ses premières barrières à l’aide de Charon. De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie.
— Vous avez moyen de me fournir tous les pseudos des acheteurs, voire ceux des autres membres ? De me permettre d’accéder à ces forums ?
Elle secoua la tête.
— Mon compte n’est plus actif. Il faut surfer régulièrement, sinon, vous vous faites jeter, et c’est quasiment impossible ensuite de se reconnecter. Ils repèrent votre adresse IP, ils surveillent. Au mieux, je pourrais vous fournir quelques liens vers les principaux sites et forums de murderabilia. Mais vous pourrez les trouver sans mal par vous-même. Et recommencer le processus d’accès aux forums privés prendrait trop de temps. Des semaines avant de pouvoir y naviguer sans attirer l’attention. Si vous ou vos services y allez trop franco, vous vous ferez remarquer, je vous le garantis.
Franck Sharko observa cette femme, cantonnée dans son trente mètres carrés, écrasée par ses folles obsessions. Combien étaient-ils, comme elle, à graviter dans cet univers morbide ? À laisser libre cours à leurs déviances, leurs fantasmes ? Jusqu’où pouvaient aller certains ?
Il songea au message inscrit dans la carrière :
Combien de Loiseau ou de Foulon en puissance, derrière les façades de maisons anonymes ? Des gens ordinaires dans leur tabliers de cuisine ou leur bleu de travail ? Combien jouaient avec leurs enfants dans leur jardin le jour, et se repaissaient d’horreurs la nuit ?Nous sommes ceux que vous ne voyez pas, Parce que vous ne savez pas voir…
Sharko se recentra sur son interlocutrice. À présent, celle-ci déchiquetait une serviette en papier.
— Est-ce que le Styx, ça vous dit quelque chose ?
Elle le regarda comme s’il avait prononcé une aberration, stoppant tout mouvement.
— D’où est-ce que vous tenez ce nom ?
— C’est confidentiel, désolé. Parlez-m’en, s’il vous plaît.
Elle se sentait prise au piège et n’eut d’autre choix que de poursuivre.
— Ce nom apparaît parfois dans des conversations privées, mais à l’envers : xyts, afin que les moteurs de recherche ne puissent pas l’indexer. Le Styx serait un endroit où se déroulerait le Marché Interdit.
— Le Marché Interdit ?
— Un lieu où se donneraient rendez-vous les plus extrêmes des collectionneurs d’objets de criminels. Des individus sans limites dans le fétichisme ou l’adoration macabre. Sur les forums, même dans la partie privée, on reste dans le légal. Mais le Styx, c’est un lieu sans frontières, dédié à la dépravation, où, paraît-il, circulerait le pire du pire.
— C’est quoi, le pire du pire ?
La pluie et le tonnerre se déchaînaient dans un fracas abominable, le vent sifflait contre les volets. Lesly Beccaro se leva pour allumer la lumière.
— Aucune information ne circule à ce sujet. Je n’en sais rien et je préfère ne pas savoir.
Par la fenêtre, la pluie cognait, cinglait, emprisonnait le paysage. Le lieutenant avait envie de se glisser sous l’eau, le visage au ciel, pour se purger de toutes ces horreurs. Ses yeux revinrent vers son interlocutrice.
— Où se trouve le Styx ? demanda-t-il.
Elle hésitait entre chaque réponse, comme si le simple fait de prononcer ces paroles la faisait replonger.
— Sous un club sadomaso qui s’appelle L’Olympe. Une immense structure, l’un des plus grands clubs privés de Paris. Il est situé rue Royer-Collard, du côté de Denfert-Rochereau. Là où se trouvent les catacombes, mais sûrement dans des parties méconnues ou interdites au public.
— Vous y êtes déjà allée ?
— Non.
C’était un « non » ferme, sec. Elle secoua la tête après coup.
— J’étais prête à le faire, un jour. Pour savoir. Mais… Je n’ai pas franchi la frontière. J’ai approché le pire en côtoyant des tueurs en série, mais il y avait les barreaux, le cadre de la prison. La taule vous contraint à suivre des règles, elle vous guide, d’une certaine façon. Mais affronter ce qu’il y a là-bas, sous terre, c’est ne plus jamais pouvoir revenir en arrière. C’est se pervertir définitivement. Parce que chacun est libre d’y faire ce qu’il veut. Il n’y a plus de société, plus de règles ni de tabous.
Sharko voyait parfaitement ce qu’elle voulait dire. Une fois happé par l’engrenage, il n’y avait d’autre choix que de se laisser aspirer par la machine. On affrontait ce qu’il y avait de pire en soi, comme si on creusait sa propre tombe à l’intérieur de soi-même.
Lesly Beccaro semblait usée, au bout du rouleau. Le lieutenant la laissa émerger de ses pensées, et quand elle releva enfin les yeux, il demanda :
— Comment on descend vers le Styx ? Je suppose que c’est contrôlé ?
— Parce que vous envisagez…
Elle s’interrompit et le fixa longuement. Puis elle s’arrêta, comme l’avait fait Foulon, sur l’alliance qu’il portait à l’annulaire gauche.
— Vous avez une femme, peut-être des enfants. N’allez pas là-dessous, vous remonteriez… différent.
Sharko serra les lèvres.
— Je suis déjà différent, confia-t-il après quelques secondes de silence.
Lesly Beccaro acquiesça comme quelqu’un de résigné, quelqu’un qui n’a plus envie de lutter et qui ne demande qu’à retrouver sa solitude et sa tranquillité.
— En espérant que rien n’ait changé depuis deux ans… Quand vous serez sur place, vous devrez fournir un mot de passe pour rencontrer un type qui se fait appeler Érèbe. Dans la mythologie grecque, Érèbe est une divinité infernale née du Chaos, personnifiant les Ténèbres. Je ne sais pas à quoi il ressemble. Il vous demandera de l’argent, une centaine d’euros, et vous conduira aux portes de l’enfer. Prévoyez du cash si vous êtes acheteur. Beaucoup de cash. Mille, deux mille euros, davantage si vous pouvez.
Sharko se demanda ce qu’on pouvait acheter à ce prix-là.
— Et le mot de passe ?
— C’était Nyx, N-Y-X, à l’époque. Là encore, j’espère pour vous que rien n’aura bougé. La descente se fait le dimanche soir. Il y a du monde, et rien ne se remarque. Je suppose qu’il doit y avoir une autre entrée pour les vendeurs ou les habitués, quelque part. Mais j’ignore où.
— Dimanche, c’est après-demain, souffla Sharko.
— Après-demain, oui. On risque de vous demander votre pseudonyme sur Internet, le forum que vous fréquentez ou avez fréquenté, petite précaution de leur part. Je suis presque sûre qu’ils vérifieront. Mon pseudo, c’était Gorgone. Le petit hic, c’est qu’ils savent que je suis une femme.
Sharko se leva et désigna un ordinateur portable, dans un coin.
— C’est celui-là que vous avez utilisé pour aller sur ces sites ?
— Non. L’autre, je l’ai revendu. Désolée.
Le flic lui tendit sa carte.
— Je vais devoir rentrer sur Paris. Vous allez me transmettre par mail ou téléphone toutes les infos que vous avez, et au plus vite. Les pseudos, les adresses, les détails, d’accord ?
— Je vais essayer de me souvenir de tout ça.
— Possible qu’on ait encore besoin de vous pour une déposition dans les prochains jours. Alors, ne partez pas trop loin.