56

J’ai adoré la soirée passée chez Clara et Kévin. Je m’y suis sentie bien. Mieux, je m’y suis sentie moi-même. À tel point que je n’ai pas vu les heures défiler. Alexandre m’a demandé si je pouvais redéposer Sandro « puisque c’est sur ton trajet ». Ben voyons. Ils auront vraiment tout tenté pour me pousser dans ses pattes. Je ne m’en plains pas.

Au beau milieu de la nuit, nous ne croisons que des fêtards qui rentrent probablement de boîte avec les approximations de conduite qui vont avec. Sandro regarde devant lui. Est-ce le pompier qui s’inquiète du comportement des automobilistes, ou l’homme qui n’ose pas engager la conversation ?

Je tente un pas timide :

— Ce que tu nous as confié au sujet de ton grand-père m’a vraiment touchée, tu sais. L’hommage que vous lui rendez, de père en fils, m’impressionne.

— Merci. Parfois j’aimerais bien oublier cette histoire et ne pas avoir à porter cet héritage. Mon grand-père était très courageux. Je ne pense pas l’être autant que lui. Pas toujours facile d’assumer la charge…

— Tu as peur ?

— Ce n’est pas tant les interventions qui me pèsent que la vision du monde que j’en retire. On passe notre vie à constater des catastrophes. Nous sommes aux premières loges du pire. Les vies basculent si vite… Les gens ne se rendent pas compte — et tant mieux pour eux. Ils sont au mieux insouciants, au pire stupides. J’ai l’impression de passer ma vie au bord d’un gouffre à empêcher des inconnus d’y tomber ou de s’y jeter. C’est épuisant. Certains soirs, je rêve d’être né de la dernière pluie, de ne rien savoir.

— Il faut penser à autre chose, te distraire.

— Je suis devenu incapable de me détendre. Partout, je ne vois que des risques et des dangers potentiels. Chaque mégot est un début d’incendie, chaque bricoleur sur une échelle est un futur blessé à évacuer d’urgence, chaque enfant qui joue près de bidons de produits d’entretien une victime éventuelle. Chaque téléphone qui sonne est une alerte. Je n’ai peut-être pas assez de force morale pour porter tout cela.

Il fait preuve d’une profondeur et d’une gravité que je n’imaginais pas. Il m’avait déjà surprise lorsqu’il était venu partager le secret de son attentat avec moi, mais c’est une nouvelle facette que je découvre à présent.

— Tu me diras à quel moment je dois tourner pour te déposer.

— À l’entrée de la ville. Tu n’auras qu’à me larguer au rond-point.

— Je ne suis plus à cinq minutes et je n’ai pas sommeil. Je peux te raccompagner.

— Tu as l’impression de ne pas avoir sommeil, mais la fatigue va te tomber dessus d’un seul coup. Ce sont des heures à haut risque pour qui n’est pas entraîné. Ton cerveau ne maintient que les aptitudes vitales. À la seconde où il se sentira en sécurité, il va éteindre les lumières et aller se coucher. C’est ce qui arrive à ceux qui boivent ou qui n’ont pas conscience de leur état.

Je ferais mieux de chercher un sujet plus léger.

— Elle était vraiment sympa, cette soirée, fais-je remarquer.

— C’est toujours ainsi chez eux.

Puisqu’il ne semble pas décidé à parler de nous, je vais lui parler des autres :

— Qu’est-ce que tu penses de Mélanie ?

Il ne répond pas et finit par demander :

— Et toi ?

— Moi ? Je la trouve pétillante, gentille. Je ne comprends même pas comment on peut avoir envie de faire de la peine à une fille pareille.

— Je suis d’accord.

— J’espère que celui avec qui elle démarre sa nouvelle histoire se montrera correct.

— Au prochain rond-point, on sera arrivés.

— Tu es certain que tu ne veux pas que je t’approche davantage ?

— Non merci, Marie. Le pompier veut que tu rentres dormir, et il te demande aussi de lui envoyer un petit texto pour lui dire que tu es bien arrivée.

— Je n’ai pas ton portable.

— Je te le donne dès que tu seras garée.

Je me range sur un arrêt de bus. En me confiant son numéro, Sandro me lance un drôle de regard. Va-t-il enfin se décider à me parler ?

— Marie, je tiens beaucoup à toi…

— Je le sais, Sandro, et cela me touche.

— Puis-je te poser une question très personnelle ?

— Je t’en prie.

— Est-ce que tu as remarqué quelque chose de spécial ce soir ?

Qu’entend-il par « spécial » ? De quoi veut-il parler ? De ses coups d’œil dans ma direction ? Du soin avec lequel il choisit ses mots quand il répond ? Essayons d’avancer sans nous dévoiler.

