La nuit était tombée depuis des lustres.
Le marais s’était réveillé, peuplé de bruits étranges, nimbé par les reflets de la lune gibbeuse. Parfois des bulles crevaient la surface de l’eau, juste devant Franck Sharko, qui était couché sur le côté dans l’herbe humide, les yeux grands ouverts.
Immobile.
Résigné, aussi.
Son genou droit l’élançait, irradiant toute la jambe de douleur. Il avait remonté le bas de son pantalon pour constater les dégâts : une grosse patate violette là où aurait dû se trouver l’os. Ce n’était sans doute pas cassé parce qu’il aurait été incapable de bouger la jambe, mais peut-être foulé.
Il se coucha de nouveau, les yeux au ciel. Les étoiles brillaient, plus nombreuses qu’en France. Sharko se dit que ce devait être agréable de mourir de cette façon.
Juste s’endormir au calme, et ne plus jamais se réveiller.
Il avait tellement, tellement envie de fermer les yeux.
Régulièrement, il entendait les ronflements des moteurs. Les malades qui le traquaient parcouraient encore les marais, avec leurs projecteurs allumés. Le flic voyait les faisceaux lumineux trouer l’obscurité, parfois passer tout près, scrutant le moindre mouvement d’eau. Depuis quelques heures, un autre Zodiac était venu en renfort. Ces types n’abandonneraient pas avant d’avoir découvert son cadavre.
Recroquevillé et tremblotant, Franck songea à sa petite Lucie. Elle avait dû essayer de le joindre à plusieurs reprises et devait être morte d’inquiétude. Les pires images devaient lui revenir en mémoire. Ils ne se connaissaient que depuis quelques années mais ils avaient déjà bravé tant d’épreuves, traversé tellement de dangers. Franck aurait tout donné pour pouvoir lui parler quelques minutes, entendre sa voix, lui signifier qu’il était vivant et qu’il pensait à elle. À eux.
Au lieu de cela, il se trouvait au beau milieu d’un immense marécage hostile, traqué par des malades. Si Florencia ne venait pas le chercher, il ne savait même pas dans quelle direction s’orienter. Il n’avait même plus idée de l’endroit où se trouvait l’hôpital.
Il perçut autour de lui des bruissements, des ricanements, des feulements. Ses sens s’étaient adaptés au rythme du marais. Des centaines d’espèces d’animaux et de plantes cohabitaient, luttaient, rivalisaient. Parfois, Sharko sentait quelque chose bouger sur ses bras, dans ses cheveux, il s’agitait alors dans tous les sens en s’empêchant de hurler.
Plus tard, il y eut un mouvement d’eau plus ample que les autres, sur la gauche de l’îlot. Une masse noire et ruisselante s’y hissa avec difficulté. Une forme humaine, qui se faufila derrière de hautes herbes. Sharko se mit sur ses gardes quand une voix chuchota en anglais :
— C’est Florencia. Vous êtes là ?
Le flic se redressa, sortit de sa cachette et eut l’impression de s’arracher d’un sarcophage.
— Oui…
Sous la lueur de la lune, elle le vit boitiller lorsqu’il vint vers elle. Elle portait un poncho vert foncé rentré dans un pantalon imperméable. Elle lui tendit une bouteille d’eau qu’elle sortit d’un petit sac à dos.
— J’ai ajouté des morceaux de sucre dedans. Ça va aller ? demanda-t-elle.
Sharko se jeta sur la bouteille. Il but la moitié du contenu en quelques secondes.
— Merci…
Il reprit son souffle.
— J’ai cru que vous ne reviendriez jamais, avoua-t-il.
— On s’est tous couchés tard au village. Les gens discutaient de… de votre passage dans nos rues. Je ne voulais pas éveiller l’attention, j’ai dû rester jusqu’au bout.
Ils s’orientèrent vers l’arrière de l’île, dos courbés.
— Les chasseurs ne partiront pas et sillonneront les voies d’eau encore des heures, murmura la femme.
— Qui sont-ils ?
