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Enzo Belgrano payait ses impôts en France depuis 1999, comme un bon citoyen.

Devant l’urgence de la situation, le contact de Nicolas aux impôts avait consulté le fichier sans autorisation écrite et fourni toutes les informations nécessaires. Le néphrologue avait deux résidences : un appartement dans le premier arrondissement et une maison secondaire dans les Ardennes, pas loin de Charleville-Mézières. Il déclarait un revenu confortable d’environ cent cinquante mille euros en tant que patron de trois restaurants sur Paris plutôt hauts de gamme.

La restauration… Rien de mieux pour se planquer, ne pas attirer l’attention. Belgrano avait rebâti sa vie à son arrivée en France, avec, sans doute déjà, un bien sombre dessein en tête.

Nicolas fonçait sur l’autoroute A4, les doigts collés au volant, emporté par sa hargne. Il n’avait prévenu personne et ne répondait ni aux appels de Robillard, ni de son divisionnaire, ni de Lucie. Il allait payer pour ça, il le savait, mais les frontières étaient franchies depuis bien trop longtemps, de toute façon.

Malheureusement, il n’avait pu empêcher le temps de filer. Il était déjà 23 h 30, il restait une petite cinquantaine de kilomètres avant d’arriver à destination. Le capitaine de police hésita puis sortit le téléphone de Camille.

Il composa un numéro, on répondit à la troisième sonnerie.

— Calmette. C’est vous Camille ? Bon Dieu, vous…

— Pas tout à fait, le coupa Nicolas d’une voix chevrotante. Je suis capitaine de police, section criminelle de Paris.

Un temps.

— La police ? Que se passe-t-il ?

— Je ne peux pas vous expliquer pour le moment, docteur, mais j’ai une requête extrêmement importante. J’ai eu votre message sur le répondeur de Camille. Je vous demande de contacter l’agence de biomédecine. De faire tout votre possible pour obtenir un report d’une heure sur le cœur destiné à votre patiente. Qu’ils vous donnent jusqu’à 1 heure du matin. S’il vous plaît, faites-le.

Il y eut un silence au bout du fil.

— Je vais essayer, mais je ne vous garantis rien. Probable que, déjà, un autre patient attende ce cœur.

— Faites de votre mieux. Pour elle.

Il raccrocha et serra le téléphone dans sa main, réalisant que privilégier Camille revenait à léser un autre patient au bord du gouffre. Valait-il lui-même mieux que Mercier, finalement ? Préférer que Camille vive, au détriment d’un inconnu… Il accéléra encore, dépassant les cent soixante-dix kilomètres par heure. Il quitta l’autoroute et prit des voies moins larges, plus sinueuses. Ses phares mordaient l’asphalte, repoussaient la nuit, comme pour l’encourager à aller plus vite encore.

Une petite route sombre, à travers un bois. Le GPS indiquait la maison à trois cents mètres. Nicolas coupa les phares et ralentit. L’habitation était en retrait, protégée par un portail et un haut mur. Sous la lueur de la lune, elle ressemblait à un vieux manoir, avec sa puissante façade de pierre, son toit en pointe, la taille démesurée de ses fenêtres, et ce grand lierre qui en avait colonisé chaque recoin.

À l’intérieur, des lumières diffuses brillaient un peu partout.

Devant l’entrée, il y avait un Trafic, une Audi et une Mercedes.

Nicolas reçut un message de Calmette :

L’agence me laisse deux heures supplémentaires. Dr Calmette.

Le flic le prit comme un vrai signe d’encouragement et observa le portail à bonne distance, protégé par deux caméras. Il se glissa le long d’un haut mur et l’escalada par l’arrière, s’aidant des branches d’un arbre à proximité. Quelques secondes plus tard, il atterrissait dans le jardin.

Il s’approcha de la porte d’entrée, elle était verrouillée. Il fit le tour, il n’y avait aucun moyen de pénétrer dans la maison sans faire de casse.

Merde.

Nicolas essayait de réfléchir à toute vitesse. Comment entrer ? Il observa l’Audi et fonça pour lui donner un coup d’épaule violent. Le système d’alarme du véhicule se mit à hurler, tandis que Nicolas se réfugiait à toute allure dans l’obscurité du jardin.

