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On a beau vanter les mérites de l’aventure, des surprises et des sauts dans le vide, c’est aussi parfois très bien lorsque les choses ressemblent à ce que vous imaginiez.

Il fait un temps magnifique et les gens sont heureux d’être réunis. Cette fois, ce n’est pas un déjeuner entre voisins mais bien un mariage. Nous avons travaillé comme des fous pour que tout soit aussi féerique que possible, des cartons d’invitation aux petits bouquets de fleurs blanches qui ornent les lieux. Pour accrocher les grands rubans de tulle aux balcons, Kévin s’est servi de sa canne à pêche à mâchoire.

Il s’est passé beaucoup de choses depuis que j’ai rattrapé Alexandre dans la cour. Je n’avais jamais serré un homme aussi fort dans mes bras — à part mon moniteur de parapente lors de mon premier saut. Cette fois, c’était différent. Avec Alexandre, on ne s’est pas parlé avec les yeux, il n’a pas effleuré ma main. Je me suis jetée sur lui devant tout l’immeuble. J’ai blotti ma tête au creux de son cou, comme Paracétamol le fait souvent. Il est possible que j’aie ronronné en fermant les yeux. Alfredo a raison : ce n’était pas la première fois que je me blottissais contre un homme, mais c’était de loin la meilleure. Ce moment-là a surpassé et effacé tous les autres. On est restés là longtemps. Tellement que l’on a empêché le concierge de sortir les poubelles. La cour, la résidence et le monde entier étaient à nous.

Nous avons finalement réussi à racheter la société, et Deblais a quitté ses fonctions. Vincent est le nouveau directeur, Florence prend la tête de l’administratif. M. Memnec revient trois jours par mois en tant que consultant et Alexandre va superviser la fabrication qui sera progressivement relocalisée sur le site, en commençant par les modèles de grand luxe. On embauche. Lorsque nous avons annoncé à Deblais que nous avions le feu vert des banques et qu’il était de facto viré, il s’est produit coup sur coup trois événements étonnants : Notelho s’est approché de lui et lui a flanqué un grand coup de planche en le traitant de sale traître. L’ex-sous-chef nous a ensuite annoncé son intention de ne pas rester, mais nous a souhaité bonne chance. Deblais n’a pas eu le temps de reprendre ses esprits que, déjà, Jordana lui collait une grande baffe en le traitant de pervers. Elle démissionne aussi. Nous supposons qu’elle était l’une de ses nombreuses visiteuses du jeudi soir alors qu’elle se figurait être la seule… Mais le cas le plus étrange reste celui du stagiaire. Lui que j’ai toujours vu souriant, prêt à rendre service, s’est approché de l’ancien patron avec une flûte de champagne. Avec un rictus inquiétant, il est venu lui chanter sous le nez : « Ami Deblais, ami Deblais lève ton verre ! Et surtout, fourre-le toi dans le… » Immédiatement après, il a relevé son sweat pour exhiber non pas ses abdos, mais un soutien-gorge. Malédiction, le petit a chopé le virus de Valérie mis au point par Pasteur !

Pétula va sans doute quitter son poste parce qu’elle est engagée sur la tournée d’un grand spectacle. Le metteur en scène sait pertinemment qu’elle n’est pas un garçon, mais ce qu’elle donne dans le rôle est tout simplement bluffant. Avec quelques collègues, nous sommes allés la voir, et le fait est qu’elle danse « comme une fille » et tant mieux, parce que aucun garçon ne lui arrive à la cheville. C’est magique ! Le soir de la première, devant une salle debout, Pétula a dédié son succès aux femmes qui pendant des siècles n’ont pas eu le droit de jouer sur scène et dont les rôles étaient interprétés par des hommes.

Beaucoup des collègues sont là aujourd’hui, pour célébrer le mariage d’Émilie et Julien. Les deux tourtereaux sont allés vite, mais je pense sincèrement qu’ils ont raison. À quoi bon perdre du temps si on sent les choses ? J’ai beau chercher parmi tous les conseils reçus de ma mère, de Mémé Valentine et de M. Alfredo, je ne vois aucune contre-indication à leur bonheur. Leurs visages irradient la lumière.

Alexandre et moi vivons désormais ensemble. Parfois, je reste immobile avec Paracétamol sur les genoux, à écouter mon homme vivre dans la pièce à côté. Même si je ne le vois pas, même si nous ne disons rien, je savoure le plaisir de le savoir présent. Il sifflote, il se rase, il ferme une porte, il se prend les pieds dans mes chaussures en jurant. J’aime tout. Il vit près de moi. Chaque soir, si je rentre avant lui, je guette ses pas dans l’escalier, je l’entends tourner la clef et il me prend dans ses bras. Si la fée revient, je l’embrasse, je m’excuse de lui avoir tiré les ailes et les cheveux. Mes trois vœux s’exaucent tous les jours. Alexandre m’a fait le plus beau cadeau de ma vie : il n’est pas là parce qu’il faut une femme dans la vie d’un homme ; il n’est pas là parce que je sers son image. Au-delà des codes, au-delà des chemins tout tracés, il est venu à moi pour ce que je suis vraiment.

Je vous rassure quand même, il paye tous les jours pour ce qu’il m’a fait endurer. Je ne lui ai pas encore fait le plaisir d’avouer que j’ai été époustouflée de tout ce qu’il a fait pour m’approcher et que je lui en serai éternellement reconnaissante.

