Un grand hall de gare, un samedi en fin d’après-midi. Tellement de monde. Tellement de vies qui se croisent. J’ai l’impression de regarder un film en accéléré. Tous ces gens qui vont, qui viennent, qui se retrouvent ou qui attendent… Je les vois qui se sautent dans les bras, qui s’étreignent en se retrouvant ou en se séparant. Ceux qui partent, ceux qui reviennent. Ils ont des valises, cherchent le panneau qui leur dira où aller, courent vers leur train ou rentrent chez eux, patientent aux guichets, avec des enfants dans les bras ou des sacs de voyage, avec des instruments de musique ou des animaux. J’en vois qui s’énervent contre les machines, d’autres qui donnent de la monnaie aux mendiants pendant que d’autres encore feuillettent les journaux dans les kiosques. Un enfant passe, il a du mal à suivre le pas de sa mère, il porte un minuscule sac à dos et tient sa peluche doudou par la patte.
Je suis arrivée sur place une heure avant et j’ai tout imaginé dans les moindres détails : l’homme que j’attends débouche d’un quai et avance droit sur moi avec un sourire serein. Il ne dit rien. Il me prend dans ses bras. Non, c’est trop.
L’homme que j’attends débouche d’un quai et avance droit sur moi avec un sourire serein. Il me regarde dans les yeux avec bienveillance. C’est notre première conversation, mais elle ne repose pas sur les mots, et nous avons beaucoup à nous dire. Il me tend la main, pudique, puis devinant mes sentiments, se décide à me prendre doucement dans ses bras. Il me serre contre lui. Je ne dois pas pleurer, et pourtant j’en ai terriblement envie. Je suis bouleversée, émue comme une naufragée qui pose enfin le pied sur la terre ferme, comme une prisonnière qui revoit le ciel pour la première fois. Ce sentiment, je l’ai maintes fois rêvé, comme nous toutes. Mais je ne crois pas l’avoir déjà réellement éprouvé. Ai-je seulement été amoureuse ? Est-il possible de l’être ? Est-il concevable de vivre une première fois, une vraie, après tant d’illusions déçues ?
Je crois que les femmes passent leur vie à attendre, et c’est souvent après un homme. Il y a une semaine, je n’étais plus décidée à patienter. J’étais prête à me passer d’eux. Où en suis-je aujourd’hui ? Présente au rendez-vous mais sur mes gardes. Ce que la vie m’a appris pèse lourd face à ce que j’ai autrefois espéré. Pourtant, me voilà encore à la merci de l’un d’eux, à espérer. Si un jour je croise Dieu, peu importe lequel, je vais me le coincer et lui expliquer deux ou trois choses que l’on ne fait pas aux dames. Pourquoi nous a-t-il affublées de cet espoir et de ces seins qui nous compliquent tant la vie face aux hommes ? Que sait-il de notre vie ? Il n’est même pas marié et il n’a eu qu’un garçon. Pas étonnant qu’il ne comprenne rien aux filles et les traite comme les dernières de ses créatures. Un ragondin est mieux armé que nous face à la vie.
Un train arrive et le flot de passagers se déverse dans le hall. Vingt minutes avant l’heure, mais peut-être celui que j’attends était-il dedans. Peut-être que lui aussi aime être en avance pour ne pas faire attendre. J’observe chacun des passagers. Certains foncent vers les taxis, d’autres retrouvent leurs proches. Quelques-uns n’ont pas l’air pressés. Ils sont probablement comme moi, sans personne à la maison. Quand je vois la foule dans cette gare, toutes ces histoires, ces trajectoires, tous ces sentiments et ces touchantes démonstrations d’affection, je me dis que nous ne sommes vraiment pas une espèce faite pour vivre isolée de nos semblables. C’est une bonne nouvelle. Par contre, trouver ceux avec qui on peut faire un bout de chemin est nettement plus compliqué. Ça, c’est la mauvaise nouvelle.
« J’attends quelqu’un. » Je me répète cette phrase en essayant d’en saisir tout le sens et d’en apprécier le luxe. J’ai rendez-vous. Même si pour le moment je suis encore seule, cette simple idée me reconnecte au monde. Je n’en suis plus spectatrice, j’en suis actrice. J’ai quelque chose à faire ici. J’attends quelqu’un. Mon cœur s’emballe, mais je le calme. Avec qui ai-je rendez-vous ? Pour m’apaiser, je me rejoue à nouveau la scène. Il va venir, me sourire. On ne parlera pas forcément. J’ai le décor, il est immense, grouillant de figurants. J’ai la bande-son, les annonces, les voix qui se mêlent, les rires qui fusent. Il ne me manque que la vedette. Romain Dussart, Vincent — qui était comme par hasard parti en formation ces derniers jours —, Benjamin — qui a pris sa journée de vendredi sans que je sache pourquoi. Sandro, Lionel… Quel visage aura celui que j’attends ? Je répète la scène en boucle, avec chacun d’eux. Étrange casting.
Je me tiens devant le grand café qui ouvre sur les quais. Je n’ai même pas voulu m’installer à une table ou derrière la devanture, de peur que celui qui doit venir ne m’aperçoive pas. Alors, je suis là, debout, bien visible, comme la publicité de moi-même, exposée à tous les regards. Je vois arriver des dizaines de trains, j’observe des centaines de gens, peut-être des milliers et maintenant, il est l’heure. Dans sa lettre, il parle d’une arrivée aux alentours de 18 heures. Il n’a sans doute pas voulu préciser l’heure pour que je ne puisse pas déduire la provenance du train et ménager la surprise. Est-ce délicat ou cruel ? La réponse dans quelques instants, lorsque je vais lire son regard, entendre sa voix, peut-être toucher sa main. Je ne veux surtout pas choisir de favori parmi tous les candidats potentiels. Si ce n’était pas le préféré qui arrivait, je pourrais être déçue et ce serait dommage.
