L’ambiance, dans l’open space, était électrique lorsque Lucie et Nicolas arrivèrent.
Levallois était assis à son bureau, mais Robillard allait et venait, le téléphone collé à l’oreille, l’air grave. Lucie s’installa à sa place, et Nicolas fit un point sur leurs découvertes toutes fraîches quand le lieutenant aux muscles saillants raccrocha. Le capitaine de police parla évidemment du trafic d’organes présumé.
Robillard, qui était retourné s’asseoir, hocha le menton vers l’écran de son ordinateur.
— C’était justement là-dessus qu’enquêtait Mickaël Florès en Albanie et au Kosovo. Il n’y a plus aucun doute.
— Explique, somma Nicolas.
— Je viens de discuter avec un spécialiste. Un commandant qui a bossé pour le groupement des opérations extérieures de la gendarmerie. Il a fait partie de ceux qui ont été chargés de l’enquête diligentée en Albanie afin d’identifier les victimes des crimes de guerre.
— Et ?
— Il y aurait eu, en Albanie et au Kosovo, un trafic d’organes international entre 1999 et 2000, impliquant une ferme située à Rripe, qu’on appelle la Maison jaune.
— Rripe… Là où s’est rendu Florès à la fin 2009.
— Exactement. Le trafic d’organes aurait commencé avec les enlèvements de civils serbes et albanais au Kosovo durant les bombardements de l’OTAN en 1999 et pendant les mois qui ont suivi. On les aurait transférés dans des centres clandestins de détention dans le nord de l’Albanie et on aurait prélevé leurs organes vitaux pour alimenter un réseau international. Des receveurs d’organes allemands, israéliens, canadiens et même polonais auraient payé jusqu’à cent mille euros pour la greffe d’un rein.
— Tu parles au conditionnel ?
— C’est un conditionnel dirons-nous… de prudence. A priori, le dossier est encore en cours et extrêmement complexe, il met en accusation rien moins que le ministre de la Santé du Kosovo, le Premier ministre, de très hauts fonctionnaires, des groupes militaires et divers chirurgiens. C’est à la justice de l’Union européenne de faire son travail.
Nicolas saisit la balle au bond :
— Des chirurgiens, tu dis ? Qui ?
— Je vais y venir, laisse-moi juste finir. La Maison jaune est une ferme sordide où auraient eu lieu une partie des prélèvements d’organes. Une maison qui a toujours été habitée par le même couple, des gens à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, et qui ont pourtant laissé ces horreurs se perpétrer entre leurs murs. Le commandant de gendarmerie que j’ai eu en ligne était sur place en 2004, missionné par l’ONU, quand les pulvérisations de Luminol ont montré la présence d’innombrables traces de sang près d’une table dans la pièce principale. Les militaires français n’étaient là qu’en observateurs, malheureusement, c’est un enquêteur albanais qui a rédigé le rapport. Le parquet du pays n’a donné aucune suite à cette visite. Les prélèvements matériels effectués sur place ont mystérieusement disparu. La Maison jaune a été repeinte en blanc, depuis, comme une façon de dire : « Allez tous vous faire foutre »…
Robillard laissa quelques secondes s’écouler, sondant ses collègues, avant de poursuivre :
— D’après divers rapports, il a été formellement établi que, en 1999, l’armée de libération du Kosovo, l’UCK, disposait d’au moins six centres de détention dans le nord de l’Albanie, où étaient emprisonnés des Serbes, surtout des civils originaires du Kosovo, mais aussi des Albanais considérés comme traîtres. La plupart de ces détenus n’ont jamais réapparu après leur libération. Dans plusieurs de ces centres, les prisonniers subissaient des examens médicaux, des prélèvements sanguins qui servaient à définir leur compatibilité HLA… Certains d’entre eux, surtout des jeunes Serbes, étaient soignés, bien nourris, puis finissaient dans la Maison jaune ou dans une autre maison à Fushë-Krujë, près de Tirana, où avait été installée une clinique sommaire pour le prélèvement. Les prisonniers étaient alors exécutés d’une balle en pleine tête avant d’être opérés pour qu’un ou plusieurs de leurs organes leur soient prélevés. Ces organes, en général des reins ou des cornées pour leur excellente qualité de conservation et leur forte demande sur le marché, étaient ensuite transportés jusqu’à l’aéroport d’où ils étaient expédiés, contre paiement, dans des cliniques à l’étranger.
Ses propos laissèrent les autres flics sans voix. C’était une machinerie monstrueuse qui semblait s’être mise en place dans ces pays de l’Est, à l’aube de l’an 2000, et qui se répétait en France aujourd’hui, de toute évidence.