M. Alfredo nous a prévenus qu’un appartement allait se libérer dans l’autre aile et que si nous voulions, nous étions les bienvenus. Nous sommes tentés. Mais nous verrons cela plus tard, car aujourd’hui l’heure est à la fête.

Je suis décidée à profiter de tout. J’ai envie de danser avec Alexandre, avec Julien, avec Sandro qui est là avec Mélanie. Mais avant de me déchaîner, j’ai encore eu une épreuve à affronter : cette saleté d’Émilie a quand même réussi à me fourguer une patate chaude puisque, en tant que meilleure amie et témoin, je me suis retrouvée en charge du discours la concernant juste avant le dessert. Je suis passée après le meilleur pote de Julien, qui avait préparé six feuilles de texte en exhumant tous ses épisodes honteux depuis la maternelle…

Moi, j’y suis allée à l’instinct. Au moment de prendre la parole devant l’assistance, l’espace d’un instant, je me suis plu à croire que ce mariage était le mien. J’aimerais que tout soit aussi beau. J’aimerais que ce soit avec Alexandre. Lorsque Julien et Émilie ont échangé les alliances, je sais qu’il m’a regardée. J’ai fait celle qui ne le voyait pas parce que sinon, je me serais mise à pleurer d’émotion.

Dans mon discours, j’ai parlé de ce que j’aime chez Émilie, de son rire, de sa loyauté, de ses convictions, de sa vision de la vie et du danger que Julien court en mangeant ce qu’elle prépare pour les repas. J’ai aussi dit à quel point je la globiche. Si tout le monde a saisi l’intention, seul Sandro a compris le mot. Je n’ai pas été longue, mais j’ai quand même fini en chantant : « Elle est amoureuse ! Elle a pas de culotte ! » L’assistance est restée de marbre, sauf mes proches collègues qui ont explosé de rire. À cause de son fou rire, Florence est encore tombée de sa chaise. J’espère que cette fois, elle ne s’est pas foulé le poignet. J’ai eu peur que Valérie ne relève son tailleur par réflexe. Émilie, hilare, m’a jeté son bouquet sans réfléchir, comme un projectile. Mais je l’ai reçu comme ces célibataires qui y voient le signe qu’elles seront les prochaines à convoler. Nous verrons. Pourtant, pour la première fois, j’y crois de tout mon cœur. Ça peut pas rater.

Dans la soirée, alors que les hommes avaient tombé veste et cravate tandis que les femmes faisaient toujours attention à leur tenue, nous avons dansé. Je m’étais dit que je danserais avec tout le monde, mais pour le moment, je n’ai pas encore réussi à lâcher Alexandre. Bien que ce ne soit pas un slow, nous faisons comme si, et le décalage fait rire nos proches. Par-dessus son épaule, au milieu d’inconnus, j’aperçois Sandro et Mélanie, Kévin et Clara, Valérie et Vincent. Jamais je n’oublierai cette image. C’est une des plus belles pièces de mon puzzle. Quand je pense à tout ce qu’il aura fallu traverser pour en arriver là…

J’aurais pu rester des heures ainsi, à tourner à contretemps, serrée dans les bras de l’homme dont je suis censée faire ce que je veux. J’ai du coup été contrariée que l’on me tape sur l’épaule pour m’interpeller. En découvrant qu’il s’agissait d’Émilie et Julien qui voulaient me voir, j’ai tout de suite changé d’humeur.

— On peut te parler une minute ?

— Bien sûr, sauf si c’est pour me demander de faire un autre discours.

Ils rigolent et font signe à Alexandre de nous accompagner. Les jeunes mariés nous entraînent à l’écart. Je flaire l’annonce officielle : ils vont nous révéler qu’ils ont gagné au loto et qu’ils sont désormais les uniques actionnaires de la boîte. Ou mieux encore, Émilie va me confier qu’elle est enceinte. Ce serait génial. Julien déclare :

— Marie, on a un cadeau pour toi.

Émilie hoche la tête avec un sourire que je connais bien et qui n’annonce jamais rien de bon. Elle me tend un grand paquet plat. À travers le papier, je devine le bord d’un cadre.


— Je te préviens, si tu as fait agrandir la photo où je suis en lapin avec les beignets à la main, je jure que je me vengerai.

Alexandre et Julien, qui ne sont pas au courant de l’affaire, se regardent. Ils flairent l’info explosive. Je déballe.

Nom d’un rat soi-disant crevé qui se met à gesticuler alors que je le tiens entre deux branches pour le balancer à la poubelle ! Ils ont fait encadrer la lettre que j’avais envoyée à Julien de la part d’Émilie ! Ils savent tout !

— Elle te revient, me dit Émilie en m’embrassant. Merci, espèce de malade. Sans toi, nous ne serions pas là ce soir.

Julien nous enlace toutes les deux. Alexandre récupère le cadre et lit la lettre.

— Tu m’expliqueras ?

Émilie lui dit simplement :

— Sauve-toi tant qu’il en est encore temps, cette femme est un danger public.

J’ajoute à l’intention d’Alexandre :

— En matière de lettres tordues, je n’ai aucune leçon à recevoir de toi.

On a fini serrés tous les quatre. Nous étions tellement proches que je ne suis pas certaine que ce soit la cuisse d’Alexandre que j’ai tripotée. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

FIN
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