Le repas était terminé.
Nicolas Bellanger grillait une clope sur le balcon, dernier bouton de sa chemise défait. La fatigue l’engourdissait. Pour ne rien arranger, l’air était moite, lourd. Une de ces nuits d’après orage, enivrante, qu’on préférerait passer dans un restaurant, à manger des crustacés au bord de la mer sous une petite brise rafraîchissante.
La nuit s’était installée depuis longtemps. La grande masse noire du parc de la Roseraie semblait absorber la lueur des lampadaires. Au loin, les lumières de la capitale palpitaient.
— Vous en avez une pour moi ? fit Camille en venant à ses côtés.
Il lui tendit son paquet. La jeune femme tenait son verre de vin à la main. Elle prit une cigarette et la porta à ses lèvres d’un geste machinal, naturel. Elle se pencha un peu pour qu’il la lui allume.
— Je ne savais pas que les greffées du cœur avaient le droit de fumer.
— Je fume, je picole, j’ai le cœur d’un assassin.
Pour une fois Camille se sentait bien, décontractée, l’alcool aidant. Elle tira une bouffée. La fumée monta directement dans ses narines. Elle toussa, les yeux au bord des larmes.
— Mince ! Je ne suis pas au point.
— On dirait que c’est votre première fois pour tout. La cigarette, le vin…
La jeune femme récupéra son souffle et contempla l’extrémité embrasée.
— Ça l’est sans l’être.
Elle s’appuya à la rambarde du balcon. Dans le salon, Sharko et Lucie s’occupaient des jumeaux, assis l’un à côté de l’autre sur le canapé. Ils biberonnaient, leurs visages illuminés comme ceux de deux jeunes de vingt ans.
— Ils forment un joli couple, dit Camille en tentant une nouvelle bouffée qui, cette fois, passa mieux.
— Ils ont traversé beaucoup d’épreuves avant d’en arriver là. Franck a été commissaire, vous savez ? D’ailleurs, c’est comme ça que les hommes continuent à l’appeler : « commissaire ». Au meilleur de sa forme, il a commandé plus de trente hommes.
Camille écarquilla les yeux.
— Passer de commissaire à lieutenant ? C’est possible, ça ?
— Franck a insisté pour être rétrogradé. Enfin bref, c’est compliqué, et il faudrait des lustres pour que je vous raconte rien que ce que je connais de Franck. C’est un homme extra. Dur avec lui-même, avec les autres, mais extra.
Il les contempla en silence.
— Je crois que, maintenant, ce qui les unit est impossible à briser. On a des métiers où il faut avoir un sas de décompression, sinon, on devient fous. Le sport, les amis, la famille…
— Quel est votre punching-ball, à vous ?
Bellanger souffla un nuage de fumée par les narines.
— Je cherche encore.
Il n’avait pas l’air de plaisanter. Ses yeux noisette, fatigués, avaient retrouvé une certaine gravité. Camille se rendit compte qu’elle regardait avec insistance la forme de son visage, son petit nez en trompette, ses lèvres pleines, et elle détourna le regard lorsqu’il la surprit. Elle tira sur sa clope et crapota, comme aurait fait une adolescente.
Nicolas Bellanger explosa subitement de rire. Ça lui fit mal dans le bas du ventre. Trop de nœuds, là-dedans. Depuis quand n’avait-il pas ri de bon cœur ?
— Faudrait vraiment que je vous donne des cours ! Mais un conseil, lâchez cette saloperie avant qu’elle vous bouffe.
— Un proverbe chinois dit qu’il faut profiter de la vie parce qu’il est plus tard qu’on ne le pense.
— Fataliste ?
— Comment ne pas l’être quand vous avez déjà affronté la mort ?
Elle haussa les épaules et poursuivit :
— Bah, et puis on devrait arrêter de parler de choses sordides, on a tous eu notre dose, aujourd’hui.
— Je crois, oui.
— Pour tout vous dire, j’aime bien aussi ne pas penser au lendemain. C’est tellement bon de prendre la vie telle qu’elle vient, sans plans, sans rien. Se laisser porter. Oublier. (Elle inspira profondément.) C’est horrible ce que je vais vous dire là, mais cette enquête, même si elle me fait mal, me donne l’impression d’exister. Parfois, la vie ne commence vraiment que lorsqu’on sait que la mort est proche.
— Vous parlez souvent de la mort, vous êtes encore jeune.
Ils se faisaient à présent face. Camille sentait de la chaleur en elle, quelque chose d’inhabituel, de dérangeant. Des sentiments bruts qu’elle avait pourtant pris soin d’étouffer. Sa montre sonna et la tira de l’embarras.
— C’est l’heure, fit-elle dans un soupir.
— L’heure ?
