Le plus difficile n’a pas été de préparer le repas, mais de trouver une étagère à fixer. J’ai demandé de l’aide à Alfredo, qui a tout de suite compris. Mais nous n’avions pas le temps de courir les magasins, alors il a vidé une de ses propres étagères remplie de livres et l’a lui-même démontée.
Il a aussi eu la gentillesse de me faire toutes mes courses chez le traiteur. Mon frigo est rempli à ras bord. Je suis parée. Au moins sur ce plan-là.
— Vous invitez celui qui vous a écrit les lettres ?
— Non. C’est un autre. Lui, je l’ai choisi.
— À la bonne heure. Vous avez décidé de reprendre votre destin en main. Je vous souhaite qu’il soit la bonne pièce de votre puzzle. Pensez tout de même à me rendre mon étagère.
— Promis, je la démonte dans quelques jours et je vous la rapporte.
— Elle est compliquée votre histoire, démonter une étagère pour la remonter chez vous et me la restituer ensuite… J’espère que le jeu en vaut la chandelle.
— Je l’espère aussi. Est-ce que ça vous embête si je vous emprunte aussi les livres pour la remplir ?
Paracétamol doit sentir que je ne suis pas dans mon état normal parce que pendant que je nettoie mon appartement, il me suit partout avec curiosité. Quand j’entre dans une pièce, il se poste à l’entrée et étire son petit cou autant qu’il peut pour ne pas me perdre de vue sans trop s’exposer.
Émilie, Caro et maman savent que je reçois un homme ce soir. Chacune m’a prodigué ses conseils mais si je les cumule, cela revient à ne rien dire, à ne rien montrer et à ne rien faire, sauf lui sauter dessus lorsque je l’aurai fait boire — à vrai dire, ce n’est ni ma mère ni ma sœur qui m’ont donné ce dernier conseil. Me voilà bien avancée. Je vais donc y aller à l’instinct, sans filet. Sandro m’a souhaité bonne chance et je parie qu’il en a aussi parlé à Kévin, qui s’est montré particulièrement chaleureux tout à l’heure quand j’ai quitté le bureau. À part ça, on ne balance pas sur les histoires intimes des amis…
Un peu avant l’heure, j’ai éteint la lumière de ma chambre et me suis postée en embuscade près de la fenêtre pour ne pas louper son arrivée. Dans la pénombre, Paracétamol me fixe. Cette fois, c’est certain, mon chat me prend pour une déséquilibrée.
À l’heure convenue, Alexandre franchit la porte cochère. Il traverse la cour. Il porte une imposante caisse à outils mais pas de fleurs. Je suis déçue. Il est vrai qu’il ne vient pas pour un dîner en amoureux mais pour bricoler. Lui doit considérer ce rendez-vous comme un coup de main supplémentaire, alors que moi… La liste est trop longue ! Peut-être va-t-il m’offrir un bouquet de tournevis ?
En ce moment même, Alexandre doit traverser le hall. Je parie qu’Alfredo est derrière le rideau de sa loge à l’épier pour savoir à quoi ressemble « celui que j’ai choisi ». Quel regard cet homme plein de sagesse porte-t-il sur celui qui monte l’escalier vers moi ? Je lui demanderai son avis.
Alexandre me fait un effet surprenant. Penser à lui me distrait de tout. Il me permet le luxe d’oublier le reste. Il desserre l’étau de ma vie. Je ne songe plus ni aux soucis du travail, ni aux lettres, ni à l’homme qui doit attendre impatiemment vendredi. Je ne sais même pas s’il m’est arrivé de songer à quelqu’un avec autant d’intensité. Personne n’a jamais déclenché cela en moi. C’est la première fois de ma vie que j’ose choisir. Hugues s’était imposé à moi, l’auteur des lettres aussi. Avec Alexandre, c’est différent. J’ai l’impression d’être revenue au collège et d’avoir rendez-vous avec ce petit canon de Laurent. J’espère que cette fois ça durera plus longtemps qu’un trimestre.
Il sonne. J’attends quelques secondes pour ne pas avoir l’air de me précipiter. Quel est le bon délai ? Dix secondes ? Vingt secondes ? Deux jours ? J’ai envie de compter en battements de cœur. J’en suis à deux cents en moins d’une minute. Il est temps d’y aller.
En m’engageant dans le couloir, je me prends les pieds dans le chat que j’envoie valser.
— Excuse-moi, mon amour ! Je ne voulais pas ! Pardon.
Impossible de lui courir après pour me faire pardonner. Je dois aller ouvrir.
— Bonsoir Marie.
— Bonsoir Alexandre. Merci beaucoup de venir.
— Je t’en prie.
