Je suis affalée dans le canapé, occupée à caresser Paracétamol qui ronronne. Pour une fois, je préférerais qu’il ne le fasse pas car cela me gêne pour écouter les bruits venus du palier.
Soudain, j’entends quelque chose. C’est étouffé mais il n’y a aucun doute. Quelqu’un marche sur la pointe des pieds près de ma porte. Si je n’aimais pas mon chat, je l’aurais balancé comme un sac pour me précipiter, mais j’ai trouvé la force et l’amour de le poser délicatement par terre.
À pas de loup, je rejoins mon entrée. Je suis sur le point de coller mon œil au judas lorsqu’un léger frottement venu du sol attire mon attention. Un rectangle blanc apparaît. On est en train de glisser une lettre chez moi !
Active tes neurones, Marie ! Choisis vite ! Attends-tu sagement de lire cette lettre et d’y réfléchir sereinement ? Ou décides-tu de brûler les étapes en ouvrant la porte immédiatement ?
J’en ai assez d’attendre. J’ai passé les trois quarts de ma vie à ça. C’est terminé. J’arrête de subir les tempos que l’on m’impose. J’ouvre.
Romain Dussart sursaute. Je le surprends encore baissé, occupé à glisser son enveloppe. C’était donc lui ! Le dernier suspect se révèle être le coupable, comme dans les vieux romans policiers ! Il faudra qu’il m’explique comment il s’est arrangé pour en apprendre autant sur moi. Je suis prête à lui pardonner d’avoir escaladé la corniche pour me surveiller sous ma douche.
Il se redresse vivement. Il ne s’attendait pas à ce que je le démasque. Il est gêné. C’est bien son tour. Maladroitement, il déclare :
— Bonsoir, cette lettre est pour vous.
— Je m’en doute.
Il bafouille :
— Voilà un moment que l’on ne s’était pas vus. Comment allez-vous, mademoiselle Lavigne ?
— Romain, nous n’en sommes plus là. Appelez-moi Marie.
Je fais un pas vers lui.
— Ne soyez pas timide. Je vous soupçonnais depuis longtemps.
— De quoi parlez-vous ?
Il recule.
— Ne dites rien, les mots sont inutiles.
— Mais enfin…
Je lui tends la main. Il recule encore.
— Romain, j’attends cet instant depuis longtemps.
Il replie ses bras contre sa poitrine comme s’il avait peur qu’un crocodile ne les happe.
— Pardonne-moi d’avoir ouvert la porte, Romain, mais j’étais impatiente de te parler. Contrairement à ce que tu crois, je t’ai remarqué dès notre première fois.
— J’ignore de quoi vous parlez, mais…
— Plus de faux-semblants, s’il te plaît. Ce jeu du chat et de la souris a assez duré. Tu m’as attrapée.
Il fait un peu la même tête que Notelho devant le pull relevé de Valérie. Tout à coup, il se retourne et s’élance en courant vers sa porte, qu’il essaye d’ouvrir en emmêlant fébrilement son trousseau. On dirait ces gens qui n’arrivent pas à démarrer leur voiture alors que l’océan de lave qui déferle fait déjà fondre le pare-chocs arrière.
Je le rattrape et le prends dans mes bras.
— Romain, par pitié, n’aie pas peur d’ouvrir ton cœur !
— Vous êtes cinglée ! Lâchez-moi.
Je m’agrippe, je me cramponne de toutes mes forces. Il se débat.
Une voix s’élève soudain, venue de l’escalier.
— Marie ! Marie ! Laissez M. Dussart tranquille !
M. Alfredo débarque sur le palier, essoufflé.
— Du calme, Marie ! Je lui ai seulement demandé de vous déposer la lettre pour m’éviter de monter.
Je relâche mon emprise. M. Dussart s’engouffre chez lui et me claque la porte au nez. Je l’entends se barricader en fermant tous ses verrous les uns après les autres.
— Névrosée ! lance-t-il à travers sa porte blindée.
