38

Ce matin, je suis partie une heure plus tôt pour passer déposer la lettre avant d’aller au bureau. En quittant mon étage, j’ai rencontré la petite famille du quatrième qui partait pour la crèche. Je me suis bien habituée à vivre dans cet immeuble. Je commence à identifier les gens. Je connais les noms de presque tous les enfants. Beaucoup m’appellent Madame, quelques-uns utilisent mon prénom, ce que je préfère. Je pense que si j’avais des enfants, je serais déjà devenue proche de certaines autres mères. Mais le fait d’être célibataire, sans progéniture, me place à part. Comme le disait Mémé Valentine : « Qui se ressemble s’assemble. »

Je m’attendais à croiser Romain Dussart, mais je ne l’ai pas vu. Je me demande s’il ne m’évite pas. Lorsque j’ai emménagé, on se voyait souvent. Comme par hasard, il sortait toujours au même moment que moi. Depuis les lettres et le rendez-vous manqué, je ne l’ai plus jamais rencontré.

À l’arrêt de bus, une petite dame est assise et attend. Je l’aperçois chaque matin. Des cheveux poivre et sel ramassés en chignon, un gros manteau comme celui de ma mère, et un foulard autour de sa gorge. Toujours assise à l’extrémité du banc de l’abribus, elle a les mains croisées sur son sac. Je l’ai remarquée dès mon arrivée dans le quartier parce que je la trouvais âgée pour se rendre au travail. Elle doit prendre un autre bus que le mien parce que je ne l’ai jamais vue monter. On se sourit souvent, on échange parfois des banalités sur le temps qu’il fait. Son sourire fatigué me rappelle celui de ma maman.

— Bonjour madame, vous allez bien ?

— Très bien merci, par chance il ne pleut pas et il fait moins froid.

— C’est amusant, vous aussi partez au travail plus tôt ce matin…

— Je ne vais pas travailler. J’attends Henri.

Je suis surprise, mais mon bus arrive avant que je puisse lui demander quoi que ce soit d’autre.

— Bonne journée madame ! dis-je en sautant sur la marche du véhicule.

— À vous également.

De l’intérieur du bus qui s’éloigne, je la regarde jusqu’à ce que l’on tourne au coin de l’avenue. Qui est cet Henri ? L’attend-elle tous les jours ? Encore une femme qui patiente après un homme.

J’ai déposé la lettre chez le voisin d’Émilie en prenant d’infinies précautions pour qu’elle ne puisse pas m’apercevoir de chez elle. J’ai marché en me cachant derrière des gens, j’ai bondi de voiture garée en voiture garée. Si quelqu’un m’a vue, cette fois, c’est moi qui suis bonne pour la camisole ! Je vais rejoindre Valérie et Émilie dans la pièce scellée « spéciale sorcières ». On commence à être nombreuses, il va falloir agrandir.

En arrivant au bureau, je découvre Pétula occupée à préparer une carte d’anniversaire sur le comptoir d’accueil. Je m’approche et ne peux m’empêcher d’entrevoir ce qu’elle a écrit :

« Bon anniversaire Mamie, je viens dimanche.

Ta petite danseuse.

Bon anniversaire Mamie, je viens dimanche.

Ta petite danseuse.

Bon anniversaire Mamie, je viens dimanche.

Ta petite danseuse.

Bon anniversaire Mamie, je viens dimanche.

Ta petite danseuse.

Bon anniversaire Mamie, je viens dimanche.

Ta petite danseuse. »

La même phrase répétée cinq fois.

— Bonjour Pétula.

— Salut Marie.

Elle relève le visage et je devine qu’elle a pleuré sans doute très récemment. Depuis que je suis petite, je suis incapable de rester insensible à la tristesse des autres. Ces dernières semaines, j’étais moi-même tellement malheureuse que je n’avais plus la force d’y être réceptive. Je dois aller mieux car je perçois parfaitement la détresse de ma collègue.

— Tout va bien, Pétula ?

— On va dire que oui.

— C’est d’écrire ta carte qui te met dans cet état-là ?

— Pas seulement.

Je m’approche. Spontanément, elle me montre la carte. Une illustration un peu désuète à l’aquarelle, un luxuriant jardin fleuri entourant une petite maison de campagne au toit de chaume.

— C’est pour ma grand-mère…

— C’est très joli. Je ne veux surtout pas être indiscrète, mais tu lui as écrit la même chose plusieurs fois…

— Elle est atteinte d’Alzheimer. Quand elle arrive au bout de la ligne, elle ne s’en souvient déjà plus. Alors je l’écris à répétition. Ça lui fera cinq petits bonheurs d’une seconde puisqu’elle n’a plus la chance d’en avoir de plus longs.

— C’est une belle idée. Mais il ne faut pas être si triste…

— Tu sais, ce n’est pas à cause de la maladie de Mamie, soupire-t-elle. En sept ans, j’ai eu le temps de m’habituer. Non, ce qui me fait de la peine, c’est ma signature. Depuis ma plus tendre enfance, elle a toujours été la seule à me soutenir quand je voulais devenir étoile à l’opéra. À cinq ans déjà, je dansais dans son salon. Elle passait de la musique classique et son tapis persan devenait ma scène ! J’ai renversé un nombre de bibelots incroyable en faisant mes figures mais elle n’arrêtait jamais de m’applaudir. Elle me surnommait sa petite danseuse. C’est fini, maintenant. C’est du passé.

Au bord des larmes, elle baisse les yeux.

— J’ai revu les gens qui préparent le spectacle. Ce n’est pas moi qu’ils ont choisie. Mon rêve s’écroule. Je m’étais fixé cet objectif comme ma dernière chance et je l’ai loupée. C’est fichu. Tu vois, Marie, je suis bien contente que Mamie ait perdu la boule, parce qu’elle ne sera pas témoin de mon échec.

Cette fois, Pétula se met à pleurer. Elle reste droite, digne, mais son joli visage se fripe. Elle tente de se contenir mais n’y parvient pas. Je connais bien le phénomène. Je contourne le comptoir et la prends dans mes bras. Elle se laisse aller contre moi.

— Quand as-tu appris qu’ils ne te sélectionnaient pas ?

— Hier soir, un message sur mon répondeur. Ils n’ont même pas eu le cran de me l’annoncer en face.

— C’est normal que tu sois déçue, mais ne renonce pas sous le coup de l’émotion. Laisse-toi quelques jours pour prendre du recul. Personne n’y arrive du premier coup.

— Ce n’était pas le premier coup. Je n’ai pas compté, mais ça doit être le deux centième…

Notelho entre dans le hall. En nous voyant, il frémit.

— Émouvante vision, mesdames, mais je crois que vous avez autre chose à faire. Si des clients arrivent, ça ne fait pas très sérieux…

Lui, un jour, je vais lui faire sa fête comme à Deblais. La journée commence vraiment fort.

Загрузка...