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Ce quartier, je n’y viens jamais, il m’arrive seulement de le traverser en voiture. Mais comme tout le monde en ville, je connais sa réputation et le prix du mètre carré. C’est le cœur historique de la ville, un peu en hauteur, dominant le canal, entre l’ancien monastère et le palais de justice. On y trouve des immeubles en pierre de taille aux façades classées, de larges trottoirs protégés par de beaux arbres centenaires plantés régulièrement. Les réverbères ont un air Belle Époque. Même les voitures stationnées en disent long sur le niveau de vie de ceux qui résident ici. Je n’ai pas l’habitude d’évoluer dans ce genre d’endroit, mais j’y vois au moins un avantage : je suis plus près de mon travail. Sur la place au bout de ma rue, je peux prendre un bus qui me fait gagner quinze minutes par trajet.

Il est un peu plus de 16 h 30 lorsque je remonte la rue. De nombreuses femmes raccompagnent des enfants tout juste sortis de l’école voisine. J’aurais l’âge d’être l’une d’elles, mais aucun petit ne me tient la main et, au train où vont les choses, cela n’arrivera certainement pas. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que toutes les femmes que je croise soient les mères des enfants. Sans doute des assistantes maternelles, peut-être des employées de maison.

Je passe devant un fleuriste, un pressing, une boulangerie-pâtisserie et un opticien. Dans mon précédent quartier, il y avait un café Internet, une supérette 24/7 et un magasin de fringues d’occasion. Un autre monde. J’arrive devant le numéro 22, une haute porte cochère. C’est étrange. Je ne viens rencontrer personne. J’ai simplement rendez-vous avec mon futur. Je découvre cet endroit pour la première fois alors que je vais y vivre. Je ne l’ai pourtant pas choisi. Même si c’est une aubaine, je suis curieuse de voir où je vais passer les prochains mois.

J’ai noté le code sur un papier soigneusement glissé dans mon porte-monnaie. Je le compose sur le clavier rutilant. Un déclic. Je pousse le grand battant de bois et là, je débouche dans une vaste cour intérieure, une sorte de place privée au centre de laquelle trône un massif d’arbres et de plantes. Impossible de soupçonner l’ampleur de l’endroit depuis l’extérieur. Une allée pavée circulaire entoure le bosquet, assez large pour contenir trois ou quatre véhicules. Sur la gauche, une entrée de garage souterrain et, au fond, un perron de belle taille. L’espace est cerné par les façades des immeubles de l’adresse, sans doute d’anciens hôtels particuliers réunis. Lorsque la porte se referme derrière moi, la rumeur de la rue et les rires des enfants qui chahutent s’estompent d’un coup. Toutes les fenêtres qui donnent sur la cour me font l’effet de dizaines d’yeux qui me scrutent. Mais cette fois, je ne suis pas une intruse, juste une petite nouvelle.

Je monte les marches en observant autour de moi. C’est certain, Émilie va être impressionnée quand elle viendra dîner. J’entre dans le hall et me dirige directement vers la loge de la gardienne. Je frappe. Un petit monsieur plus très jeune ne tarde pas à venir ouvrir. Il porte une blouse bleue comme les quincailliers d’autrefois.

— Bonjour ! Je cherche la gardienne de l’immeuble, vous êtes peut-être son mari ?

— Non, je suis la belle-sœur du pape. Et vous, qui êtes-vous ?

Déstabilisée par sa réponse, je bafouille :

— Je vais emménager dans l’appartement de Mme Orléana, c’est pourquoi je souhaitais voir la gardienne. C’est elle qui doit avoir les clefs.

— Il n’y a pas de gardienne ici. Je suis le concierge. Vous êtes sur mes terres. C’est moi qui m’occupe de tout. Ne bougez pas, Véronique a laissé une enveloppe et je dois vous expliquer comment ça fonctionne ici.

Il disparaît dans sa loge. Pas l’air commode, le bonhomme. Par sa porte entrouverte, j’aperçois un drapeau portugais croisé avec un drapeau français. Cela explique sans doute l’accent. Il revient avec une grande enveloppe.

— L’appartement est au troisième, bien exposé, vous serez remarquablement installée. C’est un immeuble calme. À votre étage, vous avez Mme Brémont, une femme très bien, très élégante, qui n’est pratiquement jamais là. Et de l’autre côté, M. Dussart, directeur d’un gros service informatique. J’essaie de les marier depuis trois ans !

Pourquoi me raconte-t-il ça ?

Deux enfants déboulent en courant dans le hall. Leurs chaussures boueuses souillent le sol. Le concierge les interpelle :

— Antoine, Hugo, où comptez-vous aller comme ça, sans vous essuyer les pieds ? Votre mère ne vous a rien appris ? C’est vrai qu’elle passe plus de temps chez le coiffeur ou à la salle de sport qu’avec vous… Alors puisqu’on est entre hommes, faites-moi le plaisir de nettoyer vos chaussures avant que je me rende compte de ce que vous ramenez comme saleté parce que sinon, je vous fais lécher le dallage centimètre par centimètre.

Je suis estomaquée. Personne ne dit jamais ce genre de choses. En même temps, il n’a pas tort. Les deux jeunes répondent en chœur « Oui monsieur Alfredo ! » et obéissent sans broncher. J’ai noté que quand il s’énerve, l’accent du concierge ressort davantage.

Il se tourne vers moi.

— Ici, tout le monde m’appelle monsieur Alfredo.

Il m’entraîne dans l’escalier.

— Vous avez l’ascenseur sur le côté, mais à votre âge, pour entretenir votre joli physique, sauf si vous avez des choses lourdes à porter, je vous conseille l’escalier.