Encore un qui m’échappe. Encore un sur qui je me suis fait des illusions. Je reste debout, sous le choc de mon propre comportement. La petite souris voudrait bien aller mourir au fond de son trou. Qu’est-ce que j’ai encore fait ? En une seule soirée, j’aurai réussi à perdre mon dernier espoir et mon appartement.
Un bruit sec. Pour couronner le tout, la porte de mon logement vient de claquer. Je me retrouve dehors, sans les clefs. Là, je crois que j’ai le droit de pleurer.
M. Alfredo comprend et me souffle :
— Ne vous en faites pas, j’ai un double.
Il se laisse tomber sur les marches et me fait signe de venir m’asseoir près de lui. Je suis décomposée de honte.
— Je vous présente mes excuses. Je m’en veux terriblement. Je donnerais dix ans de ma vie pour revenir dix minutes en arrière.
— Ne faites pas ça, malheureuse ! Vous avez déjà donné dix ans de votre vie pour découvrir que votre premier compagnon n’était pas le bon.
Il tapote maladroitement ma main pour me réconforter.
— Vous avez vraiment cru que c’était M. Dussart qui vous adressait ces lettres anonymes ?
— Il était mon dernier suspect sérieux.
— Ce n’est pas du tout son genre. Certaines données vous échappent vraiment au sujet des hommes…
— Je n’ai rien à dire pour ma défense, Votre Honneur.
— Il n’était que le messager. Je ne sais pas qui les dépose, je n’ai jamais vu personne. Est-il grossier de vous demander pourquoi elles vous mettent dans cet état-là ?
— Elles sont écrites par un homme qui prétend m’aimer. Mais il passe son temps à me faire tourner en bourrique. Cette fois, c’est décidé : je ne m’occupe plus ni de lui, ni des autres. C’est terminé.
M. Alfredo ricane :
— Depuis le commencement du monde, vous seriez la toute première femme à y parvenir.
— J’ai toujours tout raté. Toutes mes histoires ont mal fini, même celles qui n’ont pas démarré !
— Marie, écoutez-moi : aucun échec ne vaut que l’on renonce. Il faut tirer les leçons et recommencer jusqu’à mourir, ou vivre enfin. Je n’ai que mon exemple à vous offrir mais, vous savez, Manuela était ma troisième femme. Il m’aura fallu deux erreurs, dont j’étais d’ailleurs en grande partie responsable, pour apprécier mon bonheur.
Ma surprise l’amuse.
— Vous pensiez que notre belle histoire d’amour ne pouvait être que le fruit d’un miracle ? Une première fois, pure et idéale ? Un conte de fées ? Je reconnais bien là cette quête de perfection qui caractérise les femmes. On vous remplit tellement le crâne avec les coups de foudre et l’amour absolu que vous êtes forcément déçues de ce qui se passe en vrai. Vous espérez le prince charmant qui n’existe pas et ensuite, vous ne croyez plus en rien. Il faut déjà beaucoup de chance pour trouver celui avec qui vous pouvez traverser le temps. La vie est un puzzle dont on assemble les pièces chaque jour. Avez-vous déjà vu quelqu’un poser les pièces au bon endroit du premier coup ? Il faut essayer, garder une vue d’ensemble. On nous rebat les oreilles avec la beauté des premières fois. Pour ma part, je préfère les meilleures plutôt que les premières. Ce sont rarement les mêmes. Chaque jour est une première fois. On est fichu quand on pense avoir déjà tout vécu. On reste tant que l’on a encore des choses à découvrir et à comprendre. Quand on a fini le puzzle, c’est vraiment la fin.
— Personne ne m’a jamais expliqué comment m’y prendre avec les hommes. J’ai grandi au milieu des filles, en regardant les garçons de loin. Je n’ai jamais appelé personne « papa »…
— Ma pauvre petite. Je vous plains, mais cela n’aurait pas changé grand-chose. On ne nous apprend pas non plus à comprendre les femmes. Nous nous retrouvons toutes et tous face à face, et chacun fait ce qu’il peut. Votre erreur est de vouloir comprendre tous les hommes. Tâchez déjà de piger comment fonctionne celui que vous préférez. Arrangez-vous avec lui. Nous autres avons renoncé depuis longtemps à comprendre toutes les femmes ! On en choisit une et on se débrouille avec. C’est déjà une expédition en terre inconnue, mais elle en vaut la peine. Au lieu de se demander de quelles planètes viennent les filles et les garçons, on ferait mieux d’apprendre à vivre ensemble sur celle-là.
