Camille quitta enfin l’autoroute du Soleil, prit la direction de Bois-le-Roi, puis Samois. Le GPS la guida à travers de belles routes ombragées, bordées d’arbres et de champs. Les demeures étaient grandioses, enfoncées dans une végétation qui commençait à subir les effets de la chaleur.
Après avoir traversé la ville, la jeune femme pénétra dans une partie plus populaire, avec des maisons en brique essaimées le long de la voie. Mickaël Florès habitait une demeure isolée, à l’orée de la forêt, avec un toit de chaume. Enfin, ce qu’il en restait : une bonne partie de la toiture avait été arrachée par la tempête. C’était impressionnant. Elle s’était écrasée dans le jardin en plusieurs blocs ou semblait avoir enfoncé la maison de l’intérieur.
Il était 10 heures. Camille se gara près de l’entrée bitumée et sonna plusieurs fois, sans obtenir de réponse.
— Oh ! Il y a quelqu’un ? Je dois vous parler, monsieur Florès !
Silence. Elle fit le tour de la maison, contournant les débris de toiture. Et si Mickaël Florès avait été blessé par la tempête ? Des parties de toit s’étaient affaissées et étaient tombées dans l’habitation. Elles avaient peut-être provoqué des effondrements de plafond.
Un bout de toit avait défoncé une partie de la véranda et fait exploser une vitre. Camille enjamba les morceaux de verre en un petit saut.
— S’il vous plaît ?
Sa gorge se noua lorsqu’elle pénétra dans la pièce. Elle se sentait gênée, mais hors de question de faire demi-tour à présent. Florès devait lui expliquer pourquoi il s’était intéressé à Daniel Loiseau.
Après avoir traversé la véranda, elle appuya du coude sur un interrupteur et pénétra dans un vaste séjour sens dessus dessous. Des bouteilles d’alcool sur la table basse, l’une renversée sur le sofa. Des mégots partout, de la vaisselle sale. Mickaël Florès avait vécu terré comme une taupe, semblait-il.
Elle décida de monter à l’étage, histoire de s’assurer qu’il n’y avait vraiment personne. Salle de bains, bureau, première chambre : rien. Dans la seconde chambre, le plafond s’effritait, du plâtre jonchait le sol. Camille se précipita vers le fond du couloir et grimpa l’escalier qui menait au grenier. Cette nuit-là, Florès avait peut-être entendu la toiture craquer, il était monté et…
Les combles étaient à moitié aménagés : parquet, isolation, électricité et… un morceau de charpente effondré. Camille s’approcha, slaloma entre de vieux meubles, des cadres, du matériel photo hors d’usage. Des dizaines de rouleaux de laine de verre encore emballés étaient écrasés par la charpente effondrée.
Heureusement, aucune trace de cadavre.
Elle manqua de faire demi-tour mais quelque chose attira son attention derrière les rouleaux d’isolant. Elle s’approcha. Devant elle, cachée dans un recoin protégé par une grosse poutre, une boîte en bois banale, faite de contreplaqué en mauvais état, et couverte de terre sèche.
À l’intérieur se trouvaient de minuscules ossements.
Les os semblaient pareils aux pièces d’un puzzle macabre. Les yeux de Camille se posèrent sur le crâne aux deux petites cavités qui semblaient la fixer.
Un crâne qui avait tout d’humain.
La jeune femme frissonna. Sur le côté de la boîte, un album photo et une enveloppe ouverte. Camille s’en empara. L’adresse postale, sur le devant de l’enveloppe, était bien celle du photographe. La lettre venait d’Espagne, et plus précisément de la ville de Matadepera, d’après le sceau de la poste. Le tampon indiquait la date 27 septembre 2011, presque un an plus tôt…
La jeune femme écarta les rebords de l’enveloppe, et une vieille photo glissa dans sa main : le portrait d’une femme jeune, brune, entourée de deux religieuses. Les expressions étaient strictes, froides. À en juger par l’usure du papier glacé, le cliché ne datait pas d’hier. Camille remarqua le ventre arrondi de la jeune femme. Elle était enceinte.
Elle retourna le cliché et put lire, d’une écriture manuscrite : Maria, Valence. Une identité, une ville. La signature de Mickaël.