J’attends le moment où il va me dire qu’il n’aime pas ma coiffure. Je suis bluffée par ses propos. Pas choquée pour autant. Quel âge peut-il avoir ? Les cheveux plus sel que poivre, et ses mains laisseraient penser une petite soixantaine, mais son énergie lui en retirerait vingt.

L’escalier est impeccable. Hugo et Antoine nous rattrapent et nous doublent en pouffant. Le concierge s’efface pour les laisser passer.

— Foncez, les jeunes ! N’oubliez pas de faire vos devoirs avant de jouer aux jeux vidéo !

On arrive au troisième. De l’enveloppe, il sort un trousseau de clefs et me le présente avec un geste d’une grâce surprenante en me désignant la porte au milieu du palier.

— Vous voilà arrivée chez vous. La grande clef. L’autre c’est pour la cave, et la ronde pour le garage. Quand emménagez-vous ?

— Demain matin, mais je n’ai pas grand-chose.

Je m’escrime sur la serrure.

— Elle est un peu dure, me précise-t-il. Je vais vous arranger ça la semaine prochaine. Pour le courrier, vous souhaitez que je le monte ou vous passez le prendre à la loge ?

— Le plus simple pour vous.

— Passez donc à la loge, plutôt en fin d’après-midi ou en soirée.

J’entre dans ce qui va être mon appartement et c’est un choc. C’est immense. D’habitude, il n’y a que dans les films que l’on voit des lieux pareils. De l’entrée, je vois le salon qui semble aussi vaste que le bureau paysager de la boîte. Sur la droite, un couloir s’étire avec au moins trois grandes portes ; un autre corridor part sur la gauche, encore des portes. Le fait que les meubles soient en place produit un effet surprenant. J’ai l’impression d’entrer chez quelqu’un.

Le concierge sort une feuille de l’enveloppe.

— Véronique dit que vous pouvez tout arranger ou déplacer à votre façon parce qu’elle pense tout rafraîchir en rentrant. Elle a écrit : « Sentez-vous libre. » L’armoire électrique est ici, la cuisine par-là, avec le robinet d’arrêt d’eau sous l’évier. De toute façon, si vous avez le moindre problème, vous m’en parlez. Ne faites jamais venir d’entreprise ou de réparateur sans m’en avertir avant. Ce sont souvent des escrocs qui font n’importe quoi, surtout avec les femmes seules. Véronique m’a dit que vous étiez célibataire…

— Tout juste séparée.

Même si je le trouve sympathique sur le fond, il se montre indiscret sur la forme. Je retire mes chaussures et pénètre dans le salon. Il me suit. Je me retourne vers lui :

— Mme Orléana donne-t-elle d’autres instructions ?

Il comprend que je le trouve intrusif. Il consulte sa feuille.

— Rien d’essentiel. Vous lirez vous-même. Je vous laisse. Soyez aimable de descendre vos ordures le lundi et le jeudi. Si vous avez des questions, vous savez où me trouver. Bienvenue dans l’immeuble.

— Merci beaucoup.

Il sort en refermant derrière lui. Le claquement de la porte me fait l’effet d’un bouchon qui saute. C’est le coup d’envoi d’une discrète célébration, d’une fête intime, intérieure. Ce claquement de porte sonne comme un point au bas d’une page qui s’achève, ou mieux, comme la majuscule qui marque le début d’une nouvelle. Le silence, l’espace, la lumière. Je suis seule et, à cet instant, j’en suis heureuse. J’inspire lentement, puis je souffle bien à fond. À plusieurs reprises.

Pour la première fois depuis des semaines, je me tiens dans un endroit où personne ne peut contester ma légitimité et où je suis à l’abri de ce que l’on pourrait m’infliger. Sans doute une bonne définition d’un havre de paix.

J’observe tout autour de moi en tournant lentement sur moi-même. Je ne crois pas avoir fait cela depuis mon enfance. Les meubles sont de bon goût mais sans charme, un peu démodés. Je déambule, à la fois impressionnée par ce lieu qui ne m’appartient pas et tout excitée par l’espace qu’il m’offre. La cuisine à elle seule est plus grande que le plus vaste des salons que j’ai connus. Deux chambres, un dressing, un bureau, une salle de bains avec une très belle douche à l’italienne. Un grand miroir dans lequel je n’occupe qu’une petite place, mais dont la lumière me donne bonne mine. De la fenêtre du salon, je domine la cour et ses arbres. En me collant aux carreaux, j’aperçois aussi les fenêtres des autres immeubles. D’ici, je pourrais voir arriver les assaillants et les ennuis. L’espace d’une seconde, je souris parce que je me sens en sécurité. Au-dessus de mon nouveau décor, l’horizon est bleu. J’ai toujours préféré les endroits d’où je pouvais voir le ciel.

Avec précaution, je m’assois dans le canapé de cuir beige qui doit valoir dix fois le prix du mien et qui fait trois fois sa taille. J’ai du mal à me dire que je suis chez moi. Par contre, je commence à me dire qu’ici, je vais pouvoir reprendre des forces. C’est déjà beaucoup. Si ma vie était un vaisseau spatial, je dirais qu’il vient de s’écraser sur une planète inconnue. Tout est à réparer dans mon fuselage, mais je suis enfin arrivée au garage. Je me connais, certaines avaries seront vite oubliées mais mon cœur est en panne et je ne suis pas certaine de pouvoir le faire redémarrer un jour. C’est terrible mais, à ce moment précis, je m’en fiche. Pour le moment, mon plus grand problème est d’étirer mes pieds assez loin pour les poser sur la table basse.

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