Émilie surgit du hall de mon immeuble comme un diable. Elle dévale les marches en hurlant, court vers moi et me saute au cou. Elle me serre tellement qu’elle m’étouffe et me déséquilibre. On manque de s’étaler dans la cour.
— Quand ils m’ont dit que tu étais sortie de l’hôpital, je ne tenais plus en place. Je suis venue t’attendre ! Tu m’as fichu une sacrée trouille !
Elle recule sans lâcher mes mains et m’évalue de la tête aux pieds comme si j’étais rescapée d’un crash aérien. M. Alfredo est sorti derrière elle et nous accueille sur le perron :
— Vous nous faites de grandes frayeurs, Marie !
— C’était seulement un étourdissement. Je vais bien.
— Mlle Émilie m’a raconté vos mésaventures au travail. Il faut vous ménager. Pour monter chez vous ce soir, prenez l’ascenseur. Et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.
Émilie m’escorte. Je lui glisse à voix basse :
— Il t’appelle mademoiselle Émilie ?
— Ça fait plus d’une heure que je t’attends, on a eu le temps de bavarder. Il a été super gentil. Tu es déjà rentrée dans sa loge ?
— Parce que tu es rentrée dans sa loge ?
— Il m’a même offert un verre. Un sacré bonhomme. As-tu déjà rencontré sa femme ? Il y a des photos d’elle partout. Elle est très belle.
— Je ne savais même pas qu’il était marié.
— Dis donc, tu m’avais caché qu’il existait un ascenseur. Pourquoi on se tape toujours les escaliers ?
— Pour tes fesses.
— Inutile de se fatiguer pour elles vu que personne ne s’y intéresse… Tiens, je t’ai rapporté ton sac, ton téléphone et tes clefs. Sur ta boîte vocale, tu trouveras au moins dix messages de moi…
Un peu gênée, elle ajoute :
— Dans ton bureau, j’ai aussi trouvé la nouvelle lettre de ton inconnu. C’est elle qui t’a fait disjoncter ?
— N’en parlons pas ici. Je me méfie du voisin.
Au moment où j’entre dans l’appartement, Paracétamol se précipite dans mes jambes. Je le caresse.
— Bonsoir mon grand, tu dois avoir très faim.
Émilie et le chat me suivent jusqu’à la cuisine.
— Je t’ai crue morte. Valérie m’a appelée cet après-midi pour me dire que Malika avait trouvé ton corps et que les pompiers l’emportaient. J’en ai fait un malaise à la chambre de commerce ! Le vigile qui m’a porté secours était super mignon. Tu imagines le titre : « En apprenant la mort de sa meilleure amie, elle rencontre l’amour de sa vie. » Sur le coup, je n’avais pas l’âme à batifoler. Ensuite, j’ai eu Pétula qui m’a expliqué que Valérie t’avait fait du bouche-à-bouche et un massage cardiaque mais que les pompiers étaient arrivés assez vite pour te sauver d’elle ! J’étais folle de joie ! Je crois d’ailleurs que j’ai embrassé le vigile !
— Tu étais folle de joie que Valérie m’ait écrasé la poitrine ? Ceci dit, je comprends mieux pourquoi j’ai encore mal aux côtes.
— Non, j’étais heureuse que tu sois vivante ! Je me suis vue à ton enterrement, c’était horrible, et tout à coup, tu étais ressuscitée !
— Me voilà promue du grade de gourou à celui de divinité…
Je prépare le repas de mon fauve. Émilie est aussi excitée que je suis calme. Elle ne tient pas en place.
— Tu sais Marie, c’est idiot, mais le fait de t’imaginer décédée m’a fait prendre conscience de ce que tu représentes pour moi. Sans toi, ma vie serait un océan de désespérance.
— Merci Émilie, cela me touche. Tu sais que je ressens la même chose pour toi.
Surtout ne pas lui dire que je l’aime parce que ce n’est pas de moi qu’elle veut l’entendre.