Elle sortit un semainier de sa poche dont elle préleva un petit cachet rond.
— Ciclosporine, je l’ai toujours sur moi. C’est pour… le cœur. Loiseau a faim.
Elle avala son médicament avec une goutte de vin et montra son poignet.
— J’ai une montre avec quatre alarmes différentes. Deux pour le matin qui se suivent d’un quart d’heure, et deux pour le soir. 10 heures, 23 heures. Je sais, 23 heures, c’est tard, mais je suis une couche-tard. Et la double alarme, c’est au cas où je n’entendrais pas la première.
— Prudente.
— Vaut mieux l’être quand vous avez une bombe à retardement dans la cage thoracique.
— Vous devez le prendre pendant longtemps, ce traitement ?
— À vie. Quelques oublis peuvent rapidement entraîner un début de rejet. Le cœur s’emballe, on a l’impression qu’il va exploser. (Elle grimaça.) Ça m’est déjà arrivé, c’est terrible. Et, pour rattraper le coup, on vous bourre de corticoïdes. Bref, le pur bonheur.
Elle parvenait à le prendre à la rigolade, il fallait bien. Il y eut un grand blanc, et ce fut Nicolas qui le rompit :
— Tout est allé très vite à table, tout à l’heure. J’ai l’impression de vous avoir forcé la main pour descendre dans ce sinistre endroit, après-demain. En tout cas, je n’ai rien fait pour m’y opposer. J’en suis désolé, je commence à le regretter.
— Vous n’y êtes pour rien, je vous garantis que je l’aurais fait de toute façon. Je ne peux plus faire demi-tour. Et d’ailleurs, je n’en ai pas envie.
Elle leva les yeux au ciel. Des milliers d’étoiles brillaient, certaines filaient. La jeune femme se sentait libre, loin de la caserne. Ne plus suivre de rails, pouvoir même enfreindre les règles. Foncer sans réfléchir.
— C’est la période des Perséides, fit-elle. On appelle ces minuscules météores « les larmes de saint Laurent ». Si vous avez des vœux à faire, c’est le moment.
Quand elle se retourna, elle surprit Bellanger qui bâillait.
— Excusez-moi, fit-il, mais, justement, mon vœu le plus cher, c’est une bonne nuit de sommeil. J’ai dû dormir quatre heures en deux jours.
— Je ne dois pas être loin de ce score-là. Je crois qu’il est temps d’aller nous coucher.
— Pas tout à fait pour moi malheureusement, de la paperasse à régler. Des trucs horribles qu’on ne peut jamais reporter au lendemain, et mon commissaire divisionnaire n’est pas un rigolo, si vous voyez ce que je veux dire.
— On a le même à la caserne, mais version colonel.
— Je vous ai réservé un hôtel à deux kilomètres d’ici, dans le centre-ville. Tout droit en sortant de la résidence.
— Impeccable.
— Alors voilà comment on s’organise, demain : vous venez déposer le matin, histoire qu’on soit carrés au maximum. Dans la version officielle, vous direz que vous vouliez juste connaître votre donneur, que ça vous a menée chez Florès, puis chez Guy Broca. Vous n’êtes jamais entrée chez le photographe, vous n’avez jamais « emprunté » quoi que ce soit chez lui et vous ignorez qui est Dragomir Nikolic, d’accord ?
— Parfait.
— C’est moi qui prendrai la déposition.
Elle acquiesça avec un sourire.
— Ça me rassure.
— Ensuite, je ne veux plus vous voir au 36. Vous disparaissez, vous vous envolez pour l’Espagne, vous nous communiquez vos découvertes en tant réel. Si ça contribue à faire avancer l’enquête, on officialise en débarquant avec nos gros sabots et en prenant l’affaire en main.
— OK.
— Entre-temps, on va récupérer des infos auprès de Lesly Beccaro pour ces histoires de forums et de murderabilia. Je mettrai également en place une stratégie pour la soirée de dimanche. On va faire des recherches sur ce club SM, voir où on peut planquer. On n’impliquera pas mes deux autres lieutenants, Robillard et Levallois. Je vais tout de même les mettre au courant de notre réunion de ce soir mais, moins ils en sauront, mieux ce sera. Il est préférable de rester en comité restreint. C’est uniquement entre vous, Lucie, Franck et moi. On ne peut pas vous épauler officiellement, mais on le fera officieusement. On sera à vos côtés, n’ayez crainte.
— C’est sympa. Vous allez me faire regretter de ne pas avoir choisi la police plutôt que la gendarmerie.
Bellanger afficha un sourire comme il n’en avait pas eu depuis des lustres.
— Il est toujours temps de changer. Une seconde femme dans mon équipe, ce serait bien. J’ai toujours été pour la parité.
— Je vais y réfléchir.
