19

— Où étais-tu ce matin ? J’étais morte d’inquiétude…

— Ferme la porte, Émilie, personne ne doit entendre. Je suis désolée de t’avoir angoissée, mais j’avais quelque chose à faire, et seule. Il le fallait. Je me sens beaucoup plus légère à présent. Ça m’a fait du bien au-delà de tous mes espoirs.

— Tu as couché avec le stagiaire ?

— Non, espèce d’obsédée !

Je sors le courrier de Mémé Valentine du tiroir de mon bureau.

— Regarde, j’ai récupéré ma lettre !

Elle s’approche, incrédule.

— Comment as-tu fait ? Tu as proposé de l’argent à Hugues ? Tu l’as menacé avec un fusil ? Tu ne l’as pas tué, au moins ?

— Figure-toi qu’en rangeant des vêtements, j’ai retrouvé une clef de son appart que je croyais avoir perdue. Je suis allée là-bas. Une vraie porcherie.

Elle s’empare de ma main droite, couverte de griffures et de lacérations.

— Qui t’a blessée comme ça ? s’inquiète-t-elle. Dans quel plan foireux as-tu encore été te fourrer ?

— Alors voilà, c’est un peu compliqué, mais pour faire court, dans l’appart de Hugues, j’ai volé un chat.

— Quoi ? Mais…

Je ne la laisse même pas démarrer.

— Je sais ce que tu vas me sortir, je me suis dit exactement la même chose, mais nous n’en sommes plus là. Il est trop tard pour la morale. Je l’ai fait, c’est tout. Je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête. J’ai voulu lui piquer quelque chose qui lui manquerait affectivement, à lui et à l’autre pétasse, alors j’ai embarqué le chat.

— Tu es folle.

— Merci. Venant d’une experte de ton niveau, c’est un vrai compliment.

— Il faut que tu le rendes.

— Ben voyons. Je vais me pointer comme une fleur : « Tiens salut, je t’ai racketté ton chat, mais prise de remords suite à une apparition de Bouddha et des sept nains, je te le ramène. Tant qu’on y est, est-ce que tu pourrais me rendre mon gant de ski droit que j’ai perdu dans l’étable frigorifique qui te sert d’appart ? » Non, Émilie, je ne peux pas faire ça.

— C’est quoi cette histoire de gant ? Tu avais des gants ?

— Rapport aux empreintes, mais j’en ai retiré un que j’ai perdu. C’est pour ça que le félin ne m’a déchiqueté que la main droite.

Émilie inspecte mon bureau avec un air soupçonneux.

— Il est où ?

— Je l’ai embarqué dans un de mes cartons de déménagement que j’avais laissés sur place.

— Je veux dire là, maintenant, il est où ce chat ?

— À mon nouvel appart. Je l’ai bouclé dans une des chambres que je n’utilise pas. Comme ça, même s’il pisse partout, d’ici un an, j’ai le temps d’aérer et de désinfecter. Enfin j’espère, parce qu’on dit que ça pue vraiment…

— Marie, ça a fini par arriver.

— Quoi donc, ma rencontre avec Bouddha et les sept nains ?

— Tu as pété les plombs. Ton processeur a fondu. Je suis vraiment contente pour ta lettre mais le chat, franchement… Tu aurais dû m’en parler.

— C’est ça, comme si je n’avais pas assez de ma propre conscience. Tu aurais tenté de me dissuader d’y aller. Tu m’en aurais peut-être même empêchée physiquement.

— Pas du tout. Tu serais surprise de ce que je suis capable de faire d’insensé. Si ça se trouve, j’y serais peut-être même allée avec toi pour faire le guet.

Deblais passe dans le couloir. J’alerte Émilie d’un signe et nous interrompons notre discussion. Pour détourner les soupçons, je déclare d’une voix forte et sur un ton très professionnel :

— Eh bien merci, chère Émilie, de ces renseignements. Nous poursuivrons cette passionnante discussion lorsque j’aurai avancé sur le dossier.

Sur ses lèvres, je lis qu’elle me répond « Espèce de malade » et elle sort.

À peine le temps de me plonger dans ce satané projet de tableau qu’un autre collègue se présente à ma porte. C’est Benjamin, le jeune homme qui coordonne les expéditions internationales.

— Mademoiselle Lavigne, je peux vous dire un mot ?

