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En pénétrant dans le bâtiment technique, je m’aperçois que la planche de seuil pour les chariots a disparu. Notelho l’aurait-il confisquée pour la brûler et ainsi exorciser ses peurs ? Je n’ai pas le temps d’y réfléchir.

— Bonjour Sandro.

— Bonjour Marie.

— Tu es seul ?

— Alexandre et Kévin sont dehors avec un transporteur, ils vont revenir d’une minute à l’autre. Tu peux les attendre si tu veux.

— Non, c’est toi que je voulais voir. J’ai besoin de ton aide.

— Tout va bien ?

— Tu vas me le dire. Voilà, c’est un peu gênant… Je voudrais inviter Alexandre à dîner.

— Où est le problème ?

— J’ai cru comprendre qu’il était déjà engagé dans une histoire compliquée…

Sandro hésite puis, saisissant les implications de ma remarque, s’exclame :

— Ah, d’accord ! Tu ne veux pas l’inviter comme un collègue. Il t’intéresse perso !

— Tu n’as qu’à hurler plus fort, comme ça, avec l’écho, toute la zone industrielle sera au courant.

— Désolé.

— Tu sais quelque chose à propos de sa relation ?

— Il est discret. Je n’ai pas pour habitude de balancer sur les histoires intimes des potes, mais étant donné ce que tu as fait pour moi, c’est bien le minimum. Je ne sais pas grand-chose mais je l’ai entendu dire à plusieurs reprises que ça n’allait pas durer.

Il me dévisage, goguenard, et ajoute :

— Alors comme ça, tu as des vues sur notre chef ? Tu l’aimes ?

Sa question directe me désarçonne.

— Disons que je pense beaucoup à lui. J’aimerais mieux le connaître.

— Tente ta chance. Vas-y.

— J’ai la trouille.

Il s’approche et me saisit par les épaules.

— Une très bonne amie m’a dit un jour : « N’aie pas peur. Que risques-tu ? » Toi qui as connu le pire, ne crains pas d’envisager le meilleur. Fais-toi confiance.

Un bruit de porte métallique résonne dans le hangar. Sandro me souffle :

— Tiens, le voilà justement qui revient. Je me charge de Kévin pour vous laisser tranquilles.

Je me retrouve seule, plantée au milieu du passage. Je tremble de peur et d’envie. Pour me rassurer, je me dis qu’au pire, je pourrai toujours aller au rendez-vous de vendredi. C’est déjà pas mal, mais ce n’est pas ce que je veux.

— Salut Marie.

Alexandre s’approche. Nous ne sommes pas dans la sphère privée, mais après un soupçon d’hésitation commun, nous nous faisons malgré tout la bise. Je dois être toute rouge. Je ne l’avais jamais franchement envisagé comme autre chose qu’un ami jusque-là, mais puisque j’ai franchi la ligne…

— Marie, je sais que je t’avais dit que je donnerais ma réponse aujourd’hui pour l’argent que je peux placer, mais je n’ai pas eu le temps de faire mes comptes.

— Ne t’en fais pas, ce n’est pas pour cela que je viens.

— Ah bon ? Qu’y a-t-il pour ton service ?

— Pourrais-tu venir…

J’ai du mal à finir ma phrase. Devant mon hésitation, il complète avec ce qui lui semble le plus rationnel :

— … chez toi ? Tu as encore des meubles à déplacer ? Il faut voir quand les garçons sont dispos, on va vérifier ça tout de suite…

— Non, ce n’est pas la peine, je n’ai besoin que de toi.

— Des étagères à poser ?

— Oui, c’est ça. Quand es-tu disponible ?

— C’est urgent ?

— Si possible avant vendredi. J’ai ma mère à dîner et je voudrais que ce soit tout beau…

En deux phrases, j’ai réussi à me dégonfler et à mentir. Brillant ! Par contre, je trouve que « je n’ai besoin que de toi » correspond assez bien à une réalité dont je prends un peu plus conscience. Il réfléchit et propose :

— Je dois pouvoir me libérer pour demain soir. Ça te va ?

— Parfait. Merci. Je te garde à dîner ?

— Pourquoi pas ?

« Je te garde » me plaît bien aussi. Une autre porte claque. Alexandre tend l’oreille. Une voix appelle :

— Mademoiselle Lavigne, mademoiselle Lavigne ! Êtes-vous là ?

— Je suis ici, au fond !

Notelho déboule en courant comme un perdu. Il est essoufflé, en panique. Il salue Alexandre et me dit :

— Je dois vous parler, c’est urgent. Seule…

— Je n’ai rien à cacher à mes collègues.

— Comme vous voudrez. Je viens d’apprendre que la réunion entre M. Deblais et les actionnaires est avancée à ce soir.

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