Même s’il le fait discrètement, je vois bien qu’il inspecte l’appartement. Mais il ne semble pas avoir remarqué que je m’étais changée.
— Tu n’es pas seule ?
— Si, pourquoi ?
— Il m’a semblé t’entendre parler…
— À mon chat, oui. Je l’ai bousculé en venant t’accueillir.
— Il s’en remettra. Alors montre-moi…
— Quoi donc ?
— Ton étagère.
— Bien sûr ! C’est pour cela que tu es venu !
Elle va être rigolote la soirée, lui qui vient pour bricoler et moi qui ne sais pas comment lui dire ce que je ressens.
Je lui présente l’étagère et le pan de mur sur lequel je suis censée vouloir l’accrocher.
— Pas toute neuve, ton étagère…
— C’est sentimental. J’y tiens beaucoup.
Avec précaution, il pose sa caisse et l’ouvre. Quel foutoir ! Je ne sais même pas à quoi peuvent servir tous ces bidules. Ça doit être leur trousse à maquillage à eux. Le voilà qui se met au travail.
Il est concentré. Il mesure, puis me consulte pour vérifier que la hauteur me convient. Sans même y réfléchir, j’approuve avec enthousiasme. De toute façon, quelle importance ? Il ajuste avec son niveau et trace. Je me tiens en retrait sans le lâcher des yeux, mais je me fous éperdument de ce qu’il fabrique. Je profite qu’il soit occupé pour l’étudier en détail de la tête aux pieds. À ma grande surprise, je ne découvre rien de nouveau. Je m’aperçois que je l’ai déjà analysé de près, mais quelque chose en moi m’empêchait de prendre conscience du résultat. Peut-être étais-je trop remontée contre les hommes ? Et sans doute accaparée par ma chasse à l’auteur mystère. Mon cœur meurtri par ma rupture douloureuse n’a pas dû m’aider à ouvrir les yeux. Et voilà que je me retrouve là, ce soir, avec lui. Tout est possible. Je me répète cette phrase qui fait exploser toutes les portes que je pensais fermées dans ma tête. Tout est possible ! Cette seule idée m’enflamme. J’ai envie de sauter de joie, de hurler mon espoir et ma soif de vivre. Près de lui, j’ai l’impression de me libérer d’un carcan qui m’a retenue prisonnière pendant des années. Alexandre, lui, n’est pas du genre à m’enfermer dans un carcan, je l’imagine très bien faire du sur-mesure… Je sais ce qu’Émilie dirait si elle m’entendait.
Il est là, à portée de main. Je n’ai qu’à tendre le bras pour le toucher. Du coup, je suis encore plus enthousiaste. Où ai-je le plus envie de l’effleurer ? Elle est bien loin, la fille qui avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Heureusement, j’arrive à me contrôler, à part le pied gauche qui fait ce qu’il veut. Avec difficulté, je contiens mon envie de bondir de bonheur. Vous imaginez la nénette qui saute sur place en tapant dans ses mains parce qu’un collègue vient percer trois trous chez elle ? C’est un comportement acceptable de la part d’une otarie mais, ce soir, je voudrais bien être autre chose.
Je m’emballe, je m’emballe, mais je dois aussi penser à Alexandre. S’il doit finir une histoire avec une autre, il faudra sans doute que je lui laisse le temps de se remettre et de passer à autre chose. Mais avant d’en arriver là, je dois d’abord lui avouer ce que j’éprouve, et ce n’est pas gagné.
— Marie, je vais percer. Est-ce que tu peux aller chercher ton aspirateur pour éviter de tout salir ?
— Tout de suite.
Nous sommes proches l’un de l’autre. Presque autant que dans le cagibi de la chaufferie. Cette fois, je ne peux pas accuser la chaudière de me faire monter en température.
— Tu es prête ?
— Quand tu veux.
Le même dialogue a du sens, que ce soit pour une séance de bricolage ou un premier rendez-vous.
Il démarre sa machine. Ça fait un bruit de malade. Le mur tremble. Je suis certaine que Paracétamol, où qu’il se trouve, s’est précipité sous le premier meuble venu en ayant doublé de volume avec son poil tout hérissé. Il réagit déjà de cette manière lorsque j’utilise mon petit mixeur, alors là…
Ma raison tente de me faire prendre du recul, mais je fais tout pour lui échapper : Alexandre est en train de percer une série de trous dans un mur jusque-là impeccable qui n’est même pas à moi, pour fixer une étagère qui n’est pas à moi non plus et dont je n’ai que faire.
En peu de temps, l’élément est en place.
— Ce sont ces livres que tu veux ranger dessus ?
— Exactement…
— Tu lis des romans portugais, toi ?
