Pendant le déjeuner, j’ai raconté à Émilie pour l’appartement que je vais récupérer, mais j’ai eu du mal à le faire en une seule fois parce que, dans le petit resto d’à côté où beaucoup de gens de chez nous ont l’habitude d’aller le midi, les collègues — surtout des femmes — n’arrêtaient pas de venir me féliciter pour mon coup d’éclat. Certaines me demandaient également si on devait signer ou non et ce qui risquait de nous arriver. Je suis devenue un vrai gourou. Et j’ai eu le temps de roder une réponse parfaitement calibrée : « On va étudier le texte en détail et voir ce qui est légal et utile, ensuite on avisera. »
Émilie ironise :
— Te voilà passée directement du poste de chargée du personnel à celui de représentante du personnel. Félicitations ! Mais garde bien les yeux ouverts, petite sœur, et ne dors que d’un œil, car Deblais et son âme damnée vont te le faire payer à la première occasion. En attendant, célébrons dignement ton nouvel appart.
Elle lève son verre à ma santé. On trinque, mais à l’eau. Et dans les assiettes, c’est poisson vapeur. Nous savons toutes les deux que nous expions notre dîner de la veille… Mais forte de la sagesse des anciens et sachant que, comme le dit l’adage, les grandes douleurs sont muettes, Émilie — qui, pour la postérité, sera surnommée dans les manuels d’histoire « l’empoisonneuse aux spaghettis » — parle d’autre chose :
— Dans ton malheur, tu as quand même une sacrée veine, tu vas habiter dans un coin ultra chic.
— Je suis même prête à parier que c’est moi la moins payée des personnes qui vivent dans le quartier ! Il ne me reste plus qu’à me débrouiller pour le déménagement. Enfin ce ne sera pas le plus compliqué, je n’ai pas grand-chose. Je pars un peu à poil, une main devant, une main derrière !
— Du coup, tout le monde va voir tes seins.
— Ça dépend où je mets les mains, pauvre folle. N’empêche, je dois une fière chandelle à l’amie de ma sœur. J’essaie de la joindre depuis hier pour la remercier mais je n’y arrive pas. Je me demande si mon téléphone n’est pas en panne…
— Tu as reçu mon SMS de ce matin ?
— Non. C’est bizarre… Tu disais quoi ?
— Rien d’important, je vannais sur les champignons d’hier soir, laisse tomber.
J’observe mon téléphone d’un œil circonspect. Aucun message, aucun réseau.
Émilie prend le sien et me dit :
— Attends, on va vérifier tout de suite…
Elle compose mon numéro et écoute. Je la vois blêmir.
— C’est énorme !
— Quoi ?
— Il faut que tu me jures de rester calme.
— Ne joue pas à ça, Émilie, tu sais que je suis à fleur de peau…
— Il n’y a plus d’abonné à ton numéro. Ta ligne a été coupée.
Je réfléchis deux secondes et je m’exclame :
— Quel chien galeux !
Pile à ce moment-là, une fille de la compta me pose la main sur le bras.
— Vous avez bien raison. Merci Marie, heureusement que vous étiez là ce matin, sinon Deblais nous arnaquait tous !
— C’est gentil. On va étudier le texte en détail et voir ce qui est légal et utile, ensuite on…
Incapable de finir ma phrase, je m’interromps, sous le choc. Puis soudain, je lâche :
— Nom d’un pneu qui éclate !
Émilie s’étouffe de rire. Cette tradition de ma famille l’a toujours rendue hilare. Chaque fois que l’on est surpris, on fait référence à un incident de notre propre vie. C’est une façon de ne pas jurer et d’exorciser nos pires souvenirs. C’est un truc qui me vient de mon grand-père. J’avais sept ans quand je l’ai entendu s’exclamer : « Nom d’une bagarre au mariage d’Augustin ! » Ma mère fait aussi cela et la pauvre a de quoi exorciser : « Nom d’un mari qui me quitte ! », « Nom d’une expulsion à l’aube ! »… D’habitude, les gens ne relèvent pas, mais Émilie ne s’est jamais gênée. C’est même parce qu’elle s’est moquée de moi lors d’une de nos premières rencontres que je l’ai remarquée. Je m’étais écriée : « Nom d’un talon cassé dans la grille ! » Émilie s’était payé ma tête, comme ce midi :
— Avec tes expressions saugrenues, dans quelques années, tu auras gagné le droit de dire : « Nom d’un salopard qui me vire de mon canapé ! » Mais pour le moment, si j’ai bien compris, Hugues payait vos abonnements téléphoniques et il a résilié le tien…
— Quel immonde crevard ! Il ne m’a même pas prévenue. Me voilà sans téléphone… S’il arrive quelque chose à ma mère, à ma sœur, à mes neveux ou à toi et que vous ne pouvez pas me prévenir, je te jure, je le tue.
