62

— Vincent, puis-je te poser deux questions personnelles ?

— Je t’en prie.

— Y a-t-il une femme dans ta vie ?

Il est surpris. Vraiment. Je crois même déceler un mouvement de recul dans son attitude. Je culpabilise instantanément. La souris retourne dans son trou. Je n’aurais pas dû poser cette question. J’ai fait le pas de trop au-dessus du vide. Il va me répondre qu’il est marié et remettra de la distance entre nous. Je suis stupide. Je n’aurais jamais dû me permettre de lui demander ça.

— Pardonne-moi, Vincent, fais-je précipitamment. Oublie ce que je viens de dire.

— Non, Marie, il n’y a pas de femme dans ma vie.

Sa réponse remet ma réaction en cause et ouvre d’autres horizons.

— Quelle était ta deuxième question ?

— J’ai peur, Vincent. Je ne sais pas si je dois…

— Marie, quoi que tu me demandes, je sais que ce ne sera jamais motivé par la méchanceté, alors lance-toi.

— Est-ce toi qui m’as écrit ces lettres bouleversantes ?

Il baisse les yeux. Je sens qu’il est en proie à un conflit intérieur. Soit c’est lui qui les a écrites mais il avait prévu d’attendre jusqu’au 13, date à laquelle il avait tout organisé pour me révéler sa flamme à sa façon. Comme une gourde, je viens de piétiner ses plans. Me le pardonnera-t-il ? Soit il n’en est pas l’auteur, il ne sait même pas de quoi je parle et ignore comment me l’annoncer sans me briser le cœur.

Il relève le visage.

— Marie, il n’y a pas de femme dans ma vie parce qu’il y a un homme.

La scierie vient de redémarrer en trombe. Ils embauchent. Ce n’est pas en bûchettes que je vais finir, c’est en allumettes.

— Personne ne le sait, Marie, parce que ce monde juge trop vite et que je n’ai pas la force d’affronter la Terre entière. Seuls mes proches le savent et, par bonheur, la plupart l’acceptent. Mais ailleurs… Je te demande de garder cela pour toi.

Je m’attendais à tout sauf à ça.

— N’aie aucune crainte.

— Tu sais, Marie, on fait tous notre vie en essayant d’exister au milieu des images que l’on nous impose. Les femmes doivent être d’une certaine façon et les hommes d’une autre. Deux camps, deux stéréotypes. On passe une bonne partie de notre existence à essayer de comprendre qui l’on est au milieu de ces clichés. Il faut du courage pour échapper aux idées toutes faites, et c’est le plus souvent l’amour qui nous permet d’y parvenir. On ne choisit pas ce que l’on est. Cela ne veut pas dire que je me considère comme une victime pour autant. On ne choisit pas non plus ceux que l’on aime. Mais quand on a la chance de les rencontrer, on essaye de s’en approcher et de rester près d’eux. On souffre de ceux qui nous rejettent et on voue une infinie gratitude à ceux qui nous acceptent. C’est vrai de tous ceux qui aiment, hommes ou femmes. Je crois que tu me comprends.

— Du plus profond de ce que je suis.

— Je suis heureux que tu sois au courant de cet aspect personnel. Cela correspond à la confiance que je place en toi.

Je pense à tout ce que j’ai cru, mais surtout à tout ce que Vincent a dû dissimuler pour vivre son histoire. Une nouvelle fois, je me dis qu’aucun bonheur sincère ne devrait avoir à vivre caché.

— Tu reçois donc des lettres bouleversantes de quelqu’un dont tu ignores l’identité ? demande Vincent.

— J’en ai reçu trois jusque-là.

— Des lettres d’amour ?

— Plutôt des invitations, des invitations à l’espoir. Elles me remuent et m’obligent à me poser beaucoup de questions.

— Que tu aies pu m’en croire l’auteur m’honore au plus haut point. Et j’envie celui qui aura la chance de partager ta vie. À condition qu’il ne soit ni médiocre, ni égoïste, il sera avec toi le plus heureux des hommes.

Cette fois, je rougis.

— Puis-je oser une troisième question indiscrète ?

— Nous n’avons plus grand-chose à nous cacher…

— Comment as-tu su que tu avais trouvé le bon compagnon ?

— Il a compris qui j’étais, aussi bien à travers mes qualités que mes défauts. Il m’a permis de devenir moi-même. En force et en paix.

— J’espère qu’un jour, quelqu’un pourra dire cela de moi.

— J’espère que tu le diras très vite de celui que tu attends.

— Cela se voit tant que cela, que j’attends ?

— Pas spécialement, tu donnes admirablement le change, mais l’autre jour, à l’hôpital, pendant ton sommeil, j’ai appris deux secrets sur toi…

— Je préfère ne rien savoir. Je suis incapable de survivre à un niveau de honte supérieur à celui que j’endure déjà maintenant…

— Tu ronfles et tu parles en dormant.

— Misère, je suis foutue. Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Tu as d’abord parlé de médicaments.

— De médicaments ?

— Oui, je ne sais plus très bien…

— Paracétamol ?

— C’est ça. Je n’ai pas tout compris mais apparemment, dans ton rêve, ton médicament courait partout avec des ailes de fée…

— Je peux tout expliquer !

— Ce n’est pas le plus important.

— Pour les beignets multicolores qui chantent en chœur, j’ai aussi une justification.

— Il n’a pas été question de cela, mais par moments tu demandais à quelqu’un de te prendre dans ses bras.

— Je ne sais même pas si j’ai de quoi m’acheter une seule action de la société, mais je te la donne à condition que tu promettes de ne jamais parler de ça à personne.

— On va négocier, Marie.

Il m’a encore fait un clin d’œil.

Загрузка...