— Des gens de la mafia. Des besogneux qui se débarrassaient des corps des patients de La Colonia et les jetaient dans les marais. Ils ont dû être prévenus par certains habitants de Torres.
Sharko avait des dizaines de questions à poser.
— La mafia ? Quelle mafia ? C’est quoi cette histoire de corps dans les marais ? Pourquoi veulent-ils me tuer ?
— Parce que vous avez retrouvé Nando et que tout le monde le croyait mort, depuis tout ce temps. Parce qu’il est aujourd’hui la seule preuve vivante de ce qui s’est passé à La Colonia. Et qu’il pourrait faire se rouvrir un vieux dossier explosif qui enverrait pas mal de gens en prison…
Elle tendit le bras. De l’eau ruisselait sur son poncho, quelques branchages étaient accrochés à ses bottes.
— Allons-y, c’est par là, murmura-t-elle. Même après toutes ces années, le chemin reste gravé dans ma tête…
Elle se retourna et le regarda dans les yeux.
— Il faisait nuit aussi, quand j’ai arraché Nando à La Colonia.
— Alors c’est vous qui l’avez fait sortir de là.
Elle se remit à avancer et parla tout bas.
— J’étais infirmière à l’hôpital. Je me trouvais de repos, cette nuit-là… Mais je suis quand même entrée dans La Colonia en passant une première fois par ces marais… Je ne pouvais pas entrer par l’avant parce que des gardes contrôlaient les entrées et les sorties, et tout était noté dans un registre. Ils se seraient doutés de quelque chose lorsqu’ils auraient découvert que Nando avait disparu. Les marécages, c’était le seul moyen. J’avais une tenue sèche dans un sac, je me suis changée, je suis entrée dans l’hôpital comme si j’étais en service et j’ai sorti Nando de cet enfer.
— Il était en danger ?
— Ils lui avaient fait ces choses aux yeux, une semaine auparavant. Quand… Quand ils commençaient à mutiler les yeux sur les vivants, en général, dans les semaines qui suivaient, les patients concernés finissaient par disparaître. Le directeur disait qu’ils étaient sortis de La Colonia, qu’ils avaient retrouvé leur famille ou étaient partis dans d’autres centres, mais personne n’était dupe.
Son regard fit un tour d’horizon. Elle aperçut les lumières lointaines des projecteurs.
— J’ai… j’ai toujours espéré que Nando en réchapperait, ça faisait plus de vingt ans qu’il était dans l’hôpital, et ils l’avaient toujours laissé tranquille. Mais ça a été son tour, je n’ai pas supporté. Alors, trois jours après son… son opération aux yeux, je l’ai aidé à fuir. Au retour, on a emprunté ce chemin mais c’était plus compliqué dans ce sens-là, mes repères n’étaient plus bons. Je m’y suis perdue, j’ai failli y mourir mais j’ai réussi à retrouver la route…
Elle entrecoupait ses paroles de longs silences, écoutant les battements du cœur du marais.
— … Ensuite, j’ai récupéré une voiture que j’avais louée et cachée là où nous nous rendons maintenant. J’ai fait sept cents kilomètres jusqu’à Buenos Aires, je me suis dit qu’ils ne le retrouveraient jamais dans une si grande ville. Je l’ai abandonné devant un centre social, en priant pour qu’il vive et que quelqu’un finisse par découvrir la vérité. Je ne pouvais pas faire plus, c’était au-delà de mes forces. Et j’avais peur pour ma vie, pour celle des miens. On travaillait tous à La Colonia.
— Pourquoi on leur mutilait les yeux ?
— Personne ne sait vraiment. Une opération, des expériences ? Quand les patients étaient passés entre leurs mains, les yeux se dégradaient, s’asséchaient. Le directeur disait qu’ils avaient une maladie. Puis ces pauvres mutilés finissaient par disparaître pour toujours. On les jetait dans le marais. Les employés se mettaient des œillères, personne ne voulait y croire. Mais on savait tous. Et on n’a jamais rien dit.