— Les points communs avec notre affaire sont flagrants, souligna finalement Nicolas, et le schéma est similaire. Ces filles que Loiseau a soignées, bien nourries… Les prélèvements sanguins, les analyses HLA… Les sommes fournies à Dragomir, venant probablement de receveurs qui versaient beaucoup plus d’argent…
— On est dans le même schéma, oui, mais amélioré, fit remarquer Robillard. Petite échelle donc plus discret, filles inconnues au bataillon, et, au lieu de balancer les corps dans les charniers, on les fait simplement brûler dans un crématorium. Plus aucune trace… Bref, tout cela nous amène aux fameux chirurgiens impliqués dans le trafic en Albanie. La plupart d’entre eux étaient en rapport avec la clinique Medicus, une clinique privée basée à Pristina, qui a été fermée par les autorités en 2008 après de forts soupçons de transplantations illégales d’organes.
— Pristina… Florès est aussi allé là-bas.
— Exactement. Si les monstruosités de la Maison jaune et celles de Fushë-Krujë se sont terminées peu de temps après le conflit armé, les trafics d’organes, eux, se sont poursuivis sous une autre forme jusqu’en 2008. EULEX, la mission de l’union européenne de police et de justice qui a œuvré sur place après l’ONU, a découvert que cette clinique Medicus pratiquait des greffes de reins clandestines. On ne tue plus, on ne vole plus les organes, mais on fait venir de pauvres gens de Turquie ou d’ex-URSS, on leur donne un peu d’argent pour qu’ils cèdent un rein à de riches patients originaires des États-Unis, d’Europe occidentale, d’Israël ou de pays arabes, et on les renvoie chez eux, plutôt mal en point. Bref, le système est différent, mais la finalité est la même : ceux qui ont le pouvoir et l’argent sont des prédateurs et ils font tout pour survivre, au détriment d’autres vies…
Il lança des impressions depuis son ordinateur et alla chercher les feuilles, qu’il tendit à Nicolas.
— Voilà les divers chirurgiens suspectés d’être impliqués dans le trafic. Ils sont tous originaires des pays de l’Est, sauf deux. Lui, c’est Hassan Ertuğrul, un chirurgien turc qui pratiquait les transplantations en Turquie, avec les organes directement venus d’Albanie. Disons qu’il était… le greffeur.
Lucie et Jacques Levallois s’étaient rapprochés.
— Il est mort il y a deux ans d’un cancer, m’a expliqué le gendarme.
Robillard désigna une seconde feuille et pointa un homme aux traits hispaniques. Grand, puissant, avec un nez aquilin et de petits yeux noirs sous d’épais sourcils. La cinquantaine.
— Et le second étranger, c’est Claudio Calderón. Accrochez-vous. C’est un ophtalmologue argentin.
Tous furent sous le choc.
— Un Argentin… Ophtalmologue qui plus est…, fit Nicolas. Ça colle bien avec les énucléations et les monstruosités faites sur les yeux d’El Bendito…
Bellanger acquiesça avec conviction.
— Trop âgé pour être Charon, mais bien possible qu’il soit notre quatrième homme. On ignore comment il est arrivé en Albanie, ainsi que les raisons profondes qui l’ont poussé là-bas. On l’appelait le docteur Vautour. À Medicus, il prélevait, entre autres, les cornées. Ce sont des tissus qui font l’objet d’une très forte demande sur les listes d’attente et qui présentent l’avantage de ne pas poser de problème de compatibilité, donc de rejet, contrairement aux reins. Mais Calderón avait des capacités de chirurgie générale, il était très doué. Assisté d’un ou deux spécialistes, il s’occupait en définitive de tous les organes. C’était lui le chirurgien soupçonné d’être le plus impliqué dans le trafic de la clinique Medicus.
— Jamais arrêté ?
— Non. Son nom est un jour ressorti dans l’affaire de la Maison jaune, avant que les papiers disparaissent. Le dossier n’est qu’un château de cartes, la justice traîne. Les personnes qui auraient pu parler se sont mystérieusement rétractées ou volatilisées. Tout comme le docteur lui-même, d’ailleurs. Il semblerait qu’on ignore où il se trouve. Jacques vient de lancer une requête pour une recherche d’identité et de domiciliation sur notre territoire.
Bellanger acquiesça.
— C’est bien. Et on connaît le parcours de ce Calderón avant l’Albanie ?
— D’après les infos du gendarme, l’homme venait directement d’Argentine. Il bossait dans une clinique d’ophtalmologie, à Corrientes. Il n’en sait pas plus.
Les flics se regardèrent. Les pièces du puzzle s’emboîtaient enfin. Nicolas tira les conclusions qui s’imposaient :
— Il semblerait donc que Mickaël Florès se soit mis à enquêter sur les trafics d’organes en 2009. Comme à son habitude, il a voulu creuser le sujet, aller au fond des choses. Au courant du trafic en Albanie, il s’est rendu à Medicus, à Rripe, pour obtenir des clichés, sans doute. Photographier les habitants de la Maison Jaune, d’anciens médecins, des personnes impliquées… Capter leurs regards fous. En tout cas, son enquête l’a fait se pencher sur la personnalité de Calderón. Alors, il s’est rendu en Argentine, pour remonter aux origines et essayer de comprendre comment Calderón en était arrivé là. Ou alors, il voulait carrément le retrouver, l’interroger, le photographier…
— Et ça l’a peut-être conduit jusqu’à l’hôpital psychiatrique où est allé Franck. Puis vers Mario… Puis Charon, ajouta Lucie.