Il attendit. Au bout d’une vingtaine de secondes, il aperçut une silhouette à la fenêtre de l’étage. Deux bras sombres s’appuyèrent sur le montant, la silhouette se figea, semblant scruter les lieux. Puis elle disparut avant de réapparaître à la porte quelques instants plus tard.

Elle courut en direction de la voiture, dont l’alarme hurlait.

Nicolas en profita pour se glisser dans la maison.

Il n’avait vu qu’une fois le visage de Calderón sur une photo-impression en couleur, mais il le reconnut aussitôt lorsque ce dernier rentra et verrouilla derrière lui. L’Argentin était en tenue verte de chirurgien. Il monta à l’étage et disparut sur la gauche.

Nicolas attendit un peu et s’engagea à son tour sur les marches, le flingue braqué.

Il se retrouva dans un long couloir.

Des néons, des grésillements.

Une porte ouverte, plus loin. Il se plaqua contre la cloison, respira un bon coup et surgit, l’arme devant lui.

Une pièce médicalisée. Un homme en tenue bleue de patient semblait dormir paisiblement sur un lit. Face à lui, la télé allumée, de beaux cadres, une bibliothèque. Le souffle court, Nicolas se précipita et souleva le drap.

Son sang ne fit qu’un tour.

Une cicatrice, sur l’aine. L’homme avait été opéré du rein.

Camille !

Nicolas frotta son visage trempé de sueur du dos de la main, avant de réaliser que la cicatrice n’était qu’une trace de feutre.

Le corps avait juste été préparé pour l’opération.

La greffe n’avait pas encore eu lieu.

Nicolas crut qu’il allait s’évanouir. Il reprit son souffle et, au moment où il s’apprêtait à sortir, entendit un coup de feu.

Non !

Une terrible image lui traversa l’esprit, un instantané de douleur : Camille, la tête explosée. Il se précipita vers le fond, où une lumière crue filtrait sous une porte entrouverte.

Nicolas surgit, bras tendus, prêt à vider son chargeur.

Enzo Belgrano était au fond du bloc opératoire, masque vert chirurgical baissé sur sa poitrine. Il pointait le canon d’un revolver sur le crâne de Camille, nue, branchée à des appareils, couchée sur une table en acier. Les yeux de la jeune femme étaient grands ouverts. Elle vivait mais elle était incapable de remuer, sans doute anesthésiée localement. Son abdomen était jauni par la Bétadine. À l’électrocardiogramme, son cœur battait irrégulièrement. Parfois vite, parfois très lentement.

Elle avait des marques de brûlures sur les bras, le torse. La Picana.

À ses pieds, Claudio Calderón gisait, le visage tourné vers le plafond, les yeux fixes. Il avait reçu une balle au milieu du front.

— Ne bougez pas d’un millimètre, fit Bellanger.

L’Argentin hocha le menton vers un petit écran, accroché dans un angle de la pièce.

— Je vous ai vu sur l’une des caméras, pendant que Calderón descendait couper l’alarme de sa voiture.

Il sonda le policier. Quelque chose de sinistre, d’indéfinissable, brillait dans ses iris noirs.

— Cette femme, c’est étrange, vous ne trouvez pas ? fit-il avec un calme déstabilisant. Qu’elle ait le cœur de Loiseau et qu’elle se retrouve sur cette table, prête à elle-même donner ses organes ? Mais regardez bien l’électrocardiogramme. Les sursauts, cette partition folle des battements cardiaques. Le cœur est en train de puiser dans ses dernières forces, comme une pile en fin de vie. C’est une question d’heures avant qu’il s’arrête, désormais. Je suis tout de même curieux. Comment êtes-vous remonté jusqu’ici ? Quelle piste avez-vous finalement exploitée ? Mickaël ? L’Argentine ? Loiseau ? La petite Camille m’a laissé sur ma faim, avec ses explications.

La jeune femme fixa Nicolas, les yeux remplis d’effroi. Elle semblait résignée, déjà morte. Une larme roula sur sa joue.

— Toutes, répliqua Nicolas. De petites pièces de puzzle qui, assemblées, dressent le tableau de ce que vous êtes. La pire des ordures. Vous avez commis des actes indescriptibles. Vous tuez depuis des années. Vous avez massacré votre propre frère jumeau de sang-froid.

Le visage de l’Argentin ne laissa transparaître aucun sentiment. Un véritable masque de cire.

