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« CE SOIR, À 18 H 30,
BENJAMIN VOUS INVITE EN SALLE
DE RÉUNION POUR SON POT DE DÉPART
AVANT DE S’ENVOLER
VERS UNE NOUVELLE VIE
ET D’AUTRES AVENTURES ! »

Une nouvelle vie, un nouveau départ, il a bien de la chance. Je reste pensive devant sa grande affiche qui trône sur le panneau d’annonces dans le hall.

— C’est vraiment dégueulasse, me fait remarquer Pétula. M. Deblais ne lui a pas laissé le choix, c’était ce soir ou rien. Dans un délai aussi court, on ne va même pas avoir le temps de lui offrir autre chose qu’un peu d’argent.

Elle a raison.

— On pourra toujours lui envoyer quelque chose pour son mariage. Comment vas-tu, Pétula ? Ton moral ?

— J’essaie de ne pas y penser. Je passe à autre chose ! Je me suis remise à lire, à manger, et j’arrête l’entraînement. Dans un mois, j’aurai doublé mon poids et il n’y aura plus débat !

Le livre dans lequel elle est plongée n’a pas l’air tout jeune.

— Qu’est-ce que tu lis ?

— J’ai trouvé ça dans la cave de mon immeuble. Quelqu’un a dû oublier de le jeter. Tant mieux pour moi, parce que c’est vraiment marrant.

Elle me montre la couverture jaunie : Les mille vérités qui vont vous faire voir le monde autrement. Tout un programme. La couverture ressemble à la une de ces journaux qui font dans le secret de cour d’école et la révélation de bistrot. Les extraterrestres, les sociétés secrètes, les complots et les incroyables pouvoirs de notre cerveau.

— Tu apprends des choses intéressantes ?

— À mort. Ils abordent plein de sujets passionnants. Là, je viens de lire un passage qui explique que Noé n’a pas pu prendre tous les animaux sur son arche. Il a été obligé de faire un choix. À ce qu’ils disent, il en a laissé pas mal, dont les benwendos, un croisement entre une petite vache et un oiseau préhistorique. Tu te rends compte, ça donnait sans doute à la fois du lait et des œufs ! Ceux-là n’ont pas été sauvés du déluge. C’est triste. En plus, c’est dommage.

— Pourquoi donc ?

— Tu imagines, une seule bestiole qui fournit à la fois des œufs et du lait ? C’est super pratique pour les gâteaux !

Il a l’air gratiné, son bouquin. C’est sûrement du lourd, du documenté, et ça va lui faire beaucoup de bien dans sa tête.

— Si tu veux, je t’apporterai des romans.

— Merci Marie, mais avec ce bouquin-là, j’en ai déjà pour un moment.

Émilie entre en trombe dans le hall.

— Salut Pétula !

Elle m’attrape par la taille et me souffle :

— Toi, tu me suis immédiatement au parloir. Il faut que je te raconte un truc.

Au pas de charge, elle m’entraîne vers le local de reprographie et ferme la porte derrière nous.

— Devine qui est venu frapper à ma porte hier soir ?

J’en ai une petite idée, mais je ne dois rien laisser paraître.

— Ton prof de théâtre pour coups et blessures ? La police pour empoisonnement ? Mes gardes du corps pour tentative de chantage avec une photo de moi dans le jogging de Sandro ?

— N’importe quoi. C’est mon voisin d’en face ! Celui dont je te parle toujours !

Elle sautille sur place en tapant dans ses mains. Je ne suis donc pas la seule otarie sur ce morceau de banquise en perdition ? Ça fait chaud au cœur. Ce qui peut d’ailleurs être un problème, parce que ça va en accélérer la fonte.

Je mime la stupeur. C’est un truc que je fais super bien. Je me suis entraînée quand j’étais ado. La bouche toute ronde, des yeux exorbités, les sourcils tirés à fond vers le haut et une tronche d’abrutie.

— C’est pas possible ! Et pourquoi a-t-il débarqué ?

— Je ne sais même pas, en fait. Quand je lui ai demandé ce qui l’amenait, il m’a vaguement parlé d’une enquête de voisinage sur le stationnement. Si tu veux mon avis, ça sent le prétexte à plein pif. Par gentillesse, j’ai fait semblant de gober son baratin.

