À la machine à café, ça complote sec. Florence, Valérie, Émilie et moi faisons le point en observant discrètement le bureau de Deblais.
— On n’arrivera jamais à mettre la main sur ce maudit dossier, fait Florence, pessimiste.
— Évidemment, réagit Valérie, puisque vous refusez toutes mes idées. Pourtant, je suis certaine qu’elles sont bonnes.
Émilie lui pose la main sur le bras.
— Non, Valérie, on ne va pas creuser de tunnel pour arriver par-dessous…
Nous éclatons de rire, et Valérie avec nous. Je propose :
— On devrait en parler aux garçons du service qualité. Ils sont fiables et ils auront peut-être un éclair de génie.
— Pourquoi pas ? dit Florence. On te laisse aller leur expliquer le problème. Je suis certaine que Sandro va se démener pour te faire plaisir…
Elle se met à glousser avec Valérie.
— Flo, que signifie ce sous-entendu ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu n’as pas remarqué son petit jeu ? s’étonne Valérie.
On se regarde avec Émilie.
— Quel petit jeu ?
— Chaque fois qu’il vient ici, parfois sous des prétextes assez rigolos, il se débrouille pour passer à l’angle du couloir et t’observer vite fait. Vous ne pouvez pas le voir de vos bureaux mais nous, on le sait bien. Il prend un café, fait quelques pas et s’arrête pile là d’où il peut te mater. Il te dévore des yeux.
Florence approuve d’un hochement de tête entendu.
— Merci pour l’info. J’ignorais.
Encore un homme dont je dois surligner le nom en fluo. Monsieur Patate se retrouve même propulsé suspect numéro un. On va le surveiller de près…
Jordana approche et nous passe devant sans s’excuser pour se préparer un café. Aucune de nous n’ignore le peu d’estime qu’elle nous porte. Elle va se servir sans même nous remarquer, comme la grande dame supérieure qu’elle se croit, puis, comme la fouine qu’elle ne manque jamais d’être, va certainement nous décocher une de ses petites remarques assassines. Son gobelet se remplit. Elle le prend avec un geste censé être élégant mais qui n’est qu’ampoulé et se comporte comme si nous étions transparentes. Brusquement, elle crache son venin :
— Alors les filles, encore à vous lamenter pour savoir laquelle de vous est la plus malheureuse ?
— On a voté, rétorque Florence avec un franc sourire. On pense que c’est toi.
Valérie ajoute :
— Il est classe ton chemisier.
— Merci.
— Mais n’hésite pas à le prendre une taille au-dessus, sinon ça te boudine, là, sous les bras.
Jordana fulmine. Bien que n’ayant pas l’avantage du nombre, elle va sûrement répliquer, mais l’arrivée inopinée de Pétula l’interrompt.
— Marie, je te cherche partout, ton rendez-vous est arrivé.
— Je n’en ai aucun de prévu.
— Pourtant, une femme t’attend à l’accueil.
Qui cela peut-il être ? De par ma fonction dans l’entreprise, je n’ai que très peu de rendez-vous et ils sont toujours programmés des semaines à l’avance. J’espère que ce n’est pas une mauvaise nouvelle ou des ennuis… En rejoignant le hall derrière Pétula, je vérifie mon portable au cas où j’aurais loupé un message.
J’arrive à l’entrée. Je me fige. Miss Monde est là. Celle qui me rend visite sans être attendue, c’est Tanya, la nouvelle compagne de mon ex. Elle vient certainement m’annoncer qu’ils ont découvert que j’étais responsable du carnage de sa soirée costumée et que si je ne paye pas une rançon de cent millions de dollars, ils vont me balancer à la police. Elle s’avance droit sur moi. Elle va me gifler, j’en suis certaine.
— Je suis vraiment désolée de débarquer ainsi, mais je devais absolument vous parler. Je n’avais ni votre numéro ni votre adresse. C’est dans les papiers de Hugues que j’ai trouvé où vous travaillez.
— Que voulez-vous ?
— Vous parler. Seulement quelques minutes, s’il vous plaît. Si vous le souhaitez, je peux repasser, mais c’est important.
Elle va m’annoncer qu’elle est enceinte de l’autre chien galeux. Ça devait arriver, avec sa manie de se frotter sur tout le monde. Pire, ils vont se marier et elle vient m’exhiber son bonheur ! Avec sa dulcinée toute neuve, il se comporte enfin comme un type bien et il lui en a offert plus en quelques semaines qu’à moi en une décennie. Je les déteste tous les deux. Qu’elle aille au diable avec son bonheur, ses cadeaux et son polichinelle dans le tiroir. Ça ne finira donc jamais ? Ils vont me torturer jusqu’à la fin de mes jours ? Je me réjouissais d’en avoir fini avec Hugues, et le revoilà qui fait à nouveau irruption dans ma vie par l’intermédiaire de cette créature.
— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder…
— Ce ne sera pas long. Quelques pas avec vous, c’est tout ce que je demande.
Je cède. La situation est surréaliste. Je marche dans la rue à côté de celle pour qui l’homme que je croyais aimer m’a chassée. Je déambule à côté de la sculpturale beauté qui a écrit le SMS indécent à cause duquel j’ai eu envie de commettre le pire. Elle est plus grande, plus jeune ; elle porte un jean dans lequel je n’ai aucune chance de rentrer sans me mutiler et elle est beaucoup plus belle. Je suis un chihuahua des favelas qui se promène à côté d’un doberman de concours. Je vais encore y laisser de la viande.
En profitant de l’effet de surprise et avec de l’élan, je peux me jeter sur elle et lui crever les yeux. Je suis tiraillée entre l’envie de passer à l’attaque en jappant et celle d’écouter ce qu’elle veut me dire. Hugues avait le don d’en faire des tonnes pour annoncer des infos au mieux sans importance, au pire stupides. « Ma chérie, tiens-toi bien, j’ai fait quelque chose qui va te rendre très, très, très heureuse — sourire charmeur. Ce n’est pas tous les jours que ça arrive mais je l’ai fait pour toi — œil de velours. » Roulements de tambour, lever de rideau : une bague de fiançailles ? Un voyage surprise rien que pour nous deux sans ses boulets de copains ? Non, un gâteau au chocolat ! C’est bouleversant. Je suis émue à m’en éclater les glandes lacrymales. C’est si beau. Vous vous rendez compte, pour moi, il est allé jusqu’à mélanger le lait qu’il m’avait demandé de rapporter avec la poudre du sachet qu’il a trouvé dans le sac de commissions qu’une de ses clientes a oublié à son agence. Je suis une femme comblée. J’espère que sa nouvelle greluche n’a pas hérité de son sens de l’annonce surdimensionné.
Elle regarde droit devant elle et me demande :
— Ça vous fait aussi drôle qu’à moi de vivre cet instant-là ?
— C’est peu de le dire. Qu’avez-vous à m’annoncer ?
— J’ai quitté Hugues. C’est fini. Je l’ai envoyé balader. En grande partie à cause de vous.
Je m’arrête. Pour la première fois, je la regarde en face. Je suis sciée. Ses yeux sont tout bonnement magnifiques mais vous vous doutez bien que ce n’est pas pour cela que la scierie a rouvert.
— Comment ça, « à cause de moi » ?
— Je n’étais déjà pas d’accord avec la façon dont il a rompu avec vous, mais son petit numéro l’autre soir quand on vous a rencontrée au restaurant avec votre amie m’a fait comprendre qui il est vraiment. J’étais outrée !
Un vent léger souffle dans ses beaux cheveux. Elle est parfaite. Elle est l’héroïne d’un grand film, une aventurière qui défend les causes justes en maîtrisant cinq langues, et je joue l’otarie à laquelle elle parle, parce qu’en plus, elle sauve les animaux. J’espère qu’elle a des sardines dans les poches de sa jolie veste à la mode parce que j’ai la dalle.
Sur le trottoir, des gens passent près de nous en me saluant, mais je n’arrive pas à détacher mon regard de celle que je haïssais voilà encore quinze secondes et qui, à présent, me déconcerte. Je suis comme une oie face à un puzzle de mille pièces.
— Vous l’avez quitté ?
— Ce week-end. Je tenais à ce que vous sachiez que c’est terminé entre nous. Je n’ai pas admis ce qu’il vous a balancé. C’était méchant et injuste. Beaucoup d’autres choses m’ont énervée, mais je n’ai pas voulu les relever parce que j’ai sans doute cru qu’il serait différent avec moi. Je me suis aussi dit que vous n’aviez peut-être pas été à la hauteur. C’était plus simple pour moi de le penser. Cela m’évitait d’avoir mauvaise conscience en prenant votre place. Et il m’a bien aidée. Il n’a jamais parlé de vous sauf pour vous dénigrer. Ses « potes » ne valent pas mieux. Une bande de gamins immatures et prétentieux. Par contre, j’ai entendu certaines de leurs femmes parler de vous et c’était assez joli. J’ai réalisé que je n’étais que la suivante sur sa liste. J’ai compris que vous étiez une fille bien avec qui il avait été odieux. Ce genre de mec fonctionne comme ça. Ils ne construisent rien, ils n’entretiennent rien, ils ne s’investissent pas. Ils consomment, ils jettent puis ils renouvellent. Je sais que, dans mon dos, tout le monde parle de mes jambes, de mes seins ou de mes yeux, mais je vais vous confier quelque chose : je préférerais cent fois que l’on parle de moi comme Floriane le fait de vous.