Elle remit la photo en place, profondément perturbée par cette étrange découverte, et jeta un œil à l’album. S’y trouvaient des parents jeunes, maman enceinte, papa qui pose sa main sur le ventre arrondi en fixant l’objectif. Puis bébé à un mois, bébé dans son bain, papa donnant le biberon… Ils devaient appartenir aux parents de Mickaël Florès. De vieilles prises de vue, des dates, des lieux inscrits. La mère a un physique complètement différent de celui de Maria. Une grande blonde aux cheveux courts, plutôt bien portante. Elle ne devait pas sourire souvent. Une vraie tristesse se dégageait des photos. Ces visages du passé transmettaient beaucoup de souffrance.
Camille revint en arrière, remarquant des petites irrégularités dans la reliure de l’album.
Des pages avaient été arrachées, juste après la naissance de l’enfant.
Elle referma, intriguée. Mickaël Florès, qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, planquait un squelette de bébé dans son cercueil, et des traces de son passé, semblait-il, au fond de son grenier.
Sinistre secret que la tempête avait mis au jour.
Camille laissa la boîte à son emplacement et redescendit. Alors qu’elle passait devant la première chambre, elle remarqua des traces qu’elle n’avait pas vues la première fois sur le plancher et une partie du mur. Ça ressemblait à du sang séché.
Que s’était-il passé dans cette pièce ? Elle imagina le pire.
Elle resta là un long moment, indécise. Que faire ? Appeler la police ?
À moins que la police ne fût déjà venue.
Il était peut-être arrivé malheur à Mickaël Florès.
Elle retourna au rez-de-chaussée.
Elle remarqua, au bout du hall, une porte avec un petit écriteau « Laboratoire photo ». Elle se rappela : Martel avait dit que le photographe travaillait surtout à l’argentique, il devait développer ses photos à l’ancienne, chez lui.
Camille ouvrit la porte et appuya sur un interrupteur. Une lumière rouge sang se déversa dans la pièce aux murs tapissés de clichés, excessivement, maladivement. Combien y en avait-il ? Des centaines ? Un millier, peut-être ? Visages rouges de bourreaux et de victimes mêlés. Une forêt de regards fous, suppliants, damnés, porteurs d’une étincelle de terreur ou de hargne. Camille avait l’impression d’être dévorée, transpercée par ces iris, ces pupilles qui racontaient leur histoire.
Enfants noirs en train de crever dans des lits alignés, frappés par la maladie. Gros plan sur des corps suppliciés, bafoués, dévorés par la haine. Sang écarlate, sombre, sec ou luisant. Camille souleva les photos. Derrière chacune d’entre elles, la marque de Mickaël. Une identité, une ville.
Camille eut la nausée. Elle devinait des pays lointains, des jungles hostiles, où le Mal avait jailli, d’un coup, sans prévenir.
Le Mal. C’était bien le mot approprié. Camille avait tapé juste.
Il était partout sur ces murs, étalé comme une vermine, un parasite. Ces visages, ces yeux bavards, ces corps meurtris en étaient l’expression la plus flagrante.
C’était lui que Florès traquait.
Le Mal.
Sur un des murs, il y avait un grand vide. Plusieurs dizaines de photos devaient manquer. Quelqu’un les avait ôtées de là.
Volées, peut-être.
Sans rien toucher, elle longea le matériel pour accéder au fond de la pièce. Elle passa devant des margeurs, des agrandisseurs, des cuves de développement et un tas de produits chimiques.
Une mouche la harcela, avant de disparaître. Camille réfléchit. Elle entreprit de faire le tour des photos accrochées avec plus d’attention. Certaines d’entre elles lui parleraient peut-être ?
Clichés sombres sur visages noirs. Rides profondes dans les fronts tannés. Ici, un soldat, kalachnikov à la main. Là, un malheureux, assis dans la poussière. Son nez coulait, rempli de morve. Les yeux vides d’espoir, déjà morts. La guerre, les cris. Après vingt minutes dans cet enfer, Camille fut soudain interpellée par une photo en particulier. Une silhouette qu’elle reconnut sur-le-champ. Une physionomie qui faisait désormais partie de son univers. Maintenant et pour toujours.
Celle de Daniel Loiseau.
Sur le cliché, le lieutenant de police fixait l’objectif sans le voir. Les yeux tranquilles, insouciants. Il était en civil, marchant dans une rue anonyme. De toute évidence, Mickaël l’avait photographié à son insu, sans doute au téléobjectif vu le flou en arrière-plan. Camille retint son souffle, elle retourna la photo. Il y était inscrit : Daniel, Argenteuil.
