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Cette fois, je ne me sens pas comme une voleuse, j’en suis une. Même si je viens reprendre un bien qui m’appartient, je m’apprête à pénétrer illégalement dans l’appartement d’une personne avec qui je n’ai plus aucun lien. Pour évaluer le risque que je prends pénalement, j’ai vérifié sur Internet les peines encourues. Mais comme on trouve tout et n’importe quoi, je n’ai pas de réponse précise. Suivant les sites, je risque soit une amende de première catégorie, soit de la prison avec sursis, et même dans certains pays, une peine de huit cents ans de prison ou une lapidation en place publique… Y a pas à tortiller, l’accès libre au savoir, ça a du bon. À défaut d’apprendre quoi que ce soit ou d’apporter de vraies réponses, ça fait réfléchir.

Aujourd’hui, je n’ai pas peur. Je suis décidée à retrouver ce précieux courrier. J’ai tellement envie de le serrer contre mon cœur que je suis même impatiente de passer à l’action. J’angoisse à l’idée que la lettre de Mémé Valentine ne soit plus là où je l’ai glissée, mais il n’y a qu’un seul moyen de le vérifier.

J’ai tout prévu, ça peut pas rater. Pour être certaine que Hugues était parti au travail, je suis même passée devant son agence immobilière vérifier qu’il s’y trouvait bien. Lorsque j’ai traversé la place de la gare, je l’ai aperçu à travers sa vitrine, entre les photos des logements à vendre. Cet immonde crapaud était assis à son bureau, pendu au téléphone, sûrement en train de baratiner n’importe quoi à un pauvre client pour toucher sa commission au plus vite. Il doit avoir des rendez-vous importants de prévus parce qu’il a mis son petit costume de frimeur. Point positif : je suis au moins certaine de ne pas l’avoir dans les jambes. Reste le problème de sa pouffiasse. C’est simple : avant d’entrer, je vais frapper à la porte. Si ça bouge, je repasse plus tard.

J’ai choisi des vêtements que je ne mets jamais, histoire de ne pas être identifiable, même sur les vidéos de surveillance de la rue. Mes cheveux sont relevés sous une casquette. J’ai mis des habits confortables au cas où il faudrait courir, ramper, escalader ou creuser. Je ne vous ai pas menti, j’ai tout envisagé.

Arrivée devant sa porte, je toque. Aucune réponse. Je frappe plus fort, prête à déguerpir. Toujours rien. J’enfile mes gants. J’ai pensé à tout. Une vraie pro. Pas d’empreintes. Le problème, c’est que je n’ai trouvé que des gants de ski. J’extirpe la clef de ma poche avec difficulté parce que mes gros gants limitent beaucoup mon sens tactile. J’ai d’abord attrapé deux fois mon stick à lèvres… Après avoir manqué de faire tomber la clef, je la glisse dans la serrure avec le doigté d’un cambrioleur de haut vol. Je frémis en imaginant ce que ça aurait donné si je n’avais trouvé que des gants de boxe. Mais tout va bien se passer. J’ai confiance. Je n’en ai que pour quelques instants. J’entre, je récupère la lettre et je disparais sans laisser de trace.

Je pénètre dans son logement. Dans des instants comme celui-là, vous avez beau vous être préparée à l’action, vous avez beau avoir répété la scène dix fois chez vous pour être au taquet, il y a quand même des choses qui surprennent.

L’appartement est dans un désordre indescriptible. C’est à se demander si je suis la première à le cambrioler. C’est un foutoir sans nom. Des boîtes de pizzas partout, l’évier rempli de vaisselle sale, des vêtements qui jonchent le sol du couloir. Il n’a même pas viré les deux cartons en trop que j’avais apportés pour le déménagement. Je risque un pas en tendant l’oreille et appelle :

— Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse. Je referme la porte d’entrée en l’empêchant de claquer. Il fait froid dans l’appart. Bien fait. J’espère que lui et sa cochonne vont attraper la grippe en se poursuivant tout nus. Je traverse le salon droit vers la bibliothèque. Je suis obligée de lever les pieds pour éviter tout ce qui encombre le passage. Un vrai terrain miné. De la pointe de ma chaussure, j’envoie la télécommande glisser sous le vaisselier. Ça leur fera du bien de la chercher. Je sais, c’est mesquin, mais j’en suis là. Sur les meubles, il y a des bougies. Vu le nombre, je suis prête à parier que c’est plus un effet de la coupure d’électricité que d’un romantisme exacerbé. Encore bien fait. Comme ça, en courant à poil avec la grippe, ils vont en plus se fracasser leur tête de rats dans le noir sur les angles des murs.

Tout est répugnant et, si j’en crois les chaises disposées au milieu du salon, le nouveau canapé « de la belle couleur qui fait jeune » supposé être déjà acheté n’est pas encore là. Tiens, elle met des strings. Et puis elle les enlève aussi, visiblement, puisqu’il y en a un peu partout. Quel joli petit couple ! Je suis pressée qu’ils fassent des bébés. Ils les élèveront dans les bois, avec les sangliers et les orangs-outangs, dans un nid en gadoue, avec des guirlandes de strings au-dessus du berceau. Toi Jane, moi gros connard. Ce lieu n’a plus rien à voir avec celui que j’ai connu.