Mais dans quel monde vivons-nous ? Tout le monde ment à tout le monde ! C’est une honte ! Rien qu’au sujet du cas présent, il y aurait de quoi écrire vingt volumes d’encyclopédie sur la psychologie humaine. Récapitulons les faits : j’ai écrit à ce type en me faisant passer pour mon amie à qui je n’ai rien dit pour qu’il vienne la voir en pensant que c’était elle sans pour autant lui avouer que c’est à cause de sa lettre qu’elle n’a pas écrite qu’il rapplique. Vous suivez ? Alors on continue. Et quand lui se pointe, il pipote n’importe quoi en pensant qu’elle sait pourquoi il est là mais en respectant le fait qu’elle ne veut pas qu’il lui en parle alors qu’elle le sait. Vous êtes toujours là ? Mais en réalité elle ne sait rien puisque ce n’est pas elle qui a écrit la lettre qu’elle a signée…

J’ai mal à la tête. Je vais prendre du paracétamol, comme mon chat. Les questions se bousculent dans mon esprit. Est-il possible de bâtir un amour sincère et durable sur un bordel pareil ? Mon affreuse escroquerie peut-elle rester éternellement secrète ?

— Il ne t’a parlé de rien d’autre ?

— Si, de plein de choses ! Il m’a tenu la jambe pendant une heure ! Il est encore plus craquant vu de près. Il est gentil et drôle ! Enfin, quand je dis qu’il m’a tenu la jambe, je ne m’en plains pas. J’aurais même bien voulu qu’il me tienne les deux !

— Émilie, s’il te plaît, ce genre de sous-entendu me met mal à l’aise.

— Ce n’est pas moi qui me roule dans les vêtements de Sandro comme une midinette en fantasmant sur Vincent.

— Je ne fantasme pas, je me pose des questions. Dis-moi plutôt ce qui s’est passé ensuite avec Julien ?

Émilie ne relève pas. Tant mieux. Elle aurait pu s’étonner que je me souvienne du prénom de son voisin, mais elle est trop survoltée pour s’arrêter sur ma gaffe.

— Ensuite, j’ai été nulle. Il m’a parlé tout ce temps et je ne lui ai même pas proposé d’entrer. On aurait pu boire un verre, faire connaissance…

— A-t-il eu l’air de t’en vouloir ?

— Pas vraiment puisqu’il a proposé que l’on se revoie. Vendredi. Je suis trop contente !

— C’est génial, vous pourrez parler des problèmes de stationnement ! Je plaisante. Il est clair que tu lui as tapé dans l’œil.

— Tu crois ?

Au ton de son interrogation, je devine tout l’espoir et le manque de confiance que nous éprouvons toutes lorsque quelque chose de bien nous arrive. On crève d’envie d’y croire, mais on se dit toujours que c’est trop beau pour nous et que ça va forcément partir en vrille. Émilie a besoin d’être rassurée. Au moment où, une fois de plus, elle va tenter de construire, elle doit sentir qu’elle sera à la hauteur.

— Si tu veux mon avis, il t’a vue de sa fenêtre comme tu l’as fait avec lui et il a inventé n’importe quoi pour venir te parler. Je comprends qu’il t’ait remarquée. Ta personnalité se perçoit même si on ne fait que t’apercevoir.

— C’est gentil. Tu le penses vraiment ?

— En fait non, il doit être payé par un laboratoire pour recruter des cobayes esseulés. Ils vont te faire tester des médicaments qui font mal.

— Ratasse.

— Évidemment que je le pense vraiment ! Tu es une fille formidable ! Il était temps qu’un mec s’en rende compte. Ce qui t’arrive est génial. Et puis il vaut mieux taper dans l’œil de celui-là que sur la tête du précédent !

— Tu crois sérieusement que c’est comme ça qu’il m’a repérée ?

— Pourquoi pas ? Ou bien il t’a remarquée dans la rue…

— Mais je ne parle pas aux enfants et je ne joue pas avec les chiens.

— Émilie, s’il te plaît, pas de mauvais esprit. Profite sans te poser de questions.

Je lui attrape les mains et je les serre affectueusement.

— Je suis tellement heureuse pour toi.

— Ne crions pas victoire trop vite, mais c’est quand même le plus joli début d’histoire que j’aie jamais eu. Et c’est lui qui est venu ! Tu vois, j’avais bien raison de ne pas y aller d’abord. Si je t’avais écoutée, il m’aurait prise pour une fille qui saute sur tout ce qui bouge. Bonjour l’image ! Une vraie Jordana ! Alors que dans cette version du scénario, je suis une petite fleur qui attendait l’amour !

Bonjour la petite fleur ! J’espère que l’autre n’est pas herbivore ! Qu’est-ce que j’ai encore fait ? Si un jour ils se parlent de la lettre, ça va tourner vinaigre. Ils se déchireront comme dans le feuilleton de maman. Ils s’accuseront mutuellement d’avoir menti et tout sera ma faute. Damnation ! On dit souvent que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Je le constate encore aujourd’hui. Mais je me permets d’ajouter que si le diable payait le fioul plein pot pour chauffer son royaume, il y a longtemps qu’il serait devenu gentil et on n’en serait pas là.

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