— J’ai su très tôt que mon père n’était pas mon père : il ne pouvait pas avoir d’enfants. Mais il ne m’a jamais dit d’où je venais. Il n’y a pas si longtemps que ça, j’ai entendu parler de ce programme ADN en Espagne. J’ai tenté le coup, ça a fonctionné… Et devinez ma surprise quand, en plus de ma génitrice, j’ai découvert l’existence d’un frère.

Il s’accroupit, son visage se trouvait juste au niveau de celui de Camille. À quelques centimètres seulement. Le canon de l’arme se promenait sur sa joue.

— Je suis allé voir d’abord cette génitrice, une malheureuse qui faisait pitié, honte. Elle était à moitié tarée, cette chose ne… (son visage se tordit en une grimace effrayante) … pouvait pas être ma mère. Je ne pouvais pas avoir son sang.

Un silence. Il retrouva son ignoble sourire.

— Cette pauvre femme était là, avec son sécateur. Je lui ai expliqué certaines choses qui s’étaient passées en Argentine. Des petits détails croustillants. Je lui ai montré qui elle avait engendré. Je crois que je lui ai fait un peu peur.

Nicolas maintenait sa visée, la main gauche soutenant son bras droit.

— Et Mickaël ? Pourquoi ce massacre ?

— J’ai retrouvé où il habitait. Je suis entré chez lui alors qu’il n’était pas là, histoire de voir à qui j’avais affaire. Et devinez donc ma surprise quand je suis allé dans son laboratoire photo. Quand j’ai vu mon propre visage, celui de Loiseau, de Calderón, de Pradier sur l’un de ses murs ! Il avait tout découvert… Comment ? Comment il avait fait ? Je suis ressorti, je me suis mis en contact avec Calderón et Pradier. On a pris une décision, on a fait le ménage. Il fallait… tout effacer. Les photos, mes origines. Je me suis occupé de Mickaël personnellement. Je voulais qu’il parle, qu’il m’explique tout. Son obsession pour le trafic d’organes l’avait mené jusqu’à Calderón, puis, de fil en aiguille, à moi. Quand il a vu la ressemblance sur des articles de journaux, il a compris que nous étions liés. Le destin est tellement étrange, vous ne trouvez pas ?

— Et il n’a jamais rien dit à la police ? Il n’avait averti personne ?

— Il nous a traqués, suivis, il avait tout compris, mais ses obsessions étaient les plus fortes. Il voulait aller au bout de sa démarche, il lui manquait encore certaines pièces du puzzle. Quand je l’ai retrouvé, je l’ai vidé de son jus. Il est mort et je me suis débarrassé des photos.

— Mais vous en avez oublié certaines, cachées dans le patchwork des tirages. Celle de cet Argentin aveugle, notamment.

— Vous avez raison. Trop de… précipitation, de colère et d’euphorie, sans doute. On commet tous nos petites erreurs, n’est-ce pas ? (Il soupira.) Dans la foulée, on s’est débarrassé du « père ». C’est Pradier qui a voulu s’en charger. Il a toujours aimé ça. Tuer pour le goût du sang, trafiquer le corps humain, fouiller les ventres comme un mécanicien bidouille une voiture. C’est lui qui prenait les reins sur les filles, on le laissait faire. Soulever l’organe, le mettre dans son petit caisson réfrigéré. Vous auriez vu ses yeux à ce moment-là ! Loiseau n’était pas mal non plus. Un fou de tueurs en série, qui vouait des cultes à des types comme Pierre Foulon… Il a été facile à repérer, au Styx. C’est ainsi que notre petite équipe s’est constituée.

Il se fendit de son abominable sourire, se complaisant dans ses explications.

— Le trafic d’organes idéal est celui qui ne laisse aucune trace. La faiblesse, ce sont les gens qui disparaissent, puis les corps. C’est si difficile de se débarrasser d’un cadavre, vous êtes flic, vous le savez. Avec Pradier, on avait résolu le problème. Les marais de Torres recracheront un jour la vérité, mais peu importe. De l’eau et du sang auront coulé sous les ponts, d’ici là.

Nicolas fixait le doigt du chirurgien. Il reposait sur la queue de détente. La poitrine de Camille se soulevait fort. Elle était tétanisée.

— C’est terminé, Belgrano. D’autres policiers vont arriver d’un instant à l’autre. Lâchez votre arme.

