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Je n’ai jamais été fan des loisirs créatifs. Des heures gâchées à faire n’importe quoi au nom d’une pseudo-créativité qui finit chez les autres ou à la poubelle, ça ne m’intéresse pas. Je trouve cela touchant quand ça vient des enfants, ou que c’est fait vraiment pour quelqu’un, mais sinon… Pourtant, je jure de ne plus jamais donner de leçon à personne sur ce chapitre parce que après trois heures à injecter des laxatifs dans des beignets aux couleurs psychédéliques ou à réduire en poudre des comprimés « à effet rapide » pour les répartir avec une précision diabolique sous les champignons, les couches de fromage et dans la pâte des pizzas, aucun atelier ne me paraîtra stupide.

Pour trouver tout le laxatif dont j’avais besoin, j’ai été obligée de dévaliser trois pharmacies. Moitié gélules liquides, moitié pilules. La cuisine et le salon ressemblent à une réserve de cantine. Il y a des beignets et des pizzas partout. J’ai dépensé le quart de mon salaire pour lui ruiner sa fête costumée. J’espère qu’il a un stock de papier toilette parce que sinon, ça va tourner à la catastrophe sanitaire. Et puisque je n’aime pas les choses à moitié faites, pendant qu’Émilie fera la livraison des produits offerts mais maudits, moi je serai dans la rue, à bourrer les pots d’échappement de tous ses invités avec des patates. Je veux une guerre totale, absolue. Aucun prisonnier. Pas de reddition. Ça leur apprendra à venir faire la fête avec ce fumier et sa pétasse alors qu’il m’a scandaleusement éjectée.

Pour les costumes, j’ai choisi en fonction de deux critères : la nécessité d’être méconnaissables tout en maintenant une bonne aisance des mouvements, que ce soit pour porter, fuir ou se battre. Il faut savoir envisager chaque éventualité. Gouverner, c’est prévoir. Celui qui gagne la guerre est celui qui a imaginé la défaite. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Pour moi, j’ai donc opté pour un costume de lapin, une combinaison complète, qui ne laisse de visible que le centre du visage. Les yeux, le nez et la bouche. Le strict minimum. Voir, respirer et communiquer. Un vrai lapin de combat. Pour Émilie, j’ai choisi un costume un peu moins ridicule, une princesse magique avec des ailes, qui la mettra aussi en valeur parce qu’elle déteste que ses habits lui fassent des grosses fesses. Et pour ne rien laisser au hasard, j’ai même demandé à un ancien copain du temps de mes études, devenu thanatopracteur, de nous maquiller, histoire de ne plus être identifiables visuellement. Le fait qu’il maquille des morts inquiète et dégoûte un peu Émilie, mais c’est une garantie supplémentaire.

En préparant la nourriture empoisonnée, je me sentais comme l’affreuse sorcière de Blanche-Neige. Sauf que moi, je ne me contente pas d’une pomme. Je suis passée à l’ère industrielle. Dans mon conte merveilleux à moi, le soir du grand bal de l’autre crevure, je vais occire les gentilles princesses, les princes et même les nains, à la chaîne. Paracétamol s’est demandé ce que je fabriquais. Il s’est installé sur l’angle du plan de travail, en hauteur, pour dominer le chantier. Sagement assis, la queue bien enroulée autour de ses pattes, il m’observait. J’ai essayé de lui expliquer ce que je faisais et pourquoi. Oui, j’ai parlé à mon chat. Il n’a rien répondu et, malgré mes arguments, j’avais parfois l’impression qu’il me jugeait.

— Tu as beaucoup de chance que j’aie choisi ton nom le jour où c’était une boîte de médicaments pour le mal de tête qui traînait, lui ai-je dit, parce que aujourd’hui, tu te serais appelé Laxatos ou « Débouche-trou-de-balle ».

Il m’a toisée. Dans ses beaux yeux verts, j’ai eu la sensation de lire du mépris. C’est bien un mec. Ils nous trouvent ridicules d’être dans l’état dans lequel ils nous mettent ! Je lui ai flanqué un grand coup de carton à pizza avant de lui courir après dans tout l’appartement pour l’embrasser et me faire pardonner.

