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23 heures.

L’heure où les instincts de survie, issus de milliers d’années d’évolution, revenaient à l’assaut.

L’heure du biberon.

C’était toujours Jules qui hurlait en premier. Il était né le premier, il était un peu plus gros que son frère, il pleurait plus souvent, réclamant le maximum d’attention. Lucie se demandait même s’il n’était pas responsable du petit pli sur le front de son frère, genre on se boxe déjà dans le ventre de maman.

Un jumeau dominant dans toute sa splendeur.

La jeune mère le cala délicatement dans le creux de son bras et lui présenta la tétine. Ni une ni deux, la petite bouche avide engloutit l’appendice en caoutchouc et exécuta ses mouvements innés de succion. Le rituel allait durer un quart d’heure avec, après, un autre quart d’heure en attendant le rot libérateur. Puis viendrait le tour de son frère. Lucie n’osa imaginer les mères qui donnaient naissance à des triplés. Une véritable petite entreprise.

Son téléphone sonna à 23 h 05.

— T’es aussi ponctuel que ton fils, dit-elle dans un sourire.

— Jules a encore pris les devants sur son frère, je parie. Et il est là, sur toi, tranquillement enfoncé dans sa gigoteuse bleue ?

— À ton avis ? Enfin, pour la gigoteuse, il fait trop chaud, Franck. Il est juste en body rayé, on dirait un gros bourdon. T’es où ?

— À l’hôtel, je vais prendre une douche et me coucher. Je voulais juste entendre ta voix et le bruit du biberon.

Lucie plaça l’écouteur à quelques centimètres de la bouche de Jules. Le nouveau-né restait concentré sur sa tétine, imperturbable. Une bombe aurait pu exploser qu’il n’aurait même pas sursauté.

Dans sa chambre d’hôtel, Sharko était assis au sol, frottant ses yeux fatigués, entouré des éléments composant le dossier de Pierre Foulon. Des PV, des portraits des victimes, des rapports de l’identité judiciaire et de médecine légale, des résumés d’enquête de proximité. Il voulait être prêt pour sa rencontre du lendemain.

Avant d’appeler Lucie, il avait longuement échangé avec Nicolas Bellanger et fait un point sur l’enquête. Le capitaine de police lui avait appris qu’ils avaient peut-être une piste pour « CP », avec cette histoire de connexions depuis le CHR d’Orléans. Il lui avait aussi parlé de la tête coupée, du meurtre d’un photographe appelé Mickaël Florès. Bellanger en saurait plus là-dessus le lendemain matin, puisqu’il avait rendez-vous avec un commandant de la gendarmerie d’Évry.

Sharko fit le vide dans sa tête, écouta les bruits de succion, et l’image de ses fils se matérialisa devant lui.

— T’as entendu ? fit la voix de Lucie dans l’écouteur.

— Un bon gros mangeur, comme son père.

Sharko avait envie de discuter de tout, de rien, pour que les minutes passent plus vite. Sa famille lui manquait, lui qui, quelques années plus tôt, n’aurait jamais pu croire qu’il aimerait de nouveau un jour.

Mais ce genre de truc vous tombait dessus n’importe quand, sans prévenir.

Au bout du compte, ils en vinrent à parler de l’enquête, parce qu’elle les habitait tous les deux. Parce que leur métier faisait partie intégrante de leur identité. Lucie se pencha pour prendre les pages qu’elle avait imprimées.

— Au fait, j’ai fait des recherches sur le Net concernant le Styx et les trois cercles concentriques.

— Lucie…

— J’étais installée dans l’appartement, Franck, face à mon ordi ! Rien de bien méchant !

Sharko se massa les tempes, fatigué. Des images d’horreurs se percutaient encore sous son crâne. Des cris de femmes qu’on dépeçait. Le visage granuleux de Foulon, penché au-dessus d’elles. Il revit la femme aux iris blancs, hurlant alors qu’on l’emmenait dans l’ambulance.

— Très bien. Je t’écoute.

— OK. La piste du Styx, tout d’abord. J’ai cherché un lieu qui porterait ce nom, mais ça n’a rien donné de concret. Je te garantis que j’ai fouillé en long et en large sur Internet. Que dalle. Pourtant, c’est évident, vu le message dans la baraque de la forêt d’Halatte, qu’il s’agit d’un endroit. Mais c’est introuvable sur la Toile.