Elle s’arrêta et lorgna l’horizon éclairé par le halo de lune.
— Regardez là-bas. Le gros tronc mort. Nous devons le rejoindre, puis, plus loin, il y aura un îlot en forme de tortue… L’arbre en V, le gros tronc mort, l’îlot en forme de tortue, c’est le chemin à suivre. Quand nous aurons atteint cet îlot, une route parallèle à celle qui passe par Torres nous attendra alors, à un quart d’heure de marche. Vous prendrez la voiture qui s’y trouve, les clés sont sur le contact. Vous me déposerez à quelques kilomètres, et je regagnerai Torres par les champs de l’autre côté, discrètement.
Florencia observa les palpitations lumineuses qui trouaient la nuit.
— Ils se rapprochent. Ces types chassent le caïman, ils ont un sixième sens pour traquer tout ce qui bouge. Le marais est plat, les sons se propagent facilement. Silence absolu. Suivez-moi au centimètre.
Ils s’engagèrent dans l’eau aussi silencieusement que possible, courbés pour échapper au balayage lumineux. Le marais s’était tu, pas un murmure. Jamais Sharko n’avait perçu un tel calme, une telle absence de bruit. Il suivit le sillage de cette femme à travers les ténèbres.
Ils atteignirent le gros tronc mort, sur lequel Florencia s’appuya pour récupérer. Sharko fit de même. Il avait l’impression que, à cause de l’eau, son genou avait doublé de volume. Les bateaux s’étaient de nouveau éloignés. La femme reprit la traversée. Elle avait déjà fait le chemin en sens inverse pour venir le chercher et paraissait exténuée. Sharko imagina à peine son calvaire lorsqu’elle avait sorti un homme aveugle et handicapé de La Colonia, affrontant ces eaux implacables.
— On a tous travaillé à La Colonia, reprit-elle à voix basse. Tout Torres. L’hôpital a été créé en 1915. Le directeur de l’époque a choisi un endroit isolé, verdoyant, sur une espèce de presqu’île cernée de marécages pour éviter les évasions. L’hôpital accueillait des handicapés lourds dont plus personne ne voulait… Depuis le début, les employés formaient un groupe, une unité. L’hôpital faisait partie d’eux, de leurs gènes. Les grands-pères, les pères, les fils de Torres y passaient leur vie. Dans les cuisines, la maintenance, les soins, l’intendance, ils en peuplaient chaque recoin…
Après un long silence, ils enchaînèrent avec une interminable marche dans l’eau, au ralenti, freinés par toutes sortes de plantes aquatiques.
— Alors, quand il se passait des choses, personne ne disait rien. Parce que l’économie de la ville, nos propres vies dépendaient entièrement de l’hôpital. C’était comme ça… Tous ont été les spectateurs muets de ce qui s’est passé à La Colonia depuis l’arrivée d’un nouveau directeur à la tête de l’établissement en 1977, nommé par le général Videla en personne. Alberto Sánchez… Un an après le début de la dictature…
Le spectre de la dictature réapparaissait.
— Quel âge avait ce Sánchez ? demanda Sharko.
— En 1977 ? Je ne sais pas. Une cinquantaine d’années ? Il doit être mort à présent. Ce type était fou, dangereux, intransigeant. Malgré les horreurs qu’il a commises dans cet hôpital, les langues sont restées liées. On était pris dans la machine, dans l’engrenage, avec la peur de perdre notre emploi, la crainte des représailles.
Sous la lumière de la lune, ses yeux exprimèrent du regret.