Je ne vais pas tenir. Je vais forcément gaffer. De toute façon, je ne sais pas convaincre les gens, à moins d’avoir un moyen de les faire chanter. Et si je lui avouais tout ?
« Alexandre, je t’ai fait venir sous le fallacieux prétexte de fixer cette étagère parce que je n’ai pas eu le courage de t’inviter honnêtement pour te dire en face que je suis en train de tomber amoureuse de toi depuis un bon moment mais que je n’osais pas me l’avouer à moi-même. »
Trop long.
« Alexandre, ce bricolage n’est qu’un alibi pour t’inviter parce que je voudrais te dire que tu comptes beaucoup pour moi et que j’espère que… »
Trop embrouillé.
« Alexandre, c’est l’étagère du concierge et j’espère que tu es l’homme de ma vie. Mais ne dis rien devant le chat, il bosse pour les services secrets. »
N’importe quoi.
« Alexandre, c’est l’étagère du concierge, je ne parle pas portugais mais je t’aime. »
— Marie ? Ça te plaît ?
— Génial. Merci beaucoup ! Maman sera contente. Elle aime les étagères. C’est elle qui lit le portugais.
— Je comprends mieux…
Tu ne comprends rien du tout, mon bonhomme. Et si nous faisons notre vie ensemble, c’est toi qui démonteras cette satanée tablette et qui reboucheras les trous. Me pardonner tout cela sera une grande preuve d’amour !
Il a soigneusement rangé ses outils et nettoyé la place. Il se lave les mains dans l’évier pendant que je sors le repas du frigo.
— Je n’ai pas eu le temps de cuisiner. Alors j’ai fait simple…
— Aucune importance, c’est déjà gentil à toi de m’inviter.
— J’en avais envie depuis longtemps.
Génial, j’ai osé lui lâcher ça et il n’a pas poussé de cris. Il ne s’est pas enfui en courant ! Il se retourne et découvre les grandes boîtes du traiteur étalées sur la table.
— Tu attends du monde ?
— Juste nous deux.
J’adore cette phrase, surtout prononcée devant lui. Il soulève les couvercles en carton et plaisante :
— On a de quoi tenir un siège !
C’est ça mon gars, on va rester enfermés ici des mois et, à la longue, tu finiras par te jeter sur moi parce que tu n’auras que ça à te mettre sous la dent. Jamais on ne se rendra ! Quand on n’aura plus de meubles à leur jeter par les fenêtres, on pourra toujours leur balancer nos vêtements enflammés. Les indomptés ne seront plus seuls, mais nus !
On s’installe et on grignote. Chacun pioche ce qu’il veut dans un désordre complet. Le chat rapplique et saute sur ses genoux. C’est merveilleux, Paracétamol l’a adopté ! J’y vois un signe. Peut-être que de mâle à mâle, le chat pourrait lui expliquer à quel point je suis une fille bien. Il pourrait lui dire qu’on formerait un beau couple. En plus, on a presque le même âge. Je le sais parce qu’en fait je connais son dossier par cœur. Mais ça aussi, j’avais refusé d’en prendre conscience.
— Tu crois que Deblais va jouer le jeu jusqu’au bout ?
Le voilà qui place la conversation sur le terrain professionnel.
— Il n’a pas d’autre choix. Au moindre faux pas, j’appelle sa femme.
— Vous avez fait très fort.
— Puisque l’on parle boulot, dis-moi : si nous reprenons la société, toi et les garçons, vous restez ?
— Je pense que oui.
— Excellente nouvelle.
On a échangé sur l’avenir de la société, les collègues, et sur n’importe quoi. J’ai bien essayé d’amener la conversation sur un terrain plus personnel, mais pas suffisamment franchement pour qu’il s’y aventure à la mesure de mes attentes. J’ai dû me contenter de quelques phrases dont je détournais la signification réelle pour y capter le sens qui m’arrangeait. « Viens plus près », « Tout ce que j’ai est à toi » et « Quand la lumière s’éteint, je deviens un animal ». Je ne vous dis pas dans quel état j’étais. Mais je dois être honnête : « Viens plus près », c’était parce que avec les boîtes qui encombraient la table, je n’avais plus qu’un tout petit angle. « Tout ce que j’ai est à toi » faisait référence aux vis et aux clous de sa boîte à outils quand il a su que j’avais besoin de fixer un cadre. Pour « Quand la lumière s’éteint, je deviens un animal », j’ai carrément triché en réunissant deux extraits de conversation séparés de dix minutes qui n’avaient rien à voir. J’ai honte, mais j’ai adoré entendre sa voix me dire ces mots-là.
