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Je dois avouer que j’ai été contente de voir poindre l’aube — même blafarde. J’ai pourtant été très heureuse de ce dimanche passé à mon seul rythme, sans pression d’aucune sorte, non pas à m’écouter, mais à m’entendre. On devrait en organiser régulièrement, comme un rituel, un rendez-vous avec soi-même. Mais après cette journée de solitude, de retraite, j’ai envie de voir les gens vivre et de sentir le monde tourner. Je suis aussi très pressée de parler de la lettre à Émilie.

En sortant de l’appartement, je tombe nez à nez avec le voisin.

— Bonjour ! me lance-t-il avec un sourire franc. Romain Dussart, dit-il en me tendant la main.

— Enchantée, Marie Lavigne.

Sur sa fiche à lui, il y aurait marqué : « 1,80 m, cheveux bruns, yeux marron, mince, mains soignées, vêtements élégants, pas d’alliance. »

— C’est donc vous qui avez repris l’appartement de Véronique ?

— Pour un an, oui.

Nous descendons l’escalier ensemble. On perçoit déjà le courant d’air froid qui monte du hall. Il remonte le col de velours de son manteau parfaitement coupé au moment même où j’enroule mon écharpe bon marché autour de mon cou.

— Vous verrez, c’est un immeuble agréable. Le seul problème se situe au niveau de l’approvisionnement. Les magasins sont assez loin. Mais il y a possibilité de se faire livrer et si vous le lui demandez gentiment, M. Alfredo peut s’en occuper pour vous.

On passe devant la loge, aucun signe du concierge. J’ose une remarque :

— Vous partez au travail de bonne heure…

— J’aime bien arriver tôt. Après, il y a tout le monde, le téléphone, les réunions… Au moins à cette heure-là, je sais que je suis tranquille pour avancer efficacement. Mais vous êtes matinale, vous aussi…

— Pour les mêmes raisons que vous. Je m’organise avant de rencontrer les gens.

Nous traversons la cour. Il m’interroge :

— Et vous êtes dans quelle branche ?

— Au service du personnel, dans une entreprise de fabrication de matelas haut de gamme. Et vous ?

— La gestion de serveurs informatiques.

Je tente une exclamation admirative, mais ça ressemble plus au râle d’une poule qui agonise après s’être fait rouler dessus par un tracteur. Il s’arrête devant la porte du garage.

— Je suis sincèrement heureux que nous soyons voisins. J’espère que nous nous reverrons vite.

C’est sa façon à lui de me dire au revoir. Son sourire est parfait, un équilibre idéal entre le mouvement des lèvres, les fossettes et les dents impeccables qui lui donnent un côté fauve. Absorbée dans sa contemplation, je mets quelques instants avant de lui répondre :

— Oui, bien sûr, excellente journée.

Il tourne les talons et je sors de la cour.

La rue me fait l’effet d’un bain vivifiant. Je plonge dedans avec délice. Enfin la vie — même s’il est encore trop tôt pour que les enfants arrivent à l’école. En marchant jusqu’à l’arrêt de bus, je repense à mon voisin. Pourquoi ne suis-je pas tombée sur un homme comme lui ? Qu’est-ce qui fait que l’on se retrouve avec certaines personnes plutôt qu’avec d’autres ? Quels sont les critères, les facteurs qui nous rapprochent ou nous éloignent ? Les femmes peuvent-elles bâtir leur existence en échappant à la quête de l’homme de leur vie ? Il y a quelque chose d’essentiel à découvrir à travers ces questions. Quelle aurait été ma vie avec Romain ? Je serais devenue Marie Dussart, puisqu’il est aussi d’usage que nous perdions notre nom au profit de celui à qui l’on se donne. Nous habiterions peut-être ici, avec deux enfants qui se feraient gronder par M. Alfredo s’ils tentaient de grimper aux arbres de la cour. Mais qui sait ? Derrière la façade avenante et élégante de ce monsieur se cache peut-être un monstre, qui m’aurait fait autant de peine que Hugues, plus étant impossible. Il m’aurait trompée, lui aussi. Il m’aurait menti, et peut-être même m’aurait-il abandonnée dans ma vie mais en m’obligeant à rester sa femme pour préserver les apparences auxquelles il attache visiblement beaucoup d’importance. Existe-t-il sur Terre un homme dont on n’ait pas à se méfier ? Je suis prête à donner dix ans de ma vie pour obtenir un « oui » ou un « non » fiable et garanti, si possible par Dieu en personne. Et je veux bien redonner cinq autres années de ma misérable existence si on m’indique en plus l’adresse du bonhomme. Au moins le code postal.

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