Lucie se rendit compte que le pauvre Jules cherchait désespérément à attraper la tétine qu’elle avait sortie par mégarde de sa bouche, absorbée par sa conversation avec Franck. Elle reprit une position plus confortable.

— La partie intéressante vient des trois cercles concentriques. J’ai cherché dans la symbolique. Là encore, on trouve tout et n’importe quoi, beaucoup d’éléments polluants, mais il y a quelque chose qui est assez rapidement entré en résonance avec le Styx. C’est La Divine Comédie. L’Enfer de Dante.

Sharko se leva et vint s’asseoir sur le lit, une main sur le front. Sa journée avait été interminable, et il savait qu’il peinerait à trouver le sommeil. Trop, bien trop de ténèbres autour de lui.

— Vas-y, rafraîchis-moi la mémoire, fit-il.

— Je vais faire au plus simple et t’épargner le baratin. Dans La Divine Comédie de Dante, l’enfer est composé de neuf cercles. Virgile et Dante vont parcourir les cercles qui se déroulent en spirale jusqu’au plus profond de la Terre. Au fur et à mesure qu’ils descendent, les cercles se rétrécissent. Les péchés de ceux qui peuplent ces cercles sont plus graves, et les pécheurs sont de moins en moins nombreux, puisque le diamètre des cercles diminue. Tu me suis ?

— J’essaie.

— De cercle en cercle, on se rapproche de Lucifer, on s’éloigne de Dieu, du monde de la lumière. On plonge vers les ténèbres, l’interdit, tout ce qu’il y a de pire.

— Tu penses que ces trois cercles dessinés symbolisent les trois derniers cercles de l’enfer ?

— Je le crois, oui. Rappelle-toi le message sur le carnet : « De l’autre côté du Styx, Tu m’as montré la voie. » Dans La Divine Comédie, le Styx traverse l’enfer entre le cinquième et le sixième cercle. C’est Charon, le nocher des Enfers, qui permet le passage…

Charon… Bellanger venait d’en parler à Sharko par téléphone…

— … Ensuite, il y a la cité de Dité. Au-delà, dans les derniers cercles, se trouvent les êtres qui ont commis les fautes les plus lourdes, les plus répréhensibles, parce qu’ils ont usé de leur raison, de leur intelligence pour commettre le Mal. Ils ne sont ni fous ni simples d’esprit. Bien au contraire…

Jules poussait de sa petite langue sa tétine. Il restait un peu de lait mais le nourrisson était repu. Lucie posa le biberon sur le côté et redressa son enfant pour le rot. Elle avait placé son téléphone devant elle, haut-parleur activé.

— T’es toujours là ?

— Oui…

— Je crois que les trois types que vous recherchez sont des fanatiques qui signent avec un symbole, qui se reconnaissent à travers lui, et qui pensent faire partie des « meilleurs », des plus diaboliques, pour donner une image. Ils ne sont pas des gens qui commettent des actes isolés dans leur coin, je pense qu’ils agissent ensemble, qu’ils ont un but. La prudence de notre kidnappeur, qui code son carnet, choisit plusieurs lieux de rencontre, est plutôt révélatrice d’un esprit très organisé, cartésien, qui ne laisse pas de place au hasard. Il doit être socialement intégré, et…

— Te fatigue pas, on sait qui c’est, Lucie.

Sharko se mordit la langue. Trop tard. Il y eut un long blanc à l’autre bout du fil.

— C’est un flic, poursuivit-il. Un OPJ mort lors d’une intervention banale l’année dernière. C’est pour cette raison qu’on a retrouvé une fille vivante. Elle est restée enfermée dans une carrière avec suffisamment de nourriture pour survivre.

Lucie était stupéfaite. Elle reprit le téléphone dans sa main et coupa le haut-parleur.

— Pourquoi ? Pourquoi il a fait une chose pareille ?

