J’ignore depuis combien de temps je suis dans le local de reprographie. Et je ne sais plus à quel moment je me suis assise par terre, dos contre la photocopieuse. L’expression « tomber bien bas » a été inventée exprès pour moi, aujourd’hui. Je sens la chaleur de la machine, c’est toujours ça de pris. Si seulement elle pouvait me prendre dans ses bras…
J’ai du mal à aligner deux pensées cohérentes. Dans la forêt de neurones censée remplir mon cerveau, je dois être au milieu d’une clairière. Je suis même incapable de me lever. La porte s’ouvre. Émilie apparaît. En me découvrant ainsi prostrée, elle referme précipitamment derrière elle.
— Qu’est-ce que tu fais là comme une bestiole à moitié crevée ? Tu devais passer me voir…
— Deblais m’a envoyée au service qualité. Quand je suis arrivée, Kévin a sauté du haut des rayonnages pour tester les ressorts, et moi j’ai cru qu’il voulait se tuer. Et en revenant, Deblais m’a encore aboyé dessus pour son dossier, que je n’ai pas pu photocopier parce qu’il n’y a plus de papier dans la bécane…
Mes yeux s’embuent à nouveau. Émilie s’agenouille et m’enlace.
— Ma pauvre, tu es dans un état lamentable. Essaie de te faire arrêter quelques jours pour te poser.
Je m’abandonne dans ses bras. Ma peine n’attendait que cette perche pour se répandre.
— Pour me poser où ? je renifle. Chez l’autre fumier qui me vire ? Et qu’est-ce que je dis au docteur pour me faire arrêter ? Que je me suis battue avec un clodo dans le canal, ou que je vois des collègues qui se suicident partout ? Il va me faire interner. Ça me fera au moins un chez-moi…
— Marie, c’est logique que tu sois dans cet état avec ce que tu traverses. C’est violent. Il faut tenir le choc, prendre soin de toi. Et puis, je suis là.
Elle relève mon menton et me regarde dans les yeux. D’un revers de pouce, elle efface une larme de ma joue, mais d’autres arrivent déjà.
— La vache, qu’est-ce que tu pleures ! Allez ma grande, évacue ta peine, vas-y, lâche-toi un bon coup.
— Je pleure tellement que je fais même plus pipi.
Et c’est reparti pour une nouvelle lame de fond de chagrin. Même moi ça m’énerve, mais je ne contrôle rien. Émilie commence à ramasser le dossier éparpillé sur le sol.
— Chiale tout ce que tu peux, pendant ce temps-là, je vais te faire tes photocopies.
— Il n’y a plus de papier, Émilie. Plus de papier. Tu veux que je te dise ? Je crois que l’humanité se divise en deux camps : ceux qui remettent du papier et ceux qui n’en remettent pas. C’est affreux, je viens de comprendre l’architecture du monde : d’un côté ceux qui se contentent de profiter de tout et, de l’autre, ceux qui pensent un peu à leur prochain.
— Faut vraiment que tu sois mal pour philosopher sur des ramettes A4.
— Tout est un témoin, Émilie, tout raconte notre société.
— Dans ton intérêt, je préfère que personne ne te voie comme ça. Et garde tes théories dépressives pour les soirs de beuverie. Même sans boire, tu auras l’air d’être aussi bourrée que les autres.
La porte du local s’ouvre. C’est Patrice, l’adjoint de la comptabilité. Il fait une drôle de tête en nous découvrant, moi assise, en larmes et groggy comme après un accident, et Émilie à quatre pattes par-dessus mes jambes, en train de rassembler le dossier. Elle se lève d’un bond pour s’interposer.
— C’est pas le moment, Patrice. Reviens plus tard.
Il insiste, mais elle l’oblige à reculer. Il rouspète :
— J’ai les bilans à dupliquer, moi ! Pour vos séances de psychodrame, vous avez les toilettes !
— Figure-toi qu’on a du mal à faire la différence parce que ici non plus, il n’y a plus de papier. Alors barre-toi.
Elle lui claque la porte au nez. Je reprends mes esprits.
— Tu sais, Émilie, je crois que cette fois pleurer ne me suffira pas pour tout évacuer. Je touche le fond, je ne vais pas m’en sortir.
— Je déteste t’entendre parler comme ça. Ne va pas faire une bêtise. Ce serait lui faire trop d’honneur, il n’en vaut pas la peine. Ce soir, je t’interdis de rentrer chez lui. Tu ne vas pas t’infliger une soirée de plus avec ce butor. Viens chez moi.
— T’inquiète, je ne vais pas me pendre. Mais je vais me venger. Ce sera ça, ma thérapie. Je vais me le farcir. Je ne sais pas encore comment, mais je te jure qu’il va déguster.