Qu’est-ce que je fais ? Je pleure ? Je la prends dans mes bras ? Je la prends dans mes bras en pleurant ? Mais comme elle est grande, je vais me coincer la tête dans ses seins qui sont effectivement très jolis…
— C’est pour me dire cela que vous êtes venue ?
— Je crois qu’à défaut d’effacer la peine qu’il vous a faite à cause de moi, cela vous aidera à passer à autre chose. Je suis curieuse de savoir s’il va essayer de reprendre contact avec vous. Va-t-il oser ? Ou s’abstenir, par fierté ? Ce genre de mec ne supporte pas d’être seul. C’est une atteinte à leur image. Ils le vivent comme une honte. Va-t-il être assez veule pour tenter de vous récupérer ? Ce petit foireux est-il une baudruche remplie de bassesse ou d’orgueil ? Dans tous les cas, qu’il éclate ! J’espère qu’il ne vous a pas trop abîmée. Vous méritiez mieux que lui.
— Merci, Tanya.
Qu’est-ce que je viens de dire ? Deux minutes plus tôt je veux la trucider, et maintenant je la remercie ? Elle semble émue et ajoute :
— Vous le savez sans doute mieux que moi, mais Hugues n’est pas un homme bien. Il est allé jusqu’à faire disparaître le petit chat que je m’étais acheté en emménageant avec lui. Il n’en voulait pas mais j’en rêvais depuis que je suis petite. Mes parents avaient toujours refusé. Il était tout mignon. Ce salaud s’en est débarrassé. Il m’a raconté qu’il s’était sauvé mais je sais qu’il ment. Et ce n’est pas tout : pas plus tard que samedi dernier, il a voulu organiser une fête. Il m’a déguisée en prostituée pour m’exhiber à ses copains. Eh bien vous savez quoi ? Je crois qu’il existe une justice là-haut parce que tout le monde a été malade — moi aussi d’ailleurs. C’était atroce mais j’y vois un signe du destin.
Je suis mal. Je suis très mal. Ma conscience vient d’entrer en fusion. Je vais fondre sur ce trottoir, face à cette fille vis-à-vis de qui je nourris tout à coup un énorme sentiment de culpabilité. Je vais me replier mollement sur moi-même, comme une poule en chocolat de Pâques oubliée sur la plage arrière d’une voiture garée en plein soleil. Je pique du bec et j’ai la crête qui dégouline sur mes œufs. Le résultat s’annonce moche car je suis pralinée.
— Je ne sais pas quoi vous dire, Tanya.
— Dites-moi simplement que vous ne m’en voulez pas. Dites-moi que vous ne m’associez plus aux actes révoltants dont vous avez été victime de sa part.
— Je ne vous en veux pas. Vous n’avez rien à voir avec ce type.
— Souhaitons-nous bonne chance. Nous aurons vécu toutes les deux la même mauvaise expérience. Nous aurons partagé ce sale bonhomme. On forme presque un club !
— Vous avez mis un mois à comprendre ce que je n’ai pas voulu voir en dix ans. Vous êtes non seulement beaucoup plus belle que moi, mais j’envie aussi votre force de caractère…
— Ne m’enviez pas, Marie, nous sommes toutes égales face aux hommes. Vous avez des atouts que je n’ai pas et, si je pouvais, je me retirerais sans hésiter ce que tout le monde prend pour des avantages… Nous sommes toutes convaincues que les mecs sont ce qui peut nous arriver de mieux dans notre vie. Mais ce n’est pas toujours vrai. Voilà notre malédiction.
Elle me sourit en s’efforçant de masquer une émotion que je sens sincère. Elle bat des paupières et change de sujet :
— Tenez, je vous laisse ma carte. Vous pouvez la jeter ou la garder. Et maintenant, je file. Merci de votre temps et navrée de vous avoir dérangée, dans votre vie comme dans votre travail.
— Merci à vous, Tanya. Grâce à vous, mon expérience avec Hugues est déjà un souvenir moins douloureux. Il nous aura permis de nous rencontrer.
Elle m’embrasse. Spontanément, chaleureusement, elle se plie en deux et me fait une bise. Ça me retourne. Je la globiche à mort. L’idée qu’une princesse puisse faire un bisou à une otarie avec autant de gentillesse me bouleverse. Je vais battre des nageoires de joie.
On s’est quittées comme ça, sur le trottoir. En regardant son élégante silhouette remonter en voiture, je suis traversée d’émotions aussi violentes que contradictoires. J’ai volé le chat de quelqu’un que je respecte. Elle confond la justice divine et les laxatifs. Elle file ses cartes de visite à des otaries. Après cette rencontre, je vais avoir du mal à porter des jugements définitifs sur les gens. Bon, c’est pas tout ça, mais je dois rentrer au cirque.