— On n’en sait rien. On n’a aucune trace des filles. Celle qui est en vie est traumatisée, incapable de s’exprimer. Maintenant qu’on sait qui il est, je ne pense pas qu’elle nous apprendra grand-chose de plus, de toute façon. Tu as raison, notre homme n’était pas seul. On cherche désormais à savoir qui a inscrit le message dans la maison où tu t’es rendue et qui se fait appeler Charon, et à retrouver ce « C », qui se révèle être « CP », donc un prénom commençant par C et un nom par P, ou vice versa. Il y a beaucoup d’éléments dans cette enquête, beaucoup de pistes à creuser. Ça prend du temps, mais on avance. Les gars bossent bien et…

— C’est qui, ce flic ? Comment il s’appelle ?

— Je préfère ne pas te dire, Lucie. Pas pour le moment. Pas comme ça, au téléphone.

Lucie saisit la balle au bond :

— Donc, ça veut dire que t’es OK pour que je reprenne ?

— Avec autant de joie qu’un chat qu’on balance à la flotte, ouais. Mais vu que c’est plus fort que toi, et qu’à la limite je préfère savoir ce que tu fais plutôt que de te laisser mener ton enquête seule dans ton coin. Bellanger est en train de se renseigner pour que tu réintègres au plus vite, sans doute après-demain.

— Génial.

— Je te le fais pas dire. Mais il y a un juste un petit souci : les jumeaux. On n’est pas encore organisés avec la nounou et…

— Laisse, j’ai la solution. Ma mère. Ça fait tellement longtemps qu’elle veut passer du temps avec les enfants. On met les petits lits dans notre chambre, et maman dort dans celle des jumeaux. J’ai discuté avec la nounou. Elle pourra prendre les enfants en charge dans une grosse semaine…

Sharko tarda à réagir. Marie Henebelle, une semaine dans les pattes ? Certes, il s’entendait bien avec sa belle-mère, mais de là à vivre avec elle ?

— C’est ta mère, après tout. Très bien, faisons l’essai, on verra si je tiens le coup.

Lucie était folle de joie, et Jules lui gâcha un peu son plaisir avec un haut-le-cœur. Une mousse blanchâtre s’échappa de ses lèvres, que Lucie essuya avec le bavoir. De l’autre côté du couloir, Adrien commençait à s’agiter, poussant des petits cris. Il appelait sa mère qui aurait bien aimé avoir quatre bras à ce moment-là.

La maman se leva et plaça Jules dans sa balancelle.

— Je vais devoir te laisser si je ne veux pas réveiller tout l’étage, fit-elle. Ça va aller, toi ?

— Ça va comme un type qui dort seul dans un hôtel sur l’île de Ré, avec le mur de la baraque d’en face comme panorama.

— On se voit demain, c’est ça ?

— Demain, oui. Dis, je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi.

Il lui expliqua, elle trouva que c’était une bonne idée. Il lui dit au revoir puis posa son téléphone sur la table de nuit. Il n’avait pas raccroché.

Avant de se doucher, il fixa une dernière fois les feuilles étalées au sol, ces profils psychologiques de Foulon, dressés par des spécialistes. Le Boucher faisait partie de ces tueurs organisés, méticuleux, pleinement conscients de leurs actes. Il n’y avait pas pire dans la préméditation. Il aurait sans nul doute trouvé sa place dans le neuvième cercle de l’enfer de Dante. Lui, un animal sanguinaire, sans émotions, sans la moindre capacité à éprouver de l’empathie pour ses victimes. Une bête des ténèbres, solitaire, et qui, paradoxalement, n’errait pas seul dans l’obscurité la plus profonde.

Il y en avait d’autres comme lui. Des habitants des cercles.

Combien avaient franchi le Styx pour ne plus jamais revenir vers la lumière ?

Quelle sinistre voie avait trouvé Daniel Loiseau de l’autre côté de la frontière ?

Et surtout, quel sombre Charon lui avait indiqué le chemin ?

Après avoir fait sa toilette, Sharko se coucha et éteignit la lumière.

Puis il mit son téléphone sur haut-parleur. Lucie avait fait de même, de son côté, en disposant le mobile allumé entre les lits des jumeaux, avant d’aller se coucher.

Le lieutenant finit par fermer les yeux, bercé par les petits gazouillis de ses fils.

Loin, et pourtant si proches.

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