— En ce qui me concerne, étant assise juste devant toi, s’il m’arrive un truc, je ne suis pas certaine d’utiliser le téléphone…
Elle explose encore de rire et se met à hurler en agitant les bras comme si elle me faisait signe de la montagne d’en face :
— Houhou, Marie ! Il m’arrive un truc ! Je vais te téléphoner.
Autour de nous, les gens se posent des questions.
— Émilie, arrête ça, tu fais peur à tout le monde et à moi aussi.
Sur le ton de la confidence, elle me glisse :
— Loin de moi l’idée de vouloir te dissuader de tuer ton ex ! Le tout, c’est de ne pas te faire prendre. Je suis même prête à te servir d’alibi.
— Quel incroyable pignouf ! S’il veut la guerre, il va l’avoir. Au grand jeu du « plante-moi les prélèvements », j’ai quelques belles cartes à abattre…
La rage m’étouffe, la haine me consume. S’il était devant moi, je pourrais le briser à mains nues, l’étouffer lentement, en écoutant ses os craquer les uns après les autres, comme les boas constrictors qui attrapent une biche. Sauf qu’après, je ne le mangerais pas, il me répugne trop.
Une fois rentrée au bureau, j’ai aussitôt téléphoné à mes proches pour les prévenir que je n’avais plus de portable. C’est alors que Vincent, le directeur commercial toujours tiré à quatre épingles, a débarqué. Il toque à la porte et entre. Il vient certainement de se recoiffer parce que ses beaux cheveux sombres sont impeccablement peignés.
— Salut Marie.
— Salut Vincent.
— Je tenais vraiment à te remercier pour ce que tu as eu le courage de faire ce matin.
— Merci. C’est gentil. On va étudier le texte en détail et voir ce qui…
— Si Deblais ou son gnome tentent de te créer des ennuis, tu m’en parles. Je suis avec toi.
Il me fait un clin d’œil.
Je n’arrive pas à y croire. C’est quand même gonflé… Quel rustre ! Il m’a coupé la parole et il se permet en prime de me faire un clin d’œil. Il n’écoute même pas ma réponse. Il n’en a rien à faire ! À son corps défendant, c’était pour me dire qu’il volerait à mon secours en cas de problème. Au final, je ne sais pas si ça me fait plaisir ou si ça m’énerve. Qu’est-ce que je retiens, son côté sûr de lui, un peu macho, ou alors sa volonté de me protéger si ça tourne mal ? Le temps de trouver la réponse, il est déjà reparti. En attendant, j’ai bien fait de lui sauver la vie face à la maladie foudroyante qui décimerait les mâles.
Dans les vingt minutes qui ont suivi, ce sont plusieurs autres collègues qui sont passés me remercier, me féliciter, louer mon sens de la répartie, mon audace et je ne sais plus quoi encore. À croire qu’ils font la queue à l’angle du couloir et que, dès que l’un d’eux sort, un autre arrive.
J’ai vu défiler Franck, le coordinateur de fabrication — lui, je l’aime bien —, puis le designer des modèles hôtellerie, ensuite un ex d’Émilie et enfin un grand costaud du service logistique à qui je n’avais jamais eu l’occasion de parler.