— On est tous fautifs par notre silence, voire la participation de certains. Quand l’hôpital a fermé à cause de… de l’acharnement de quelques courageux qui ont mis leur nez dans les affaires de La Colonia, et que Torres est mort, certains en sont devenus fous. Haineux. Et terrifiés à l’idée de se retrouver jugés, si la vérité venait finalement à éclater. Ce sont eux que vous avez eus en face de vous, dans l’hôpital. Ce sont eux qui ont contacté ceux qui vous poursuivent à présent. La mafia…
Ils étaient arrivés au gros tronc mort. Ils le contournèrent et se dirigèrent vers un îlot au dos bombé comme une carapace. L’endroit dans lequel ils évoluaient à présent était particulièrement dégagé, donc dangereux. Florencia avait mis un doigt sur ses lèvres et progressait courbée, au ras de l’eau, aussi agile qu’un rat musqué. Sharko l’imita. Ils étaient au milieu de l’eau quand les bruits de moteur s’amplifièrent. Des têtes lointaines apparurent. Des silhouettes de fusils se dessinaient sous la lune. Florencia accéléra la cadence, son visage se tordait dans l’effort.
Ils gagnèrent l’île en forme de tortue, y reprirent leur souffle et s’enfouirent dans les herbes, alors qu’un Zodiac passait et s’éloignait. Florencia tendit le bras devant elle.
— C’est là-bas, murmura-t-elle. On est presque arrivés, encore trois cents mètres avant les bois, puis la délivrance.
Sharko se massa le genou dans une grimace.
— Vous tenez le coup ? demanda Florencia.
Sa tête fit oui, mais son corps hurla non. Ils se replongèrent dans l’eau froide, les dents serrées, affrontèrent une nouvelle bande de terre molle mais pour quelques centaines de mètres seulement.
La berge n’était vraiment plus loin.
Soudain, un imposant oiseau noir prit son envol juste devant eux, poussant un cri grave comme celui d’un corbeau. Des branches craquèrent dans la foulée. Instantanément, un gros faisceau jaune opéra un balayage précis dans lequel ils furent piégés.
— Vite ! fit Florencia sans prendre garde de chuchoter.
Ils coururent dans l’eau, mais ils avançaient comme dans une scène au ralenti. Des voix espagnoles se mirent à hurler. Un coup de fusil retentit et percuta l’eau une dizaine de mètres plus loin. Un autre suivit. Sharko prit la main de Florencia et la tira à lui, mais il sentit de la résistance.
La jeune femme avait la main sur la poitrine, la bouche ouverte.
Une fleur rouge fleurissait sur son poncho.
— Non… Non… souffla Sharko.
Il la tira jusqu’à une rangée de roseaux derrière laquelle il s’abrita. Le faisceau lumineux cherchait, fouillait. Des balles faisaient gicler l’eau vraiment tout près.
— Tenez bon, fit-il en lui caressant le front.
Un râle sortit de sa gorge. Elle trouva la force de parler :
— Miguel Gomez… Il est un… journaliste qui a enquêté… sur La Colonia. Je… sais pas où… il habite… Essayez de… le retrouver… Il vous dira sûrement… la vérité…
Sharko tenta de la soulever, de la porter à bout de bras, mais la douleur dans son genou le foudroya.
Du sang sortait désormais de la bouche de Florencia.
Poumon percé. Sa gorge sifflait étrangement.
Son visage se figea, ses yeux restèrent grands ouverts, fixant le néant. Sharko la serra contre elle.
Puis il lâcha le corps délicatement.
Le visage disparut, englouti par le marais. Les petites particules verdâtres reprirent leur place, comme si Florencia n’avait jamais existé.
Avalée par les abysses, avec les autres.
Les bateaux étaient en train de contourner une ultime bande de végétation.
Ensuite, ils l’auraient en ligne de mire.
Sharko se rua vers la berge.
Une balle se logea à quelques centimètres alors qu’il disparaissait en boitillant vers les bois. Un véhicule était bien là, au bord d’une petite clairière.
La portière était ouverte, la clé était en effet sur le contact. Franck s’enfonça dans l’habitacle et démarra au quart de tour.
Il vit les hommes débarquer du bateau dans son rétroviseur, les fusils entre les mains. Ils se ruèrent dans sa direction en criant. D’autres coups de feu claquèrent.
Il appuya sur la pédale d’accélération et fonça droit vers le néant.
Des larmes coulaient sur ses joues.