Sur sa fiche anthropométrique à lui, il y aurait écrit : « Mâle sans aucun doute. Yeux bleus, cheveux bruns. Des épaules, des bras, et je suis prête à parier des pectoraux aussi… »

— Bien sûr, Benjamin, mais faites vite, j’ai du travail.

— Oh, mais vous vous êtes blessée à la main, vous saignez !

— Ce n’est rien, on vient de m’offrir un rosier carnivore pour ma fête et j’ai du mal à le nourrir…

— Mais votre fête ne tombe pas en février…

C’est étrange, moi j’aurais tiqué sur le rosier carnivore avant l’histoire de la date de la fête, mais bon. Chacun ses références. Je panse mes blessures avec un mouchoir en papier.

— Dites-moi plutôt ce qui vous amène, Benjamin.

— Je voudrais savoir si c’est le bon moment pour négocier la petite augmentation que j’espère obtenir depuis plus d’un an.

En me disant cela, il se métamorphose physiquement. C’est impressionnant. Œil de velours, sourire enjôleur. Il parle avec ses mains mais je le soupçonne d’agir ainsi pour faire rouler ses biceps. Il continue :

— J’ai vu que vous saviez vous y prendre face à M. Deblais et j’ai pensé que vous pourriez peut-être lui en toucher deux mots. En plus, je me sens beaucoup plus proche de vous que de lui. J’aime bien votre façon de faire. Vous êtes cool…

Le beau gosse des expéditions est en train de me faire un numéro de charme. C’est clair, je vais installer une caméra dans mon bureau parce qu’il est hors de question que je ne garde pas une trace des grands moments dont celui-là fait partie. Si un jour j’ai des enfants, je pourrai leur prouver que leur maman était une véritable icône sexuelle et, en attendant d’avoir des bébés, je pourrai au moins partager ces instants d’anthologie avec les copines.

Non mais, regardez-le. Si c’était un pigeon, il aurait ses plumes toutes gonflées et il me tournerait autour en faisant « rou-rou ». Il me sort le grand jeu. C’est la démonstration éclatante de la loi secrète mise au jour l’autre soir. Les hommes tentent de nous séduire quand cela sert leurs intérêts. Ils ne le font pas par amour, ils ne le font pas pour nous, ils le font parce qu’ils veulent quelque chose de nous. Et regardez-le qui me sourit. S’il y avait un détecteur de phéromones au plafond, ça sonnerait dans tout le quartier. Mais qu’est-ce qu’il croit ? J’ai presque quinze ans de plus que lui. J’avais déjà été larguée dix fois qu’il n’était encore qu’un spermatozoïde perdu au milieu de ses frères potentiels. Franchement, j’admire sa candeur. Comment peut-il ne pas se douter qu’avec quinze ans d’avance, la vie m’a enseigné deux ou trois bricoles de plus qu’à lui ? Il doit me prendre pour la Belle au bois dormant. Je me suis piqué le doigt en filant la laine dans mon village et boum ! gros dodo pendant qu’il me doublait par la droite. Non mais franchement…

Si j’étais Jordana, je négocierais quelque chose en échange. Je prendrais le dessus. Je mettrais à profit mon avantage pour abuser de la situation. Mais les compromis et les petits arrangements n’ont jamais été mon genre. Je vais être gentille et essayer de la jouer fine. Commençons par rire bêtement, histoire de lui faire croire qu’il a gagné.

— Benjamin, moi aussi je vous aime bien.

Je joue avec mes cheveux. Le pauvre croit que je suis sous le charme. Je ne dis pas qu’il n’en a pas, bien au contraire, mais s’il croit que ses jolies petites fossettes vont lui valoir une augmentation, c’est qu’il n’a pas conscience de la valeur des choses…

— Comptez sur moi pour en parler au meilleur moment. Cela prendra peut-être quelques jours. Je viendrai vous voir dès que j’en saurai plus.

— Merci beaucoup, mademoiselle Lavigne.

Et le voilà qui m’appelle « mademoiselle » alors que je sais pertinemment que, comparée à la petite bombe qu’il fréquente, il me prend pour une momie… Vil flatteur. Enfumeur ! La momie va s’approprier ton augmentation pour se payer des bandelettes neuves !

Je dois vous confier quelque chose : je crois que je vais mieux. Je le sens parce que je n’ai plus envie de pleurer du tout. J’ai envie de me venger. Il me faut de la nourriture pour chat et un plan de destruction massive.

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