Ses yeux se décalèrent de quelques centimètres sur la gauche pour apercevoir une nouvelle photo volée de Daniel Loiseau. Malgré sa casquette et ses lunettes de soleil, elle le reconnut. Cette fois, il était avec un homme quelque part, sous un pont. Légère pénombre, endroit abandonné, sans promeneurs ni témoins. Son interlocuteur avait une quarantaine d’années, typé rom ou des pays de l’Est. Un visage sévère, un cou de taureau. Juste derrière eux, une bagnole vieillotte, grise. À voir le visage basané du type, Camille pensa immédiatement aux cambriolages, au réseau, à l’un des chefs de clan.
De quoi pouvaient discuter ces deux individus ?
Elle retourna la photo et lut : Daniel, Colombes.
Intérieurement, elle jura. Fichues manies de photographe. Elle ne pouvait rien tirer de ces informations trop succinctes.
Elle termina son tour d’observation, sur les quatre murs. A priori, plus aucune trace de Loiseau.
La jeune femme décrocha les deux photos où le flic apparaissait. Gestes interdits, elle le savait mieux que quiconque. Mais peu importait. Elle sortit du laboratoire et referma derrière elle. Elle frotta la poignée avec le bas de sa tunique, au cas où. Mieux valait ne pas traîner dans le coin ni laisser davantage de traces.
Elle hésita un instant et décida finalement d’embarquer le petit cercueil avec les ossements, l’album et la photo de Maria, Valence. La tempête lui avait livré ces éléments sur un plateau, il devait y avoir une raison à cela.
Le destin. Les faibles pourcentages.
Le bois du cercueil était fragile, humide, pourri. Elle le transporta avec précaution. Les bras chargés, elle sortit par où elle était entrée, sans laisser d’empreintes. Elle savait exactement comment les TIC procédaient, ce qu’ils observaient et analysaient en premier. Elle savait échapper à leur vigilance, si nécessaire.
À ce moment, elle éprouva de la honte. Elle ne valait pas mieux qu’une vulgaire cambrioleuse. Elle trahissait son métier, salissait son grade, reniait ses convictions. Ses instincts, ses envies de traque avaient pris le dessus. Mais elle n’avait plus rien à perdre, et elle était pressée.
Elle posa délicatement le cercueil dans son coffre, le planqua sous ses valises, démarra sa voiture et disparut.
Ni vu ni connu.
Elle se gara plus loin et respira un bon coup, à cran. Ça n’allait pas bien dans sa tête, dans son corps. Le cœur battait fort, grognait, lui heurtait les côtes. Camille eut peur d’une nouvelle crise. D’un nouveau coup de poignard de Daniel Loiseau. Parce qu’il était désormais clair que ce type n’était pas net. Impliqué dans quelque chose de grave. De monstrueux.
Et dire que son putain de cœur battait en elle.
La jeune femme essaya de se contrôler. Ses mains tremblaient, ses tempes battaient. Elle devait trouver une pharmacie où elle pourrait acheter une lame et des pansements. Se faire mal. Se punir, elle. Le punir, lui. Lui, Loiseau. Jusqu’au creux de sa chair.
Enfoiré.
Camille fixa le cliché de Loiseau et de son interlocuteur, qu’elle avait décroché dans le labo photo.
Elle se focalisa sur la vieille voiture grise du type de l’Est, dont on ne voyait pas la plaque, parce qu’elle se présentait de profil.
Mais Camille avait déjà vu ce véhicule quelque part, elle en était sûre. Sa mémoire photographique ne la trompait jamais. Le diable se cache dans les détails.
Excitée, elle sortit les photos du dossier des cambriolages que lui avait remis Martel. Elle les examina les unes après les autres et s’arrêta sur l’une d’elle.
Là, anonyme, rangée le long du trottoir parmi d’autres voitures, dans la rue, la même voiture grise. Et, à bien y regarder, on devinait une ombre, au volant.
Quelqu’un attendait la cambrioleuse.
Cette fois, la plaque d’immatriculation était bien visible.
Camille décrocha son téléphone.
Elle eut l’impression que sa plongée dans l’horreur ne faisait que commencer.