L’ascenseur m’emporte vers mon destin vengeur et je souffre. Dans mon costume, j’ai affreusement chaud et mes bras s’étirent sous le poids des boîtes. Je cale la pile contre la paroi et je reprends mon souffle. Mes grandes oreilles touchent le plafonnier. Je ne sais pas comment je m’en sortirai si elles prennent feu. Surtout ne pas imaginer la scène. C’est quand on y pense que ça arrive.
La musique s’entend deux étages en dessous. Quel cauchemar pour les voisins ! Et quelle musique en plus ! Des tubes vieux de vingt ans. Deux cents décibels de régression pour s’affoler le popotin.
Si je dois m’adresser à quelqu’un, à la guerre comme à la guerre, je ressors mon accent chinois. J’espère que personne ne me reconnaîtra. Sinon, je vais me retrouver comme un pauvre lapin le jour de l’ouverture de la chasse ! Avant de lancer l’offensive, entre deux refrains disco, je m’interroge une dernière fois sur le bien-fondé de mon action. Est-ce que j’ai honte du forfait que je m’apprête à accomplir ? Oui. Un peu. Mais de tous les sentiments que j’ai affrontés ces derniers temps, la honte n’est vraiment pas le plus difficile à supporter. Il est de toute façon largement compensé par l’envie légitime d’en faire baver à Hugues. Et maintenant que la bonne conscience a eu sa dernière plaidoirie sans réussir à infléchir le verdict, l’honorable juge peut ordonner l’exécution. Je me concentre sur mon objectif : je suis un lapin qui livre de la nourriture empoisonnée.
Je passe au moins une minute avant de réussir à sonner parce que je suis obligée d’appuyer sur le bouton avec l’angle d’une boîte de pizza qui se décale sans arrêt. On dirait une épreuve de jeu télévisé stupide, en plus j’ai déjà le costume.
Je ne sais même pas qui m’a ouvert la porte. En fait si, je sais, c’est Grosminet, mais ce que je veux dire, c’est que j’ignore qui se cache dedans. Dans un déluge de faisceaux laser, j’aperçois des super-héros, des caricatures de gangsters ou des pseudo-sosies de célébrités. Certains dansent, d’autres discutent. Il y a énormément de monde. Tant pis pour eux. Tous complices, tous condamnés !
— Livraison de pizzas et de beignets !
Quelqu’un s’exclame « super ! » mais je suis incapable de dire si c’est la danseuse brésilienne ou le Pokémon. Des mains soulèvent les couvercles sur mon passage avec des exclamations affamées. Personne ne se demande qui a commandé ce que j’apporte. Tant mieux. Je me dirige vers la cuisine pour tout déposer mais puisque je suis dans la place, je ne résiste pas au plaisir de faire le service moi-même, ce qui m’offre en prime l’occasion de voir qui est présent et qui va le payer cher.
Je viens de reconnaître deux copains de Hugues. Ils sont costumés l’un en cowboy et l’autre en Batman. Je leur propose des beignets qu’ils acceptent avec enthousiasme. Ils me sourient, me complimentent sur mon déguisement. Je suis bien contente de les empoisonner parce que je ne les appréciais pas du tout. Le cowboy était du genre à vous faire miroiter un préservatif comme si c’était une bague de fiançailles à trente millions de dollars, et Batman se vantait de choisir ses caleçons avec soin — parfois même avec des messages écrits dessus — au cas où le premier rendez-vous se passerait comme dans ses rêves. Deux mecs bien.
On s’est fréquentés un peu mais aujourd’hui, ils ne me reconnaissent pas. Il y a quelque chose de jouissif à parler avec des gens dont on a été proches pendant des années et qui ne vous identifient pas. On les redécouvre avec un œil neuf. C’est comme une première fois, mais en sachant à qui on a affaire. Savoureux. On mesure l’hypocrisie, l’ampleur du numéro de charme qu’ils vous servent au départ, les égards dont ils font preuve au début et qu’ils ne se donnent plus la peine de maintenir ensuite. Je prends goût à ce petit jeu. L’expérience est surprenante. Certains s’adressent en plus à moi comme si j’étais un garçon. Je note que les hommes ne se trompent pas — sans doute parce qu’ils devinent mes formes — mais que les filles, surtout les jeunes, se fourvoient. Je poursuis ma distribution, semant le bonheur partout en vidant les boîtes les unes après les autres. J’ai l’impression d’évoluer dans un rêve. Sur fond de musique trop puissante, je me promène dans les séries télévisées de mon enfance ou dans une superproduction qui réunirait tous les mythes du cinéma. Les gens me prennent les boîtes des mains et se servent. Je vois les parts qui se répandent, j’entrevois des dents qui dévorent. Le mal est en train de se propager. Alors que l’insouciance et la joie sont partout, le fléau rampe dans l’ombre. Il ne va pas tarder à frapper ! On dirait la bande-annonce d’un film d’horreur américain : « Ils ne le savent pas encore, mais leur derche va trinquer ! », « Vous l’avez adoré dans HUGUES : LE BAMBOU A CRAQUÉ, ne le manquez pas dans HUGUES 2 : LA REVANCHE DU LAPIN MAUDIT. » Il y aurait des ralentis sur les bouches qui s’empiffrent avec de la musique stridente qui fait flipper. Mangez, mangez mes petits, ça vous apprendra à venir faire la fête avec ce vilain naze.