Un homme avance vers moi, le visage dissimulé derrière un bouquet de fleurs. Nom d’une jupe qui se coince dans l’escalator, que dois-je faire ? Surtout, rester calme, ne pas perdre mon sang-froid. J’arrive à contrôler mes bras et un peu mes jambes mais, à l’intérieur, mes organes font n’importe quoi, la vésicule biliaire vient de sauter de joie par-dessus le foie et mon cœur défonce mes poumons tellement il bondit. Il avance toujours, les roses sont magnifiques. Ce sera le premier garçon à être né pour moi dans des roses !
Soudain, une jeune femme me bouscule en passant à ma droite et se rue sur lui. Elle l’enlace. Je viens de me faire barboter l’homme de ma vie par une jolie concurrente. Il la serre contre lui, il a un sourire serein. Elle éclate d’un rire qui ne signifie rien d’autre que le bonheur. Que ce monde est cruel… J’ai l’impression d’être au pied d’un sapin de Noël, d’avoir repéré le cadeau dont je rêve depuis toujours et de découvrir en m’approchant qu’un autre prénom que le mien est écrit sur le paquet. Le bonheur, c’est comme les bonnes affaires, il n’y en a pas pour tout le monde.
Je passe de l’excitation totale à la dépression absolue. Mon cœur retombe sur mon pancréas et j’ai les poumons dans les fesses. Je respire mal.
Le couple s’éloigne. Comment ai-je pu y croire ? L’heure est passée. Pourtant, je dois tenir et me ressaisir, car s’il arrive avec quelques minutes de retard, il n’est pas question qu’il me voie avec une tête déprimée. À l’instant où il arrivera, il doit me découvrir au mieux de ce que je suis. Peu importe ce que j’ai enduré avant. Chacune des secondes qui s’égrènent ne doit pas compter. Je suis sur scène, prête à jouer le rôle de ma vie, et j’espère que le rideau va s’ouvrir mais je ne sais pas quand. Pire, je ne vais peut-être pas me rendre compte qu’il est ouvert s’il m’observe de loin. Pourtant, je ne veux pas louper cette entrée-là, mon entrée dans la pièce qu’il a écrite pour moi.
À présent, pendant que je m’efforce de faire bonne figure, une grande question se pose au plus profond de mon esprit impatient : jusqu’à quelle heure vais-je attendre ? Mon cœur se refuse à donner une réponse, à fixer une limite, mais mon cerveau négocie déjà parce qu’il sait que si ça tourne mal, ce sera encore à lui de gérer. Attendre un quart d’heure après l’heure me paraît un minimum. Que représentent quinze minutes au regard d’une vie ? Et puis on ne sait jamais, son train a peut-être du retard même si aucune perturbation n’est annoncée. J’accepte l’idée de patienter jusqu’à la demie. Je ne veux pas laisser passer ma chance par impatience ou par orgueil. À partir de quelle heure mon amour-propre se sentira-t-il bafoué ? Dans combien de temps aurai-je atteint la mince frontière qui sépare l’espoir de la résignation ? Est-ce que tout se mesure ainsi ? Je le crois. La distance de laquelle on recule révèle l’intensité de la peur. Le délai pendant lequel on patiente mesure le degré d’attente. Le flot des larmes indique le niveau de solitude. Très précisément.
Désormais, dans ce grand hall où se joue la vie, je me sens de plus en plus spectatrice, et uniquement cela. Je me focalise malgré moi sur ceux qui comme moi semblent attendre quelqu’un. Combien verront leur attente déçue ? Si ça se trouve, je serai la seule. Par compassion pour mes semblables, je l’espère presque. On dit souvent que chacun a une place dans la vie, un rôle à jouer dans le monde. Le mien est peut-être d’être celle pour qui tout échoue tristement, permettant ainsi aux autres de considérer même le plus simple des bonheurs comme étincelant. J’ai enfin trouvé ma place sur cette terre, je suis celle que les gens désigneront du doigt en disant : « Ça pourrait être pire, je pourrais être comme elle », et leur moral s’en trouvera renforcé.
J’aperçois aussi des hommes qui attendent. Ce jeune qui se recoiffe la mèche depuis dix minutes, comme si son avenir en dépendait. Cet homme qui surveille alternativement sa montre et son téléphone. J’ai de plus en plus de mal à observer ceux qui se retrouvent. Je n’en ai plus la force. Leurs effusions m’aveuglent. Leur émotion me retourne, leurs élans me terrassent. Quoi de plus beau que des gens qui se rassemblent ? Quoi de plus terrible que d’être écartée de ce rituel si profondément humain ?
J’ai attendu jusqu’à 19 h 40. Cent minutes après l’heure. Chacune vécue comme une exaltation ou une épreuve. Je suis épuisée. Mon amour-propre est bafoué depuis longtemps et la frontière de l’espoir est loin derrière moi. Je ne la vois même plus avec des jumelles, je suis trop enfoncée en terre de solitude. Les larmes coulent sur mes joues. Je ne suis plus la fière publicité de moi-même dressée dans la foule. Je suis la ruine d’un bâtiment qui tient encore debout on ne sait comment mais qui s’attend à voir débarquer les démolisseurs.
Seules deux femmes — plus âgées que moi — sont venues me demander si je me sentais bien. J’ai répondu oui. Elles savent que je mens, parce qu’elles ont sans doute vécu ce que je vis. Parce que chacune de nous fait forcément un jour cette expérience atroce qui consiste à être prête à tout sans que personne ne nous donne notre chance. Tant à donner et aucune main qui se tend, sauf parfois pour voler. La peine m’étouffe, le sentiment d’injustice me consume.