— Pourquoi est-ce si difficile ?
— C’est plus compliqué pour vous aujourd’hui qu’à mon époque. De mon temps, on écoutait son instinct, maintenant on écoute n’importe quoi. On trouvait un peu de confiance en nous à travers nos expériences, on apprenait. Maintenant, on se compare à des standards établis par on ne sait qui. On nous raconte le pire. On vous complexe, on vous effraie. Du coup, tout le monde a peur de l’autre, plus personne ne sait faire confiance. Il n’y a que les arrogants pour oser. Triste époque. Résultat : les gens n’ont jamais été aussi seuls malgré tous ces moyens de communiquer à leur disposition. J’ai une théorie à ce sujet.
— Quelle est-elle ?
— On transforme la vie en commerce. L’argent est devenu le but ultime au détriment de notre nature. Les sentiments, les affections, le sexe, tout est maintenant un marché. On vous fait peur, on vous fait croire que vous n’êtes capable de rien, tout ça pour vous vendre ce que l’on vous présente comme des solutions. Des chiffons à la mode pour séduire les hommes, de la peinture sur le visage et sur les doigts pour attirer leur attention. Des muscles pour attraper les filles. Des décors de vie en dehors desquels le bonheur serait impossible. On nous enferme dans des modèles d’existence qui ne nous apportent rien mais qui rapportent beaucoup à ceux qui les fourguent. Ceux qui vendent ces choses sont des dealers d’illusions, des tueurs de vie. Rien ne vaudra jamais ce que l’on cueille soi-même : un regard échangé, un geste particulier, de jolis hasards. C’est aussi différent qu’un fruit de grande surface importé d’on ne sait où et gavé de pesticides et un fruit cueilli sur l’arbre, au verger, lorsque la saison est venue. Ne renoncez pas, Marie. Vous n’êtes pas faite pour vivre seule. Personne ne l’est.
Nous restons silencieux. Ses mots trouvent leur chemin en moi, ils ouvrent un boulevard et prennent une place immense. J’ose une question :
— Manuela vous manque ?
— La réponse n’est pas simple. Il faut avoir vécu pour comprendre. Aimez de toutes vos forces, vivez et partagez tout ce que vous pouvez avec l’autre, alors vous accumulerez assez de sentiments pour que, si le destin vous sépare, vous puissiez reconnaître ce qu’il y a de beau dans la vie des autres. Non seulement vous vous souviendrez de vos bonheurs, mais vous aurez toujours envie d’être de ce monde. Manuela ne me manque pas, parce qu’à travers tout ce que je vois, elle est avec moi.
— Votre sagesse résonne en moi comme les leçons de vie dont ma grand-mère m’a fait cadeau.
— Vous les offrirez un jour à votre tour, peut-être à vos enfants, peut-être à ceux des autres. Nous sommes tous les enfants de quelqu’un. N’avez-vous pas envie de faire votre vie avec quelqu’un ?
— Si, mais j’ai peur de souffrir.
— Marie, je vais vous confier un secret. Je le tiens de mon père, qui le tenait du sien. C’est la première fois que je le partage avec une autre femme que Manuela. Le naufrage d’un couple s’explique souvent par un malentendu. Les déceptions de chacun reposent sur une double erreur : les femmes pensent que les hommes changeront et les hommes croient que les femmes ne changeront pas. Or nous resterons toujours les abrutis dont vous avez tant envie, et vous ne resterez pas les jeunes filles qui nous attirent tellement. Il faut voir au-delà, plus loin que les illusions. C’est là que se cache le bonheur.
Cette fois, c’est moi qui lui prends la main.
— Merci beaucoup, monsieur.
— Appelez-moi Alfredo. Et maintenant, venez chercher le double à la loge parce que j’en ai assez de cavaler. Vous n’avez pas envie d’ouvrir votre lettre ?