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Je consacre tout mon temps à l’étude des notes de Deblais. Je me suis organisée pour que ceux qui m’aperçoivent en passant dans le couloir aient l’impression que je compulse des catalogues de formation. Si quelqu’un fait mine d’entrer, je n’ai qu’à tourner une page pour recouvrir ce que je lis, et on n’y verra que du feu.

En passant au crible les différents documents, je suis tombée sur un nouveau motif de révolte : les actionnaires ont alloué une enveloppe prévisionnelle pour les licenciements. Pragmatiques, cyniques et froids. Mais ce n’est pas le pire. L’infamie se situe dans une autre dimension : Deblais touchera 15 % de ce qu’il parviendra à économiser sur ce budget. Moins il lâche, plus il touche. J’ai la planche qui me démange.

Vincent frappe à ma porte. Avec lui, inutile de cacher ce sur quoi je travaille. Paradoxalement, je n’étais pas pressée de le revoir. Pourtant, je m’y attache de plus en plus. C’est même pour cette raison que je ne voulais pas le recroiser trop vite. Il est mon dernier candidat sérieux au poste de soupirant mystère. Je suis sensible à tout ce que j’ai découvert de lui ces derniers temps, particulièrement lorsqu’il m’a accompagnée à l’hôpital. Je nourris de grands espoirs le concernant, et pas uniquement depuis que les autres suspects me lâchent. Depuis le début, j’ai un faible pour lui. J’aime me faire des idées à notre sujet. Vous allez vous dire que je suis volage car il y a seulement quelques jours, je m’en faisais aussi au sujet de Sandro. Penser à plusieurs hommes ne veut pas dire qu’on les place tous sur le même plan. Chacun de mes sentiments envers eux est sincère, mais je ne serai la femme que d’un seul. Pour le moment, je n’ai pas eu à choisir.

Tant que Vincent et moi ne nous étions pas revus, il ne risquait pas de m’avouer que lui aussi a une compagne ou une conquête en vue. La simple idée du possible entre nous me fait déjà du bien.

— Aurais-tu une minute à m’accorder, Marie ?

— Entre, assieds-toi.

— Je souhaite te présenter une idée qui me tient à cœur.

S’il me parle de mariage, je m’autorise à tomber dans les pommes pour décompresser un peu.

Il me dévisage avec une expression amusée.

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai ? dis-je. Pourquoi cet œil qui pétille ?

— À cause de toi, Marie. Je te trouve vivante. On vit une période difficile mais elle aura au moins eu un effet positif.

— Dis-moi lequel, j’en ai bien besoin.

— Tu es cet effet positif, Marie. Quand je me souviens de toi telle que tu étais voilà seulement quelques mois, je me dis que tu as fait un sacré bout de chemin. Où est passée la femme discrète, fermée ? Celle qui occupe aujourd’hui son bureau est rayonnante, en charge, pleine d’énergie.

Vil flatteur. Mais par pitié, continue encore un peu…

— Merci Vincent. C’est adorable.

— Ce qui se passe ici t’a permis de révéler ta nature. Tu prends ta place. Les gens t’écoutent, se confient, viennent à toi. Tu rassembles. Tu nous fais tous faire n’importe quoi pour la bonne cause !

— Je vais rougir.

— C’est sincère, vraiment. D’ailleurs, c’est à toi et à personne d’autre que je viens présenter mon idée.

— Raconte-moi. Fais-moi faire n’importe quoi…

Pourquoi ai-je dit ça ? J’imagine déjà le commentaire d’Émilie… Par chance, Vincent ne relève pas, ou alors il fait semblant de ne pas avoir entendu. Il prend son air docte avec ses sourcils bien droits et expose :

— Si j’ai bien compris, Deblais doit fermer la société soit en la liquidant, soit en la revendant.

— Exact.

— Pourtant, l’entreprise marche bien. Il va saborder un superbe navire qui a encore de la voilure en réserve, n’est-ce pas ?

— Complètement.

— Pourquoi ne prendrions-nous pas les commandes du bateau ?

— Une mutinerie ?

— Plutôt un rachat par l’équipage. En nous y mettant tous, toi, moi et tout le personnel.

— Avec quel argent ?