— Vous croyez que j’ai peur de mourir ? (Il ricana.) Ma vie n’est pas importante. Ce qui compte, c’est mon travail. Cette petite graine que Calderón et moi, on a plantée dans la société. Lui en Belgique, et moi ici. On s’aidait mutuellement… (Il caressa les cheveux de Camille, les fit glisser entre ses mains gantées.) Quand Loiseau est mort, c’est Pradier qui l’a remplacé. On s’est rabattu sur des SDF, des prostituées. Parfois, on avait la chance de tomber sur un groupe sanguin rare… Mais quand ce n’était pas le cas… (Il serra les lèvres.) Rien ne se perd, en ce monde. Ces organes-là serviront, un jour…

— Un jour ? Où sont-ils, ces organes ? Vous ne pouvez rien en faire, ils ne peuvent pas se conserver.

— En êtes-vous bien sûr ? Vos équipes du 36 n’ont-elles pas découvert l’impensable il y a quelques mois, au fin fond de la Russie ?

D’un pas ferme, Nicolas s’approcha de Belgrano. C’étaient Sharko et Lucie qui avaient mené cette enquête éprouvante, secrète, au fin fond des pays de l’Est.

— Comment vous savez ? Quel lien avez-vous avec ça ?

— Vous le découvrirez peut-être un jour. Mais ces organes ne sont pas perdus, croyez-moi… Contaminer et pervertir, autant que nous le pouvons… C’est ainsi que nous sommes évalués.

— Évalués ? Par qui ?

— Calderón et moi, nous ne sommes que des éléments, des électrons qui transitent d’un cercle à l’autre, qui essaient de se rapprocher du noyau. Mais… les places sont chères, vous savez, pour rejoindre le cercle le plus profond, le plus enfoui sous la surface ? J’ai échoué, je n’ai pas pu accéder à la Chambre noire, mais d’autres y parviendront. Tous ceux qui passent à travers les mailles de vos filets. Ceux qui échappent à tous vos systèmes de surveillance.

Il y eut une pulsation dans ses yeux. Quelque chose d’indéfinissable qui donna à Nicolas la chair de poule.

— Vous allez bientôt mourir, jeune homme. Vous, et tant d’autres. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. Cette histoire n’est pas terminée et vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dedans.

En une fraction de seconde, Charon/Belgrano porta son arme vers sa tête et tira. Son corps tomba mollement au sol, près de celui de Calderón.

Sa poitrine se figea.

Nicolas se précipita vers Camille. Il s’accroupit, en pleurs, et lui caressa le visage.

— Je t’ai enfin retrouvée.

Camille trouva la force de lui sourire. Ses lèvres remuèrent pour dire quelque chose.

— N’essaie pas, fit Nicolas. On va vite te soigner. Ça va aller, tu ne risques plus rien.

Elle secoua la tête, comme résignée, avec ce sourire devenu triste, douloureux. Nicolas essuya les larmes qui roulaient sur ses joues. Les bips de l’électrocardiogramme s’emballaient.

— Il… n’y a rien… à faire, Nicolas. Je… ne veux… plus vivre avec Loiseau… Faut que… je divorce.

Elle serra la main plus fort.

— Plus jamais ça… Laisse-moi ici, je suis bien avec toi en face de moi… Laisse-moi… mourir en paix.

— Jamais. Tout est à faire, au contraire. (Il se releva.) Je reviens, d’accord ?

Elle le fixa tristement. Nicolas sortit de la pièce et serra son téléphone. Il revint dans la pièce quelques minutes plus tard. Il s’approcha de l’oreille de Camille.

— J’ai prévenu les secours, ils vont t’emmener d’urgence à Lille. Il y a un cœur compatible qui t’attend.

Camille secoua faiblement la tête.

— C’est… impossible.

— Le docteur Calmette a dit que tu avais une sacrée bonne étoile.

La jeune femme ferma les yeux dans un long souffle de soulagement. Sa main toute chaude se rétracta dans celle de Nicolas, qui sentit une onde de bonheur le traverser.

— Cette nuit où on a regardé les étoiles tous les deux, les Perséides, murmura Camille. J’ai fait un vœu, j’ai demandé un nouveau cœur. Parce que j’ai toujours eu envie de vivre. Je suis sûre que ce sera un bon cœur, cette fois.

Le flic afficha un sourire de soulagement.

— J’en suis persuadé.

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