De nouveau, leurs regards s’accrochèrent longtemps. Troublé, Bellanger finit par la saluer, puis retourna dans le salon pour prendre congé. Camille le fixait discrètement, puis observa le ciel, à la recherche d’une étoile filante. C’était son père qui lui avait expliqué ce qu’étaient les Perséides. Elle se rappela les soirs où ils étaient, tous les deux, assis dans leur jardin, à contempler la voûte céleste. Il lui expliquait les constellations, lui prêtait aussi — sans doute la seule fois dans l’année — sa paire de jumelles Bushnell.
Les jumelles… Les yeux…
Soudain, elle se précipita dans le séjour, alors que Nicolas se dirigeait vers la porte.
— J’ai compris ! s’écria-t-elle.
Tous la regardèrent d’un air interloqué. Même les bébés détournèrent la tête.
— El Bendito, j’ai compris, reprit-elle d’une voix plus posée.
— Qu’est-ce que vous avez compris ? demanda Nicolas, revenant dans le salon.
Camille s’approcha.
— Ce qui intéressait Florès, c’étaient les regards. Vous pouvez retourner dans son laboratoire, jamais vous ne trouverez le portrait d’un individu dont on ne distingue pas les yeux. Florès était astucieux, perfectionniste, il aimait faire réfléchir les observateurs de son travail. Les faire pénétrer dans son univers. (Elle tendit la main vers Nicolas.) Vous partiez, j’en suis désolée, mais… vous pourriez me ressortir le cliché de l’Argentin ?
Bellanger acquiesça. Il fouilla dans sa pochette et lui tendit la photo : El Bendito, mimant le geste de tenir des jumelles invisibles. Camille vérifia sa théorie et afficha un petit sourire.
— C’est bien ça.
— Ne dites rien et faites voir, fit Lucie qui voulait relever le défi.
Elle glissa Jules dans les bras de Sharko et se focalisa sur le portrait de l’Argentin. La peau tannée par le soleil, les sourcils en accent circonflexe. Cette bouche un peu ouverte en diagonale. Ses mains placées devant les yeux, façon jumelles.
Lucie haussa les épaules.
— Il n’a pas capté son regard, cette fois, mais… je ne comprends pas ce que ça implique…
— Au contraire, il a mis en lumière son regard, corrigea Camille. Son regard, ce sont ses mains.
— J’ai sans doute bu un peu trop de vin, répliqua Lucie, mais… je ne comprends pas.
— Je pense qu’il est aveugle.
Le flic était sans voix. Camille pointa l’ordinateur de l’index.
— Je peux ?
Sharko acquiesça :
— C’est allumé.
— On peut essayer de trouver les établissements pour aveugles…
Camille ouvrit un navigateur et lança une recherche, tapant les mots clés adéquats, en espagnol. Buenos Aires, Boedo, ciegos, asociación, fundación… Elle fit le tri dans les réponses et cliqua sur un lien.
— Il n’y en a qu’un sur Buenos Aires : c’est l’Apanovi, une association d’aide aux aveugles. Située le long de l’avenue Boedo. Au numéro 1170, plus précisément. (Elle se tourna vers Bellanger.) Mickaël Florès est bien descendu dans un hôtel de ce quartier ?
Le capitaine consulta ses feuillets et acquiesça.
— Hôtel… La Menesunda. 742, avenue Boedo.
Camille se redressa, satisfaite, et leva son verre.
— On dirait qu’on a retrouvé notre Bendito… Et maintenant, si vous permettez… Je vais finir mon verre de vin et je me mettrai en route.
Elle retourna sur la terrasse. Les trois flics échangèrent des regards muets, surpris, et des sourires. Leurs yeux parlaient pour eux : cette fille était incroyable.
— Tu nous as caché que tu avais une petite sœur, plaisanta Bellanger en fixant Lucie.
— Je l’ignorais moi-même, répliqua-t-elle sans plus lâcher la photo des yeux.
Lucie se demandait encore comment elle avait pu passer à côté de ce détail. Cinq minutes plus tard, Nicolas marchait dans le carré de verdure devant la résidence. Il ne put s’empêcher de se tourner vers la façade de l’immeuble.
Il voulait la revoir une dernière fois.
Elle était toujours là, au balcon, à l’observer.
Il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit.
Une fois dans sa voiture, il resta sur place, immobile, secoué. Il aurait pu s’abattre une pluie de grenouilles sur son pare-brise qu’il n’aurait pas été davantage surpris que par ce qui venait de se produire depuis leur rencontre devant l’aiguille à Étretat.
Il avait flashé sur elle, c’était le mot.
Dès le premier échange de regards, dès ses premières paroles.
Comme si sa vie n’était pas suffisamment compliquée.