23

Avant de partir déjeuner avec Émilie, je me penche par-dessus mon bureau pour attraper mon sac et mon manteau. En me retournant pour sortir, je me heurte littéralement à Sandro, qui est entré sans que je l’entende. Je pousse un cri. Il recule.

— Désolé, Marie ! Je ne voulais pas t’effrayer.

Je l’ai quitté voilà à peine un quart d’heure. Il danse d’un pied sur l’autre en évitant de me regarder en face. Nom d’un toboggan de piscine qui m’arrache mon maillot ! C’est donc lui ! Je n’ai même pas eu le temps de me plonger dans son dossier.

— Marie, je souhaite te parler, mais ce n’est pas facile…

Il jette des coups d’œil affolés vers le couloir et finit par oser refermer lui-même la porte de mon bureau. Je me doute de ce qu’il va m’avouer. Comment suis-je supposée réagir ? Je ne veux pas lui faire de peine, c’est un gentil garçon, mais je ne suis pas prête à me lancer dans une nouvelle histoire. Pas si vite. En plus, je ne le connais pas. J’espère qu’il comprendra.

En se tordant les doigts comme un gamin qui doit soulager sa conscience, il murmure :

— Je ne pouvais pas t’en parler devant les autres… même s’ils sont au courant.

Je ne veux pas l’aider à me confier ses sentiments parce qu’il va penser que c’est gagné, mais je ne veux pas non plus paraître trop dure en le laissant se dépatouiller tout seul avec les mots qu’il a tant de mal à prononcer. Qu’est-ce qui pourrait passer pour un signe d’intérêt sans être interprété comme une marque d’attention exagérée ? Une inclinaison de la tête attentive ? Un cri d’oiseau ? Un battement des oreilles ?

Il se lance :

— Je dois te confier un secret. Quelque chose de très personnel. Tu es la première fille avec qui j’ose cela…

Deblais passe dans le couloir. Sandro semble soudain plus embarrassé que jamais. S’il le pouvait, je pense qu’il se glisserait sous le parquet en plastique. Ç’aurait été moins difficile à l’époque où on avait de la moquette, mais en même temps il aurait chopé des acariens. Il suit Deblais du coin de l’œil et, dès que celui-ci a disparu, reprend :

— Marie, nous n’avons que très peu de temps…

J’imagine déjà la suite. Il est atteint d’une maladie incurable et il ne lui reste que deux jours à vivre. Surprenant, parce que je le trouve plutôt en forme. Il va me proposer de vivre une folle passion pendant quarante-huit heures. Cette fois, c’est sûr, je suis un canard.

Il redresse le visage et plonge ses yeux dans les miens.

— Marie, dans quelques instants, tu vas entendre une explosion. J’ai assez confiance en toi pour t’avouer que j’en suis l’auteur. C’est la voiture de Deblais. Je te préviens, ça va faire un très gros bang. Ne t’inquiète pas. Il s’en sortira indemne, mais j’en ai marre de ce sale type alors je lui ai fait une crasse au niveau du pot d’échappement. Tu es une chic fille, je sais qu’il n’est pas correct avec toi non plus, alors j’ai voulu partager mon acte avec toi et te le dédier. N’en parle à personne, c’est notre secret…

De quoi parle-t-il ? Il me dédie un attentat à la bombe ? C’est rudement sympathique. Quelle magnifique preuve d’amour ! Si nos chaises électriques peuvent être face à face avec un bon dîner aux chandelles au milieu, c’est cool. Et qu’est-ce qu’il a fait au pot d’échappement de Deblais ? « Pot d’échappement », c’est une métaphore ? Ce n’est donc pas lui l’auteur de la lettre ? Il ne m’aime pas. En même temps, il n’a pas nié pour la lettre. Ça peut être lui quand même. Un mec qui pose des bombes peut très bien savoir écrire. Et sa maladie incurable ? Il va vivre au moins jusqu’à jeudi ? Et notre folle passion ?

La déflagration a brutalement mis fin à mes délires. Il ne mentait pas en parlant de « gros bang ». Tous les carreaux ont tremblé et ça a déclenché une vraie panique dans les bureaux. Valérie a hurlé :

— C’est un tremblement de terre ! Tous aux toilettes !

Sandro m’entraîne vers la fenêtre de mon bureau.

— Tâche d’avoir l’air surprise, sinon on va nous soupçonner.

La détonation a résonné dans tout le site. Sur le parking de la direction, Deblais bondit de sa berline en hurlant. L’arrière de son véhicule est détruit. Tout le bas est arraché et éparpillé à la ronde. Deblais jure et vocifère à en faire rougir un légionnaire. D’une voix calme, je demande :

— Sandro, qu’est-ce que tu as fait ?

— Je lui ai mis une patate dans le pot. C’est tout bête. On faisait ça aux gens qu’on n’aimait pas quand on était ados. Ça empêche l’évacuation des gaz d’échappement et, au démarrage, c’est tout le pot qui monte en pression. Avec de la bintje, le morceau de patate peut être éjecté, mais avec de la charlotte, c’est imparable.

Il sourit en regardant notre petit chef sautiller autour de sa voiture en agitant les bras comme un malade. On dirait un Sioux qui fait la danse de la pluie après avoir pris la foudre.

Sandro se tient juste derrière moi. Il me souffle :

— Je ne sais pas pour toi, Marie, mais moi, devant Deblais, je me retrouve comme le môme que j’étais face aux adultes tout-puissants qui faisaient parfois des choses indignes ou injustes. C’est un sentiment qui est gravé en moi. Avec mes potes, j’ai croisé pas mal d’ordures qui ont fait des choses honteuses et qui s’en sortaient toujours indemnes. On était révoltés mais on ne pouvait rien faire. Alors on se vengeait comme on pouvait.

Je le trouve émouvant. J’aime son sursaut de rébellion. Je le trouve noble. Ce qu’il dit résonne en moi. Pour une fois, je ne vois aucune différence entre hommes et femmes. On est égaux, au moins devant l’injustice.

Nos visages sont proches. Il sourit joliment face au spectacle qui attire tout le monde dans la cour.

— Merci Sandro. Merci d’avoir partagé ton secret avec moi. Tu m’as bien dit que le mieux comme pomme de terre, c’est la charlotte, c’est ça ?

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