Émilie est arrivée à l’heure. À son exclamation quand elle a découvert le nombre de boîtes de pizzas, de boîtes de beignets, mais surtout la quantité de boîtes vides de laxatifs en tous genres que j’avais gavés dedans, je me suis dit que j’y étais sans doute allée un peu fort.

— Ne me dis pas que tout ce qui était dans ces emballages est dans cette nourriture ?

— Non, bien sûr, tu penses, j’en ai mis de côté pour faire des confitures.

— Tu es complètement frappée. On va finir dans les livres d’histoire comme « les Semeuses de tourista ».

Elle a enfilé son costume dans une chambre et moi dans l’autre. Quand on s’est retrouvées toutes les deux face à face dans le couloir, moi en lapin et elle en fée, on a eu un vrai fou rire. J’en suis tombée sur mon pompon et elle a failli s’en arracher les ailes contre le mur. Le chat nous a vues mais il n’est pas resté. Sans doute la peur de prendre un autre coup de carton si nous avions le malheur de lire dans son regard ce qu’il pensait de nous…

En quittant l’appart, j’ai prié pour ne croiser personne et, pour une fois, j’ai été exaucée. Je me doute bien que cette chance-là aura un prix et que, tôt ou tard, il me faudra rembourser. Peu importe. Je veux bien régler ma dette à la Providence, mais une autre fois. Ce soir, je vis à crédit.

Nous sommes sorties de l’immeuble avec des draps sur les épaules pour dissimuler nos costumes. Ce sont donc deux fantômes « pur coton », des Belphégor trafiquants de pizzas et de gâteaux hautement laxatifs, qui ont traversé la cour de l’immeuble telles des ombres malfaisantes glissant dans la nuit.

On s’est garées à deux rues de l’appartement de Hugues. Avec nos costumes, on a fait la joie des enfants mais aussi des adultes. Un gentil papy nous a même aidées à porter une partie de la nourriture. Il a voulu prendre un beignet, mais heureusement Émilie a eu la présence d’esprit de lui baratiner que c’était pour un orphelinat et qu’il y avait juste le compte. C’est pas beau de mentir, mais on lui a quand même sauvé sa soirée.

On a une sacrée dégaine avec Émilie. Du coup, que croyez-vous qu’il arrive quand des gens non déguisés croisent une fée et un lapin ? Ils se payent notre tête ! Certains essaient aussi de nous toucher, des fois qu’on porterait bonheur. Il n’y a qu’à voir la réussite de nos vies pour s’en convaincre…

Quand j’avance, je sens mes grandes oreilles qui tanguent parce qu’elles offrent une belle prise au vent. Ça me tire la tête en arrière, c’est intolérable. Émilie dit que c’est pareil pour ses ailes et que ça la gêne aussi. On n’imagine pas que chaque espèce peut avoir ses problèmes spécifiques. Les sages ont bien raison : pour vraiment comprendre quelqu’un, il faut marcher une lune dans ses pas. Voilà à peine une heure que je suis un lapin et j’en ai déjà ras le pompon.

Mon copain thanatopracteur a parfaitement accompli sa mission. Nous sommes méconnaissables. Il a fait l’inverse de ce qu’il fait d’habitude. En temps normal, il redonne à des personnes décédées une figure avenante pour que les familles ne soient pas trop éprouvées en voyant la dépouille. Eh bien là, c’est tout le contraire. Si ma mère me voyait, elle penserait que je suis crevée. Si on ne se démaquille pas jusqu’en octobre, on peut enchaîner Halloween avec la même tête en remportant un franc succès. C’est épouvantable. Je suis un lapin zombie et Émilie sera couronnée reine des fées des claqués.

On entre dans l’immeuble. Plus on approche de la zone d’opération, plus Émilie traîne des pieds. Je sens bien qu’elle renâcle. Finalement, elle fera un très beau couple avec son poney. Elle s’appellera Mme Cataclop et, comme son mari, cette vilaine carne refusera l’obstacle.