Malgré sa gamelle qui l’attend, Paracétamol continue à se frotter contre moi en ronronnant. Il ne m’a donc pas fait la fête parce qu’il avait faim mais parce qu’il était heureux de me voir ? Je suis émue de cette vague d’affection que me témoignent ma meilleure amie et mon chat.
— Marie, quand j’ai trouvé la lettre, je n’ai pas pu m’empêcher de la lire. Tu m’en veux ?
— Pourquoi t’en voudrais-je ? Je te l’aurais montrée comme les autres.
— Celle-là avait quand même quelque chose de plus personnel, d’intime. Je m’en suis voulu. Je comprends qu’elle t’ait fait péter les plombs.
— La journée avait déjà été riche en émotions, entre Tanya qui a débarqué, ce qu’elle m’a dit de Hugues, et même cette pauvre Pétula. La lettre n’a été que la cerise sur le gâteau…
— Il dit qu’il a eu peur de s’approcher de toi à la gare…
— Je sais. Cela m’attriste, mais je n’y peux rien. Finalement, ce qui m’a fait le plus de peine dans cette lettre, c’est l’idée d’être sans nouvelles de lui pendant douze jours. Malgré moi, cet homme est entré dans ma vie et je dois avouer que je n’aime pas l’idée qu’il en sorte. Je ne voulais pas jouer cette partie mais à présent qu’elle a commencé, je ne veux plus qu’elle s’arrête. Tu vois, c’est drôle parce que ce midi, j’étais quasiment convaincue que l’auteur des lettres était Sandro. Il a été vraiment très gentil quand je suis allée les voir, lui et les autres garçons, au sujet du dossier. En plus, ce que m’ont raconté Valérie et Florence m’a fait réfléchir. Et puis cet après-midi, rebondissement, c’est Vincent qui m’a accompagnée à l’hôpital.
— Je m’en veux de ne pas avoir été là au moment où tu en avais besoin.
— Tu n’as aucune raison de culpabiliser. D’autant que Vincent a été adorable avec moi. Il s’est même montré protecteur et tendre. Au point que ce soir, je pense que c’est lui qui écrit les lettres. Il connaît mon adresse, il sait beaucoup de choses que je ne lui ai pas dites. Si tu ajoutes à cela qu’il fait preuve d’une belle patience et ose des gestes trop chaleureux pour un simple collègue, les quelques doutes qui pourraient subsister ne pèsent pas lourd. Tout concorde.
— La vache, elle devient compliquée, ton affaire.
Émilie me dévisage et ajoute :
— Je ne sais pas si c’est le contrecoup de ton malaise ou autre chose, mais je te trouve sereine, beaucoup plus que d’habitude. Tu es impériale de maîtrise. Quand je passe en revue tout ce que tu as traversé aujourd’hui et que je te vois si calme, ça m’impressionne. Malgré tout ce que tu t’es pris aujourd’hui, tu gères. Chapeau.
En empruntant le couloir pour rejoindre le salon, je songe à mettre une machine à laver à tourner. Émilie a raison. En temps normal, je me focaliserais sur cette lettre, la décortiquerais, chercherais à y déceler des indices. Alors que là, je trie mon linge, je dose ma lessive, je choisis le programme et par le hublot, je regarde le tambour qui se met à tourner. Tout me semble moins aigu. Est-ce que je me calme à force de me faire bombarder la tête et le cœur par toutes sortes d’émotions ? Est-ce que je prends du recul ou est-ce que je commence à me moquer de tout ? Mon état traduit-il de l’épuisement, du ras-le-bol ou de la maturité ?
Émilie et Paracétamol m’observent.
— Tout va bien, Marie ?
— Plutôt pas mal, en fait.
On rejoint le salon. Émilie relit la lettre.
— Quand tu as découvert qu’il était à la gare le fameux samedi soir, tu ne t’es pas souvenue d’avoir remarqué quelqu’un ?