À peine le temps de me remettre de cette série que c’est Alexandre, le chef du service qualité, qui frappe à ma porte. Il attend poliment que je lui dise d’entrer, ce que je fais. Encore un qui va me dire que j’ai été une véritable héroïne ce matin, et que si ça tourne au vinaigre, je peux compter sur lui. J’adore être une star adulée qui reçoit dans sa loge, mais je vais devoir instaurer des heures d’audience pour recevoir mes fans parce que sinon ça va perturber mes énergies vitales. Déjà que je n’en ai plus beaucoup…
C’est marrant : ce midi, ce sont uniquement des femmes qui sont venues me voir pendant le déjeuner et, cet après-midi, seulement des hommes. Il y a certainement là un point à étudier qui pourrait sans doute révéler bien des choses sur la nature de chacun. Les femmes réagissent plus vite ? Les hommes y mettent plus les formes ? Les femmes sont plus spontanées ? Les mecs sont trop occupés par leur repas pour songer à autre chose qu’à leur assiette ? Les filles affichent leur soutien en public alors que les mecs veulent nous parler à l’abri des regards ? En attendant, pour les hommes, vu la carrure de ceux qui sont venus, je dois au moins pouvoir monter une petite équipe de rugby. S’il y a un match contre Deblais et son complice, on pourra les écrabouiller ! Perdue dans cette belle vision, j’en ai presque oublié qu’Alexandre se tient toujours devant moi. Nom d’une porte vitrée invisible, je suis en train de devenir comme Pétula !
— Alexandre, vous venez pour savoir si on aura une augmentation de salaire et un management enfin indépendant des fonds spéculatifs ?
— Bien envoyé. Mais je ne passe pas pour parler de ce matin…
Je suis surprise. De quoi peut-on donc discuter ? Il n’est pas d’accord avec ce que j’ai fait ? Comment est-ce possible ? Et d’ailleurs qu’a-t-il dit à ses deux acolytes pour qu’ils reposent sereinement leurs avenants sur leurs genoux avant même que j’intervienne ?
— Alors que puis-je pour vous ?
— En fait, c’est plutôt moi — enfin je veux dire nous — qui pouvons peut-être quelque chose pour vous. Ce midi, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous disiez à propos de votre déménagement…
Devant ma mine interloquée, il s’empresse de préciser :
— Je n’écoutais pas, promis, mais c’est un peu mon domaine. J’ai simplement réagi en entendant le mot.
— Votre domaine ?
— Oui, j’ai travaillé dans ce secteur et nous avons un projet avec Kévin et Sandro. Mais là n’est pas la question. Ce que je suis venu vous dire, c’est que si vous avez besoin, à nous trois, on peut s’occuper de votre déménagement.
— C’est vraiment chou mais…
— Je m’en doutais, vous et votre mari avez certainement beaucoup de monde pour vous aider. Tant pis. Mais je tenais à vous le proposer.
— C’est super gentil. Je ne suis pas mariée. Si vous m’aviez laissée finir, j’allais simplement dire que je n’ai pas beaucoup d’affaires à emporter. Il faudrait sans doute que je fasse une évaluation du volume pour que vous puissiez me préparer un devis.
— J’avais pensé au forfait à trois bières.
— C’est-à-dire ?
— On fait le boulot et vous nous offrez une bière à chacun.
C’est quoi ce plan ? Pourquoi ce type que je connais à peine m’aiderait-il ? Mon expérience personnelle m’a appris que les hommes font rarement les choses pour rien. Il veut quoi ? Me draguer ? Sûrement pas, il n’aurait jamais attendu des mois s’il en avait eu envie. Aider Sandro à me draguer ? Déjà plus probable, vu l’œil de velours qu’il me fait. Non, je sais ! Il veut me capturer et me vendre en pièces détachées à des trafiquants d’organes parce que, comme le break de ma mère, je vaux plus cher en morceaux qu’en une seule pièce. Ou c’est peut-être Dieu qui me l’envoie. Ma vie est un tel champ de dévastation que le Tout-Puissant, pris de remords dans sa grande robe blanche, place des bonnes âmes sur mon chemin de croix pour s’épargner d’avoir à gérer un suicide ou des meurtres en série…
— C’est vraiment sympa, Alexandre. Pour être franche, je me demande pourquoi vous et vos collègues me faites une offre aussi adorable. Bien que gênée, je crois que je ne vais pas avoir les moyens de refuser votre aide. Samedi, vous êtes libre ?