21

— Waouh ! L’appart de malade !

Émilie ne m’embrasse même pas et commence directement sa visite.

— Merci d’être venue si vite…

— Normal.

Mais elle ne regarde ni la lettre que je lui tends, ni la tête que je fais. Elle s’engage dans le couloir, ouvre les portes. Je la suis, pas à pas, en lui présentant le document comme un enfant pressé de montrer son A+ en calcul à un adulte qui s’en fiche. Sauf que moi, ce n’est pas un bon point que j’ai gagné, c’est une malédiction.

Elle passe de pièce en pièce en poussant des râles de pâmoison à donner des doutes aux voisins.

— Si cela peut te rassurer, annonce-t-elle, je suis prête à rester dormir ce soir. Et je suis d’accord pour revenir aussi souvent que tu le souhaites parce que ici j’ai vraiment l’impression d’être en vacances dans un hôtel de luxe.

Elle jauge l’espace, jette un œil sur la cour intérieure par la fenêtre et déclare :

— Est-ce qu’il vaut mieux foirer sa vie sentimentale et vivre ici ou être heureuse dans le petit appart que vous aviez ? C’est une vraie question…

Elle se retourne vers moi et ajoute :

— Évidemment, on peut aussi foirer sa vie sentimentale et vivre chez moi…

Elle ouvre la porte des toilettes et s’enthousiasme :

— La vache, c’est grand comme ma chambre !

Puis elle tente :

— Écho, écho !

— Émilie, je t’en supplie, je suis morte de trouille avec cette lettre…

La voilà déjà arrivée dans la cuisine. Elle tombe sur le chat.

— C’est lui que tu as piqué ? Il est trop craquant. Quel âge peut-il avoir ? Quatre mois max.

Elle le caresse, il fait le joli cœur.

— Je crois qu’il m’aime bien.

— Il a faim, alors il aime tous ceux qui savent se servir d’un ouvre-boîte. Émilie, s’il te plaît, puis-je avoir ton attention ?

Elle observe la lettre sans la prendre et lâche :

— De toute façon, c’est fichu. Depuis le temps que tu tripotes ce document, même la police scientifique n’arrivera plus à y repérer d’autres empreintes que les tiennes.

Elle a raison. Quelle ahurie je fais ! Je pose précipitamment la lettre sur le plan de travail et je fouille dans le tiroir des ustensiles. J’y découvre un gant de cuisine et je reprends la lettre, non sans difficulté. Émilie me regarde.

— Tu sais, Marie, il existe des gants adaptés à chaque utilisation. Si tu as du mal à t’y retrouver, je te ferai un tableau de correspondance avec des dessins. Tu verras, c’est assez simple : pas de gants de chirurgien pour remettre du bois dans la cheminée et pas de gants de moto pour l’horlogerie. À la longue, j’espère que tu comprendras pourquoi les astronautes ne mettent pas de gants en laine tricotés par leur grand-mère pour leurs sorties spatiales.

On passe dans le salon. Sur la table, je dépose la lettre avec mon gros gant comme si c’était un déchet radioactif. On s’installe autour. Le chat a déjà sauté sur les genoux d’Émilie et lui sort le grand jeu. Il ne lésine pas. Il y va franchement sur les ronrons et le pétrissage des cuisses avec les papattes de velours. Profites-en mon gars, ce n’est pas elle qui sait où sont rangées les boîtes… Fais le mignon avec qui tu veux, c’est moi la grande prêtresse des boulettes en sauce.

— Tu n’as aucune idée de qui a pu t’écrire ça ?

— Pas la moindre.

— Premier point : ce n’est ni menaçant ni insultant. Pas la peine d’aller voir la police avec, ils te prendront pour une folle paranoïaque.

— Alors qu’est-ce que je fais ?

— Tout dépend du nœud à ton écharpe. Tu vas le faire, ou pas ?

— Je n’en sais rien. J’hésite. J’étais décidée à me passer des hommes et à ne plus jamais rentrer dans leurs combines…

— Comme tu veux. Si tu ne le fais pas, il a prévu le cas, tu n’entendras plus jamais parler de l’auteur de cette lettre. Par contre, si tu rentres dans son jeu, personne ne peut dire jusqu’où il t’entraînera…

— Merci, ça m’aide vraiment.

— Es-tu prête à ne jamais savoir qui t’a écrit cela ? Es-tu capable de t’en moquer éperdument ? Si tu choisis cette option, alors tu regarderas tous les mecs que tu côtoies en ayant un doute…

— Toi, tu ferais le nœud ?

— Sans hésiter. Au moins pour découvrir qui se cache derrière ce message. C’est quand même une drôle de façon de se comporter, tu ne trouves pas ? Le type ne vient pas te parler, comme s’il se méfiait de ta réaction… Tu n’as vraiment aucun suspect en ligne de mire ?

— Si. Beaucoup. Plus j’y pense et plus la liste s’allonge. J’ai même soupçonné le chat !

— C’est forcément quelqu’un qui sait que tu as rompu et qui connaît ton adresse.

— Cela peut correspondre à n’importe quel mec de la boîte, mais aussi à mon voisin, et à peu près n’importe qui puisque le concierge et Pétula ont dû parler de ma situation à la Terre entière.

— Qui te dit que c’est un homme ?

— Tu es sérieuse ?

— Pourquoi pas ?

— On va quand même essayer de rester raisonnable. Je me suis même demandé si ce n’était pas Hugues qui tentait de me faire tourner en bourrique.

— Ce nul ? Un stratagème aussi fin ? Et c’est toi qui demandes à ce que l’on reste raisonnables ? Il en est bien incapable.

— Il faudrait établir la liste des suspects. Par écrit. Tu veux bien m’aider ?

— Tu vas donc faire le nœud à ton écharpe…

J’hésite un moment, puis je lâche :

— Je n’ai pas le choix.

— Très bien. Alors nous avons un élément de plus pour identifier le mystérieux « homme qui tient énormément à toi ».

— Lequel ?

— Il se cache forcément parmi ceux qui vont chercher à te voir demain.

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