— Il faudrait que je passe mes souvenirs au crible mais je n’en ai pas envie. L’expérience a été assez traumatisante et je ne souhaite pas m’y replonger.
— Et cette histoire du 13 mars ? Il n’a pas choisi la date au hasard, il le dit lui-même. Un anniversaire ? J’ai vérifié, c’est la saint Rodrigue, cela n’évoque rien pour toi ? Est-ce une référence à la réplique du Cid, « Rodrigue, as-tu du cœur ? » Le chiffre treize est-il à prendre comme un porte-bonheur, comme un signe cabalistique ? Et le mois de mars ? Une référence au dieu de la Guerre ? Seul point notable : c’est la pleine lune. Si tu avais une histoire d’amour avec un loup-garou, tu m’en parlerais ?
Je souris. Émilie poursuit :
— Il annonce aussi qu’il t’a « observée de près ». Ça colle complètement pour Vincent et même Sandro, mais plus pour ton voisin… À moins qu’il ne t’espionne à ton insu !
Émilie se lève d’un bond et étudie les plafonds avec une attention extrême. À pas de loup, elle s’approche des rideaux et les palpe sous toutes les coutures. En revenant, elle soulève deux lampes pour vérifier que des micros ne sont pas cachés dessous.
— Pas de caméras, souffle-t-elle à voix basse. Pas de micros. S’il t’espionne, il est très fort.
Puis tout à coup, elle fronce les sourcils en observant les fenêtres.
— Il pourrait très bien te surveiller en passant par la corniche extérieure. T’imagines, le mec se glisse par la façade de l’appart voisin, et là il voit tout. Il entend tout ! Mon Dieu, il n’y a pas de stores dans ta salle de bains !
Je la regarde partir dans ses élucubrations mais je ne la suis pas. Me voyant sans réaction, Émilie s’écrie soudain :
— Mais comment peux-tu rester aussi calme avec tout ce qui se passe ?
Elle a hurlé. Le chat s’est enfui et si M. Dussart a placé des micros et qu’il écoute au casque, elle lui a fait péter les tympans.
— Je ne sais pas, Émilie. C’est toi qui t’excites toute seule.
Elle s’approche de moi avec un air suspicieux. Elle se penche très près et me scrute attentivement, les yeux à quelques centimètres des miens.
— Ils t’ont donné des trucs à l’hôpital. C’est ça. Ils t’ont gavée de calmants et d’antidépresseurs ?
Je hausse les épaules.
— Je crois que oui.
Elle éclate de rire :
— Tout s’explique : tu n’es pas zen, tu es droguée ! Je comprends mieux ton attitude ! Je ne te reconnaissais plus. Quand je pense que j’étais admirative de ta sagesse alors que tu es juste shootée… Tu vas aller prendre une bonne douche et filer au lit. On reparlera de tout cela demain.
— Tu restes dormir ici ?
— Si tu veux.
— Reste. S’il te plaît.
Je marque un temps et j’ajoute :
— Tu ne trouves pas que la machine à laver fait un drôle de bruit ?
— Je ne sais pas. C’est toi qui habites ici. D’habitude, elle ne fait pas ce vacarme d’hélicoptère au décollage ?
— Non.
On est allées vérifier. Le raclement qui s’élevait de la machine était vraiment inquiétant, alors on a arrêté le programme et sorti le linge mouillé en mettant de l’eau partout. Vous savez ce que j’ai trouvé, coincées au fond du tambour, toutes tordues ? Les ailes de la fée. Ce crétin de chat avait dû les planquer là après les avoir attaquées. Mais dans quel monde vit-on ? Et il est où, lui, d’ailleurs ? Si ça se trouve, c’est lui qui m’espionne pour le compte du voisin et qui lui répète tout. Je crois que l’effet des calmants se dissipe. Je vais mieux, je pense à nouveau n’importe quoi.