— J’ai un peu d’économies. Je ne suis sans doute pas le seul. Pour le reste, on peut aller voir les banques.

Je reste sans réaction. Il poursuit :

— Puisque personne ne prend soin de notre vaisseau, autant nous en occuper nous-mêmes. M. Memnec accepterait peut-être de devenir consultant et on pourrait donner de nouvelles orientations. Pourquoi se contenter de petites croisières alors que nous sommes taillés pour la haute mer ?

Je me renverse en arrière dans mon siège.

— L’idée est séduisante, mais je ne vois pas pourquoi les actionnaires accepteraient de nous vendre Dormex alors que dans les notes de Deblais figurent déjà des offres pour racheter la marque et les brevets. Il serait difficile de lui imposer de nous choisir, d’autant que nous ne serions certainement pas les plus offrants financièrement…

— Effectivement, cette étape-là générera sans doute des problèmes, mais nous devons d’abord nous poser les questions dans le bon ordre : avant de savoir s’ils accepteront, que penses-tu de l’idée de racheter la boîte ? Nous sommes une bonne équipe. La plupart des gens sont très compétents. Foutre tout ça en l’air est un pur gâchis.

— J’approuve à 100 %.

Il se penche vers moi.

— C’est en pensant à toi que j’ai eu cette idée, Marie. Je suis convaincu que nous avons encore une longue route à faire ensemble.

— J’en ai envie, Vincent, sans doute plus que tu ne le crois.

— Qu’est-ce qui nous en empêche ? Pourquoi ne vivrions-nous pas cette aventure ensemble ? Nous n’avons rien à perdre et il sera trop tard lorsque nous pointerons au chômage. Tentons le coup !

L’idée de reprendre l’entreprise me dépasse, mais celle de me rapprocher de Vincent est tout à fait à ma portée. Il serait peut-être temps que j’applique les conseils que je donne aux autres. Il est urgent que j’ose. Il croit sans doute que je le dévisage parce que je réfléchis à son idée. Mais pas du tout. Sans vergogne, en me servant de cet alibi, je cherche le courage de lui dire que j’espère que c’est lui qui m’a écrit les lettres. Je plonge dans ses yeux, je parcours ses lèvres, ses sourcils, je nage dans ses cheveux. J’aime ses mains joliment posées. J’aime la ligne de ses épaules. Je voudrais m’y blottir pour de bon. J’ai confiance en lui.

Si je rencontrais une fille qui s’appelait Marie et avait exactement la même histoire que la mienne, je lui dirais de foncer. Je lui conseillerais d’abattre ses cartes. Je lui suggérerais aussi d’arrêter de dévisager l’homme face à elle parce que cela devient indécent.

Et si là, maintenant, je lui parlais ? Qu’est-ce que je risque ? Une déception de plus ? Un paysage qui n’est pas celui que j’espérais ? Une vallée secrète déjà occupée ? Sur l’autre plateau de la balance, qu’est-ce que j’ai à gagner ? Un monde, une vie, enfin.

— Vincent, je trouve ton idée excellente.

— Formidable.

— Mais je suis incompétente en négociations avec les banques, en rachat et en gestion d’entreprise. Mon truc à moi, ce sont les gens.

— Ne t’en fais pas, moi je m’y connais, et Florence est aussi super douée dans sa partie. On doit pouvoir s’en sortir. Mais une entreprise ne fonctionne que si ceux qui la dirigent savent faire tourner tous les rouages ensemble. Sur ce point, je sais que tu es une experte.

— Merci.

Je n’ai pas la moindre idée de ce que représente ce projet ni de ce qu’il va exiger. Pourtant, je n’ai pas peur. Pas du tout. Courage ou inconscience ? L’histoire le dira.

Je n’ai pas menti en disant que le seul secteur qui m’intéresse est celui qui concerne les gens. À cet instant précis, on peut même dire que ce secteur se réduit à Vincent. Le moment est idéal. Nous sommes proches, en terrain neutre. Je n’ai plus la force d’attendre jusqu’au 13. Que ma timidité, mes trouilles et mes doutes aillent tous au diable. Je suis une petite souris qui sort de son trou. Je suis un perce-neige qui accède enfin à la lumière. J’espère que j’ai le poil brillant et que je ne vais pas m’emmêler les feuilles.

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