L’heure tourne et je n’arrive toujours pas à lui parler. Plus le temps passe et moins je m’en sens capable. Le point positif est qu’il n’a pas l’air pressé de partir. Le gros point négatif est que je suis dotée d’un courage de lapin nain. Je suis minable. Dans les brumes de mon esprit torturé, j’entrevois les visages d’Émilie et de Sandro qui me hantent comme des spectres : « Dis-lui ce que tu ressens ! », « Parle-lui, pauvre nouille ! » Je suis certaine que vous avez réussi à attribuer à chacun des deux sa citation. Malheureusement, depuis ma mésaventure dans le train fantôme, les esprits ne m’effraient plus assez pour surmonter ma lâcheté.
Je vois se profiler le moment où il va repartir, comme un collègue, comme un excellent ami, mais pas comme celui que je rêve de le voir devenir. Il faut un miracle, une intervention divine. Là, sur le mur de la cuisine, un Dieu miséricordieux écrirait en lettres de feu : « Alexandre, prends cette femme pour épouse. Chéris-la, protège-la et laisse-la s’acheter des chaussures aussi souvent qu’elle veut ! Telle est ma volonté. » Et un coup de tonnerre pour faire sérieux. Oui, mesdames et messieurs, les dieux mettent des coups de tonnerre à la fin de leurs phrases, comme nous des points.
Il est vrai que les lettres de feu vont faire des dégâts sur le mur, mais on n’est plus à ça près puisqu’on a déjà fait des trous !
Il s’est levé. Il m’a aidée à ranger. J’ai fait le maximum pour traîner. Je lui ai parlé de tout ce qui me passait par la tête. On se connaît assez pour que vous sachiez que dans mon crâne, contrairement aux carrefours la nuit, il y a du passage ! Il a dû me prendre pour une aliénée étant donné les questions que je lui ai posées pour grappiller quelques précieuses secondes. Je suis allée jusqu’à lui parler de sa grosse chignole qui tape fort… J’espère qu’Émilie n’aura jamais accès aux enregistrements de cette conversation, sinon je vais traîner ça comme un boulet jusqu’à la fin de mes jours. Je rigole, mais ce n’est pas en tenant ces propos incohérents que j’ai une chance de lui faire comprendre ce que j’éprouve pour lui. J’ai envie d’avoir des heures à perdre, rien que pour le regarder. J’ai envie de me tromper en sachant qu’il m’aidera. J’ai envie de tout lui donner. J’ai aussi envie de lui arracher ses vêtements. Mais je suis là, à le regarder enfiler son blouson pendant que je lui propose d’emporter ce qui reste de nourriture parce que je n’ai pas envie de tenir un siège toute seule.
— Non merci, Marie, c’est adorable, mais je mange rarement chez moi.
Il m’embrasse. Sa joue pique légèrement. Je sens sa chaleur. Il va partir avec la mienne.
Je me déteste. Je suis responsable de tout ce qui m’arrive. Désormais, je m’interdis de me plaindre. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même, et c’est ce que je suis en train de faire. Je vais simplement attendre qu’il soit parti pour me balancer un bon coup de poing en pleine figure. Ensuite, je vais m’insulter et me jeter sur moi de colère. Moi et moi, on va se battre. On va rouler par terre. On va casser quelque chose.
Il ouvre la porte. Il est trop tard. Soudain, il se penche et ramasse quelque chose sur mon paillasson.
— Tiens, c’est sûrement pour toi, ton nom est marqué dessus.
Le sort est contre moi. Le monde entier est contre moi. Là-haut, il y en a un qui a fait une petite poupée à mon effigie et qui n’arrête pas de me planter des aiguilles dans les fesses.
Je prends l’enveloppe qu’il me tend en essayant de masquer tous les sentiments qui m’assaillent.
— À demain, Marie. Encore merci pour le dîner, c’était sympa.
— Merci à toi. Pour l’étagère, pour ta présence…
Il descend déjà l’escalier. Je dévore des yeux ce que j’aperçois encore de lui, ses épaules, ses cheveux, comme les miettes d’un bonheur qui s’enfuit. Il me faudra ces minuscules fragments pour survivre.
Je referme la porte, le cœur gros. Je m’y adosse. Je contemple l’enveloppe en soupirant. L’agacement est plus fort que la curiosité. Je ne voulais pas la recevoir, pas ce soir, pas quand Alexandre était là. Quelle est d’ailleurs la raison de cette nouvelle lettre ? Qu’a-t-il encore à me dire ? Il veut changer l’adresse du rendez-vous parce qu’il a vu le prix des menus ? On va finir à La Joyeuse Boulette de mie, le resto qui détient le record d’intoxications alimentaires dans la région ? Pas question d’y mettre les pieds.
J’ouvre, mais franchement, il va en falloir beaucoup pour me surprendre.