— À quel sujet, Sandro ?

— Au sujet de moi et du lien que j’espère développer avec une personne présente à la table…

Mon cœur s’emballe. Heureusement que la voiture ne roule pas, sinon il y aurait eu un méchant coup d’accélérateur. Mon cerveau rallume toutes les lumières, il tire chaque neurone du lit en les chopant par leur pyjama. J’essaie de répondre avec le ton le plus doux et le plus sécurisant possible. Je parle à un pompier qui vient d’allumer un incendie…

— Explique-moi tout, Sandro, je t’écoute.

— Tu dois me jurer que cela restera entre toi et moi.

— Tu as ma parole.

— Je suis amoureux de Mélanie. Je la vois en secret. C’est moi, l’homme dont elle parlait en disant qu’elle avait quelqu’un en vue.

Ma chaudière intérieure vient d’exploser et les extincteurs automatiques me font l’effet d’une douche glacée.

— C’est formidable…

Mon intonation manque très certainement d’enthousiasme.

— Ça nous est tombé dessus comme ça, sans prévenir. Tu me disais qu’il fallait que j’arrive à me distraire, eh bien elle a le pouvoir de me faire tout oublier. On n’a encore rien avoué à Kévin parce que nous redoutons sa réaction. Surtout moi… C’est mon meilleur pote et je ne voudrais pas qu’il m’en veuille. Ce serait un drame pour moi si je devais sacrifier notre amitié au nom de l’amour que j’éprouve pour sa sœur.

Je saisis tout à fait son dilemme. Il globiche Kévin et ne veut pas courir le risque de le perdre. Je le comprends. En me focalisant sur le problème de Sandro, j’évite aussi de prendre conscience du mien, qui est pourtant en train de grossir en moi à la vitesse d’un ballon d’enfant que l’on gonfle avec un compresseur pour dirigeable. Je ne vais pas pouvoir l’ignorer longtemps. C’est une question de nanosecondes. Ça y est, ça vient d’exploser. Je suis dévastée. L’impact est maximum. Ce n’est donc pas Sandro qui m’a écrit les lettres. Il n’est pas mon amoureux mystère. Je commençais pourtant à l’aimer pour lui-même. Dire que j’étais à deux doigts de lui révéler que je l’avais démasqué… J’allais lui offrir de se dévoiler. J’imagine sans peine l’embarras pour lui comme pour moi…

— Tu ne dis rien, Marie, tu crois toi aussi que Kévin peut m’en vouloir ?

— Non, bien sûr que non ! Pourquoi t’en voudrait-il ? Tu es un mec génial. Sa sœur et toi ferez un très beau couple.

— Tu le penses vraiment ?

Dans le regard de Sandro, je découvre tout l’espoir et le manque de confiance que je pensais réservés aux femmes. Il crève d’envie d’y croire, mais se dit que c’est trop beau pour lui et que ça va forcément partir en vrille. Sandro a besoin d’être rassuré. Au moment où il va tenter de construire, il doit sentir qu’il sera à la hauteur et que son complice l’appuiera.

— Il faut absolument que tu parles à Kévin de tes sentiments pour sa sœur. N’aie pas peur. Que risques-tu ? Après tout, c’est ton pote. Il t’a déjà choisi. Il sait parfaitement que Mélanie est entre de bonnes mains. Il te globiche.

— Il me quoi ?

— C’est du patois de chez moi.

— J’avais pensé que Mélanie pourrait d’abord en parler à Clara pour préparer le terrain…

— Sandro, toi qui redoutes toujours de voir arriver le pire, ne crains pas d’envisager le meilleur. Fais-toi confiance. Si tu étais à la place de Kévin — et si je comprends un peu les hommes —, tu ne voudrais pas l’apprendre par quelqu’un d’autre que lui.

— Tu as raison. Il me globiche. Je vais lui parler dès lundi.

Il semble soudain beaucoup plus léger. Il se penche et m’enlace de toutes ses forces. Il m’embrasse.

— Merci Marie, tu es vraiment une fille extraordinaire.

J’ai rêvé de cette scène. J’ai imaginé qu’il me prenne dans ses bras. La situation était exactement la même, mais le texte un peu différent.

Il descend. Il est heureux. Je crois qu’il va danser devant l’arrêt de bus.

Pour ma part, je vais rouler tout droit, accélérer à fond et me foutre dans le décor. C’est le seul moyen que j’ai à ma disposition pour que cette nuit, un homme me prenne dans ses bras en ayant envie de me sauver la vie. Dommage que Sandro ne soit pas de permanence.

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