— Ce n’est qu’une hypothèse, mais il faut avouer que l’ensemble se tient très bien.
Nicolas se frotta le menton tout en réfléchissant. Son cerveau était en ébullition, soulevant les questions, répondant à certaines. Il revint vers ses subordonnés.
— On sait où finissent nos victimes, annonça-t-il d’une voix assurée. Dans un laboratoire d’anatomie du CHR d’Orléans. C’est-à-dire sur le sol français. Or, la durée de vie d’un organe prélevé n’est pas infinie, à ce qu’il me semble.
— Quatre heures pour un cœur environ, fit Robillard. Le double pour un foie…
— C’est extrêmement court. S’il y a un trafic d’organes, il y a forcément des receveurs. Des gens qui ont… accepté de se faire greffer illégalement. Qui ont payé cher pour ça. Peut-être qu’ils sont français. Qu’ils vivent pas loin d’ici. Qu’ils sont « ceux qu’on ne voit pas ».
Il n’arrêtait pas de regarder sa montre, comme s’il n’imprimait plus ce qu’il voyait, comme s’il oubliait au fur et à mesure. Pourtant, son cerveau carburait à plein régime. Il fixa Robillard.
— Pascal, essaie de te rencarder sur le sujet des trafics d’organes, voir s’il y a un moyen quelconque de remonter jusqu’à des receveurs illégaux. Ces gens-là ont forcément, à l’origine, un dossier médical lourd. Ils ne peuvent pas être totalement invisibles.
— Tu voudrais procéder comme pour la came ? On chope le consommateur, et ça nous permet de remonter au dealer ?
— Exactement. Inutile de te dire que… que le temps presse.
— C’est bien le problème. Remonter un trafic, ça prend du temps, des semaines, des mois, ça demande des ressources. Ça ne peut certainement pas se résoudre en quelques jours.
— Je m’en doute, bordel ! Mais fais ton possible, OK ?
Nouveau coup d’œil sur sa montre. À cran, il se tourna vers Lucie.
— Occupe-toi des facturettes d’essence. Triture-moi ça dans tous les sens. Je veux des résultats, des réponses.
Lucie acquiesça en silence.
— Quant à toi, Jacques, t’as du neuf sur Pradier ? Son passé ? Son historique informatique ?
— Je suis en train de collecter tout ce que je peux sur lui. J’ai contacté les administrations, je ne peux pas aller plus vite que la musique, malheureusement.
— Si, il faut aller plus vite que la musique. Je veux aussi des infos sur Calderón, savoir s’il est en France. J’ai un contact aux impôts. Ça permettra de tout court-circuiter. Je vais te le donner. Suis-moi.
Ils sortirent. Lucie et Robillard se regardèrent, l’air soucieux.
— Je m’inquiète vraiment pour lui, murmura Lucie.
— Tu n’es pas la seule. Il croit que tout peut se faire comme ça, d’un claquement de doigts. Il est en train de péter un câble.
Lucie soupira et se pencha sur les facturettes d’essence de Camille Pradier, reçues par mail. Il y en avait des centaines. Elles étaient classées par ordre chronologique, la plus ancienne datait de sept ans plus tôt, et la dernière d’une semaine. Encore un signe de la méticulosité, de la maniaquerie de Pradier.
Lucie avait l’impression de perdre son temps, mais elle s’y plongea. En plus de la date et de diverses informations liées au carburant, les facturettes indiquaient l’adresse de la pompe à essence. Les deux endroits qui revenaient le plus souvent étaient ceux d’une station-service d’Orléans et une autre d’Antony, au sud de Paris. Toujours tard, sur Antony, et le dimanche. Sans aucun doute lié à la descente de Pradier au Styx.
Lucie remarqua une variation dans ses habitudes, à partir de 2009. Une succession de facturettes qui indiquaient une adresse le long de la D921. Toujours la même station-service, souvent le matin. Lucie entra les données sur Internet et remarqua que l’endroit se trouvait près d’une petite ville appelée Bailleau-le-Pin, à une centaine de kilomètres au nord-ouest d’Orléans, pas très loin de Chartres.
Elle revint sur les dates des factures, Pradier faisait un plein d’essence tous les trois ou quatre jours à cette période-là, ce qui était beaucoup. Puis la fréquence cessa, l’adresse de la station n’apparut plus que de temps en temps, jusqu’à ces jours-ci…
Lucie alla boire un café dans leur petite salle de pause, en pleine réflexion. Il y avait certainement quelque chose d’intéressant à déduire de ces facturettes, mais il faudrait sans doute se rendre sur place, interroger… Trop long, trop aléatoire. Lorsqu’elle revint, Robillard s’adressa à elle, l’air satisfait :
— Je viens juste d’avoir en ligne l’expert en informatique, fit-il. Il a des nouvelles intéressantes concernant l’ordinateur de Camille Pradier. Tu t’en charges, vu que je suis plongé dans cette histoire de trafic d’organes ?
Lucie acquiesça, fit immédiatement demi-tour et disparut au pas de course.