Une question me vient : si j’étais toujours en couple avec lui et si ces gens étaient mes amis, est-ce que je pourrais m’amuser dans cette fête ? Sincèrement, je crois que non. Je n’ai jamais eu le goût des célébrations adolescentes organisées par principe. On passe de la musique très fort, on boit et on fume n’importe quoi comme certains que j’aperçois, et on se force à être de bonne humeur en faisant de l’humour à pas cher. Je ne me suis jamais sentie à l’aise dans ces fêtes. Trop de frime, trop de vide, trop de codes. En général, je finissais à la cuisine avec ceux qui avaient vraiment envie de discuter. On beurrait les toasts des fêtards et on restait entre humains. J’ai d’assez jolis souvenirs en marge de ces fêtes. Elles avaient au moins le mérite de nous permettre cela.
J’ai fait le tour de presque tous les invités, mais je n’ai pas encore eu la chance de rencontrer les maîtres de cérémonie, ceux qui reçoivent. Je finis par croiser Tanya, qui s’est trouvé un costume minimaliste qui met parfaitement tous ses charmes en valeur. Ce genre de fille sait faire cela d’instinct. Ce soir, elle est une diablesse en bas résille. Et devinez qui arrive derrière avec la bave aux lèvres ? Mon ex ! Il est déguisé en chien ! Il aurait aussi bien pu choisir de se déguiser en carpe, étant donné que je suis un lapin, cela expliquerait symboliquement l’échec de notre couple. Hugues est dans une forme éblouissante. Avec son humour bien à lui, il passe son temps à se frotter sur les jambes des convives, femmes et hommes. Qu’il est drôle, le pauvre. Il réussit à être à la fois vulgaire et lourdingue. Je lui offre un beignet et il ne se fait pas prier. C’est un moment hors du temps, historique. Il est face à moi, me sourit avec sa truffe peinte sur son nez et ses grandes oreilles qui pendent. Voilà des mois que nous n’avions pas été aussi proches. C’est surréaliste. Nous échangeons un vrai regard, il doit me penser troublée par son charme canin. Il me remercie avec plus de gentillesse qu’il ne l’a jamais fait. Pendant des années, j’ai tout fait pour lui et c’était normal. Il tenait mes efforts pour acquis. Il s’était habitué. Ce que je pouvais faire de mieux ne valait même pas un soupçon de gratitude. Et le voilà tout reconnaissant parce que je lui donne à manger un beignet rempli de laxatif… Allez comprendre. Mange, mon tout beau, tu n’es que le deuxième chien que j’empoisonne ce soir.
J’identifie à présent beaucoup des invités. La plupart n’ont pas bougé le petit doigt lorsque je me suis fait dégager. Ils vont payer pour ça. Par contre, je suis contente, Floriane n’est pas là. Ça m’aurait fait de la peine de la rendre malade.
Je n’ai pratiquement plus rien à distribuer. Mon plan s’est déroulé au-delà de mes espoirs. C’est génial. Je n’ai plus qu’à me sauver. Je ne reviendrai sans doute plus jamais dans cet appartement. Comme dirait Hugues, c’est une page qui se tourne, mais j’ai bien peur qu’elle soit écrite sur du papier hygiénique. En parlant de ça, une dernière idée me traverse l’esprit. Génie du mal, quand tu nous tiens ! C’est la cerise sur le gâteau, le bouquet final. Je sais que ce n’est pas bien. C’est mesquin. Je me rends aux toilettes et, avec une vilenie assumée, je balance par la fenêtre tous les rouleaux de papier en réserve. Quel bonheur ! Et hop ! J’entends le choc ouaté des rouleaux qui s’écrasent cinq étages plus bas, dans la cour de l’immeuble voisin. Ils ne pourront même pas les récupérer. C’est étrange parce que cette fois ma conscience me dit que j’ai dépassé les bornes. « Le mieux est l’ennemi du bien », dit le proverbe. J’en ajoute un autre, spécialement créé pour la circonstance : « Dieu aime les grands guerriers mais déteste les mesquins. » Après avoir saboté les réserves, je quitte les W-C. Je me dirige droit vers la porte de sortie de l’appart mais deux joyeux lurons — un policier et un astronaute — m’entraînent pour aller danser dans le salon. Cette fois, je ne vais plus pouvoir vivre à crédit. La Providence a décidé de me faire payer comptant. Alors que je tourne la tête, sans doute pour me remercier d’avoir fait le service, le policier me fourre le dernier de mes beignets dans la bouche. J’en recrache la plus grande partie, mais je sais que le mal est fait. Le poison est dans la place.
Je suis comme le serpent qui se mord la queue. Je suis la mouche qui se fout un grand coup de tapette. Le lapin va avoir le pompon tout sale. Je promets de ne plus jamais faire preuve de mesquinerie. Mais pour ce soir, il va quand même falloir assumer.