37

Je suis consciente de prendre un vrai risque. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Bien que mon intention soit positive, je redoute qu’elle ne puisse avoir l’effet inverse. Face à ce dilemme, j’ai tourné en rond pendant plus d’une heure. J’ai fait des kilomètres à pied dans l’appart pour arriver à cette misérable conclusion : d’abord j’écris la lettre, et ensuite je déciderai si je la dépose ou pas.

L’idée est simple : puisque Émilie n’ose pas aborder le voisin d’en face dont elle me parle depuis des mois, je vais le faire pour elle. Quelque chose dans sa façon d’en parler m’incite à penser qu’il est différent de ses autres lubies masculines. À travers ses propos, ses descriptions, je crois reconnaître l’étincelle que j’aurais dû avoir si j’étais tombée amoureuse du bon type. Un indice me conforte dans mon ressenti : quand elle parle de lui, elle a dans le regard la même vibration que Caroline lorsqu’elle évoque Olivier.

Une question essentielle se pose à présent : est-ce que j’écris de ma part ou de la sienne ? Dois-je rédiger ma missive comme l’entremetteuse de l’ombre, comme la marieuse des romans ? Est-ce mon destin d’être l’intervenante discrète qui, une fois sa bonne action accomplie, finira sa vie seule comme un rat, pendant que les tourtereaux s’en iront main dans la main vers le soleil couchant, sans rien savoir de ce qu’elle a fait pour eux ? Cela ne me pose pas de problème. Le mieux est donc d’écrire à sa place, de me retirer de l’équation. Évidemment, c’est plus compliqué. À l’ingérence s’ajoute l’usurpation. Même pas besoin de chercher sur Internet, je vais finir pendue haut et court. Qui suis-je pour parler au nom d’Émilie ? J’ai si peur de la trahir. Pourtant, ce serait le moyen le plus sûr d’attirer l’attention de ce garçon.

J’ai donc opté pour la solution la plus efficace même si elle s’avère la plus risquée. J’ai passé ma journée à écrire une petite lettre de rien du tout. Encore une fois, le sentiment a pris le pas sur la vérité absolue. Tous les principes élémentaires m’interdisent d’accomplir ce que je prépare, je le sais pertinemment, mais je suis malgré tout convaincue que c’est le mieux que je puisse faire. J’espère que si un jour Émilie découvre ce que j’ai osé, elle me pardonnera. J’ai poussé mon raisonnement jusqu’au bout. Est-ce que je préfère être son amie et qu’elle finisse seule ? Ou alors suis-je prête à courir le risque de la perdre pour qu’elle se trouve enfin quelqu’un de bien ? Il ne sera sans doute pas facile de l’assumer, mais je choisis son bonheur. Je crois qu’elle compte plus pour moi que moi pour elle, et je veux qu’elle soit vraiment heureuse, même si cela doit me priver de sa présence.

Je me suis d’abord imaginé qu’écrire pour elle serait compliqué, difficile même, mais dans la pratique, les mots sont venus très naturellement. Je n’ai eu qu’à me projeter au plus profond de moi-même pour parler en son nom. J’y ai trouvé ce qui nous réunit toutes face à l’espoir fou de vouloir être aimées. Paradoxalement, je n’ai jamais autant dit la vérité qu’en me faisant passer pour une autre. Je me suis installée à la table de la cuisine et je n’ai pas vu les heures passer. Comme mon chat lorsqu’il se lèche les pattes, rien n’était plus important pour moi.

« Cher Monsieur,

« J’espère que vous ne jugerez pas ma démarche trop cavalière, mais je vous dois ces mots. Je m’appelle Émilie, j’habite en face de chez vous, dans le bâtiment C, appartement 19. Je vous observe depuis des mois. Sans l’avoir cherché, malgré moi, je vous ai remarqué. Dans vos gestes, votre façon de parler aux enfants, aux chiens, j’ai reconnu quelque chose qui me touche. Vous allez sans doute me trouver bête, mais ces détails en révèlent bien davantage sur l’homme que vous êtes que les propos que l’on échange lors d’un premier dîner. J’ai envie d’aller vers vous, mais je n’ose pas vous parler. N’allez pas croire que je suis folle — quoique ! — mais je redoute que vous m’écartiez, que vous vous fassiez des idées avant que j’aie eu le temps de vous dire qui je suis. Je n’imagine rien à votre sujet, je n’attends rien de vous, mais une part de moi espère. Tout ce que je demande, si vous en avez envie, c’est que l’on se rencontre, et que l’on se parle. Rien de plus. Nous déciderons des possibles ensuite, ensemble. Cette missive est un modeste signe, une main tendue, en espérant qu’elle vous donnera envie de faire le premier pas dont je suis incapable.

« J’ai un dernier service à vous demander : quelle que soit votre décision, ne me parlez plus jamais de cette lettre, je vous en supplie. Cela me ressemble si peu… À bientôt peut-être.

« Bien à vous,

« Émilie »

Et hop, une fausse signature pour parachever le crime ! J’ai l’air à l’aise comme ça, mais j’ai mis plus de six heures à peaufiner cette demi-page. Des centaines de détails, des milliers de questions. Ne pas écrire « vous m’attirez » à cause des connotations sensuelles mais « j’ai envie d’aller vers vous ». Ne surtout jamais laisser entendre que l’on flippe de finir seule. Avoir l’air fraîche et innocente malgré tout ce que l’on sait et qu’il n’ignore sans doute pas.

Une journée pour quelques lignes. Mon ancienne prof de français m’aurait battue à mort.

J’avoue qu’en écrivant, souvent, j’ai pensé à celui qui m’envoie des lettres anonymes. Lui aussi doit peser chaque mot. Lui aussi doit envisager tous les sens que peut prendre une phrase. Lui aussi doit craindre d’être incompris, jugé sur des a priori et rejeté. Du coup, je me sens proche de lui. Je trouve même que, par moments, ce que j’ai écrit ressemble à ce qu’il m’a envoyé. L’arrosé arroseur. Étrange sentiment. Je ne l’imagine toujours pas physiquement mais je le comprends mieux. Il me fait moins peur.

J’ai relu la lettre d’Émilie toute la soirée. J’ai même demandé conseil à Paracétamol. Il n’a pas eu l’air de désapprouver mon action. Tant mieux. Me voilà complètement rassurée. Si le chat est d’accord pour que je dépose la fausse lettre, alors c’est bon signe. Ça peut vraiment pas rater.

Загрузка...