Au terme d’un vrai parcours du combattant, j’atteins enfin la bibliothèque. Je me hisse sur la pointe des pieds pour glisser mes doigts entre un livre sur les motos et une anthologie sur les pin-up. Mais je ne sens rien avec mes gants. Je retire le droit. Je m’étire autant que je peux. Soudain, derrière moi, j’entends un petit bruit sec. Ça ne vient pas du palier, ni de l’extérieur, ça vient de juste derrière. Merde. J’en étais sûre. Je savais que l’autre ratapouffe avait le profil à se prélasser au lit, à ne pas répondre et à ne bouger ses fesses de femme illégitime que lorsque ça peut lui rapporter quelque chose ou quand quelqu’un rôde au milieu de ses strings. Je suis tétanisée. Je n’ose pas me retourner. Je ferme les yeux en espérant faire disparaître la réalité, mais quand je les rouvre, rien n’a changé.

— Je peux tout expliquer, fais-je, même les gros gants. Si vous êtes armée, s’il vous plaît, ne tirez pas.

Un autre craquement. Je sens qu’elle s’approche. Elle ne dit rien. Pourquoi ? Elle ne parle peut-être pas français. Tanya, ça vient d’où ? Je tente :

No habla espagnol. No pan pan pistolero, please.

Je ne dois pas craquer. Même si elle ne comprend rien, elle saisira l’intonation, comme les chiens.

— Je vous en prie. Je suis vraiment désolée et je vous présente mes excuses. Tout ceci n’est qu’un regrettable malentendu. Quand je vous aurai expliqué — avec un bon dictionnaire franco-espagnol —, vous allez rire.

Elle ne lâche toujours pas un mot. Elle ne bouge plus. Je suis certaine qu’elle me tient en joue. Je suis dans son viseur. Avec ma chance, c’est une tueuse professionnelle sous couverture. Nom d’une échelle qui se replie quand je peins le plafond ! Je vais crever au milieu des strings et des cartons à pizzas sans même avoir mangé de bœuf bourguignon. C’est épouvantable. Je vais me faire dessus et tomber dans les pommes. Je n’ai pas encore décidé dans quel ordre. Je dois me ressaisir, je dois affronter ma faute et faire face dignement à la situation. J’essaie de reprendre mon souffle.

— Je vais me retourner. Regardez, je lève les mains en l’air. S’il vous plaît.

Je sens sa présence derrière moi, je la devine qui me fixe. C’est un cauchemar. Soudain, je fais volte-face en fermant les yeux et je me prosterne à genoux.

— Par pitié, ne me mangez pas !

J’ouvre un œil, puis l’autre. Personne. J’ai posé le genou gauche dans une part de pizza froide. Comment ça, personne ? Pourtant, le bruit, la présence… Je me relève, la part de pizza reste accrochée à mon pantalon. Et là, je sursaute. Il y avait bien quelqu’un derrière moi, qui me regardait. Il est d’ailleurs toujours tranquillement assis sur le sol. Il est blanc, avec des yeux verts. C’est un jeune chat, sa queue parfaitement enroulée autour de ses pattes. Je lui hurle dessus :

— Espèce de saloperie ! Tu as failli me faire crever !

Il s’en fout complètement. Il se lèche je vous dis même pas quoi. Je crois en plus qu’il ronronne. Qui ronronne en se lavant les fesses ? Je suis folle de rage. Mon cœur bat à trois cents à l’heure. J’ai les carotides qui vont éclater. Je suis prise de tremblements. Pourtant, je n’oublie pas la raison de mon raid en terre hostile. Je me précipite vers la bibliothèque et je fouille frénétiquement entre les livres. Je me hisse aussi haut que possible pour aller bien au fond. Mes doigts détectent quelque chose. Je l’attire vers moi. Je tiens enfin la lettre de Mémé Valentine ! Je crois que je vais pleurer de joie. J’ai réussi !

Et maintenant, la fuite. Je retraverse le salon puis j’enjambe le chat qui s’en fiche toujours. Qu’est-ce qui m’a pris de dire : « Par pitié, ne me mangez pas » ? C’est complètement idiot. Il n’existe pas une seule situation dont on puisse se sortir avec une phrase aussi stupide. À la rigueur devant un cannibale… et encore, puisque de toute façon il ne parle certainement pas notre langue.

Je pense en avoir fini avec les émotions fortes. J’ai tort. Au moment de quitter l’appartement, une affichette scotchée sur la porte à côté d’une liste de commissions attire mon attention.

« Le 25 février, venez fêter la liberté retrouvée de Hugues et découvrir la belle Tanya, l’élue de son cœur. Soirée costumée, boissons à gogo, no limit, ne manquez pas la fête de l’année chez Hugues et Tanya ! »

Je suis sciée. Je sais, ça m’arrive souvent mais là, avouez quand même qu’il y a de quoi. Il me vire, il raconte n’importe quoi sur moi, il m’insulte, me coupe le téléphone, et après il fait la fête ? Émilie ne voudra jamais me croire. Je sors mon portable et je fais une photo pour garder une preuve. Une fois encore, la rage m’étouffe et la haine me consume. Je me retourne vers l’appartement. S’il n’était pas déjà en vrac, je le mettrais à sac, mais ils s’en sont chargés eux-mêmes. Il faut quand même que je casse quelque chose pour évacuer la pression. Ou mieux encore, que je lui pique quelque chose. Je vais lui carotter un truc qui lui manquera, dont il ne se rendra pas forcément compte tout de suite. Je regarde partout et soudain j’ai l’idée du siècle, celle qui va me valoir d’entrer au panthéon des grands criminels.

Je sais que je n’aurais pas dû. Je sais que c’est crétin. Je suis consciente que ça va m’attirer de gros ennuis, mais si vous vous êtes déjà trouvé dans mon état, alors vous savez que, dans ces moments-là, les raisonnements et les leçons de la vie n’ont plus aucune prise sur votre comportement.

Je suis partie de l’appartement en volant deux choses : la part de pizza qui était toujours collée à mon genou, et le début de mes ennuis.

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