Au pied de l’ascenseur, je croise ceux qui ont été mes voisins pendant plus de cinq ans. Ils me gratifient d’un « bonjour monsieur » qui me rassure. Bravo le maquillage. Ils ne me reconnaissent pas et tant mieux. Je les aimais bien. C’est une bonne chose s’ils sont absents ce soir. Fuyez cet immeuble, pauvres villageois ! Il sera bientôt la proie de la huitième plaie d’Égypte et d’une odeur pestilentielle ! Bonne soirée.

On s’est fait piquer l’ascenseur par des gens qui l’ont appelé dans les étages. Émilie n’a pas l’air d’aller très bien. Je la réconforte :

— Respire un bon coup, tout sera fini dans quelques minutes. Tu te rends compte, on aura vécu ça ensemble. Ça vaut une guerre, c’est plus fort qu’un pacte signé de notre sang…

— Je ne me sens pas bien. Je ne vais même pas avoir besoin de manger tes saloperies pour être malade.

— Tu as honte de leur infliger ça ? C’est ta conscience qui te torture ?

— Non, c’est mon cul. J’ai le bide en vrac. Je n’aime pas me déguiser, depuis toute petite, ça me met mal à l’aise. Je trouve ça complètement débile.

— Mais tu es très bien en fée, je te jure. Même les boucles blondes, franchement…

— N’ajoute pas un seul mot ou je m’envole et je te laisse toute seule avec ta bouffe de tueuse et ta tête de lapin verdâtre, espèce de cinglée.

L’ascenseur redescend enfin. Soudain, Émilie tourne de l’œil et lâche ses boîtes. Elle s’effondre dans l’escalier au milieu des beignets empoisonnés qui roulent partout.

— Émilie !

Je me précipite à ses côtés et lui relève la tête.

— Je t’en supplie, parle-moi !

Elle a les mêmes soubresauts que dans la voiture. Les gens sortent de l’ascenseur. Ils tiennent un tout petit chien en laisse. En découvrant le spectacle, ils s’arrêtent et nous regardent. Comment leur en vouloir ? Ce n’est pas tous les jours que l’on voit un lapin réconforter une fée au milieu des beignets multicolores. Même à leur âge, c’est un coup à croire de nouveau au Père Noël et à la petite souris. Eux sont bien habillés. Si ma mémoire est bonne, ils habitent au troisième. Ils se rendent probablement à un dîner chic. Je tente de les rassurer :

— Tout va bien, c’est un simple étourdissement.

Pourquoi est-ce que j’ai dit ça avec un accent chinois ? Sans doute par instinct, pour ne pas qu’ils reconnaissent ma voix. Trop forte, Marie. J’ai toujours su qu’au fond j’étais une authentique guerrière.

Avant que j’aie pu faire quoi que ce soit, le petit chien engloutit un des beignets tombés au sol. Ce qu’il a mangé est presque aussi gros que lui. Comme c’est triste. Leur dîner est foutu. Et les voilà qui partent déjà avec leur petite bombe à retardement au bout de sa laisse.

Vite fait, je replace les gâteaux dans les boîtes. Certains ont pris des coups en tombant. Ils ont des fuites de crème. Surtout ne pas se sucer les doigts.

Émilie se redresse.

— Marie, je ne vais pas y arriver. Je te jure, je sais que je ne vais pas tenir. Je voudrais tellement t’aider… J’espère que tu me pardonneras.

— T’inquiète, je vais gérer.

Ce n’est pas maintenant qu’on est arrivées ici que je vais renoncer. Je suis le cheval de Troie avec supplément fromage et chorizo. Je suis le héros de guerre qui va se sacrifier en sautant avec ses grenades couvertes de nappage framboise. Je fais une grande pile avec toutes les boîtes et je m’élance.

— Émilie, tu restes là. Tu ne parles à personne et tu ne lèches pas le carrelage, c’est compris ?

Je crois qu’elle a une aile cassée.

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