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Je ne m’attendais pas à me retrouver exposée à pareille émotion en allant chercher un simple gâteau aux pommes. J’ai du mal à penser à autre chose qu’à cette petite dame qui attend son mari chaque jour parce que son cerveau refuse qu’il ne soit plus là. Quel lien faut-il entre deux êtres pour qu’au-delà de toute raison, l’esprit choisisse de renoncer à la réalité au profit d’un espoir déçu chaque jour ?

Je n’ai pas envie de rester seule. Je dévale les escaliers pour aller aider M. Alfredo. Je croise Hugo et Antoine qui font la navette dans les étages pour récupérer assez de chaises chez tous les habitants. Une petite fille un peu plus jeune qu’eux leur prête main-forte.

— Attendez-moi ! leur crie-t-elle.

Elle serre un siège pliant dans ses petits bras et descend chaque marche avec d’infinies précautions. Les deux autres sont déjà loin. Bienvenue dans ce monde d’hommes, petite sœur. Je l’aide.

À la faveur d’une météo clémente, M. Alfredo a décidé d’organiser le repas dans la cour. Les planches sur les tréteaux forment déjà une longue table de banquet. Tout en déroulant les nappes en papier à ses côtés, je commente :

— Vous avez visé juste, c’est le premier beau dimanche de l’année.

— Pour ces repas, le temps a toujours été de notre côté. Manuela nous porte bonheur.

— Manuela ? Une sainte patronne des festivités ?

— Non, Manuela était ma femme. C’est en son honneur que j’offre ce repas, pour son anniversaire.

— Je ne savais pas, je suis désolée…

— Ne le soyez pas, c’est un beau jour et elle est toujours avec moi.

Depuis ce matin, j’ai coup sur coup découvert la petite dame qui attend son mari tous les jours et Alfredo qui célèbre l’anniversaire de sa femme disparue. La vie doit encore essayer de m’inculquer quelque chose, mais je ne sais pas quoi. Je redoute d’ailleurs un peu son nouveau message. Quel est-il cette fois ? Ne t’attache à personne parce que l’on finit toujours par perdre ceux que l’on aime ? La mort t’arrachera ton conjoint s’il ne s’est pas barré avec quelqu’un d’autre avant ? Je vais tenter de rester positive.

Peu à peu, les habitants se retrouvent dans la cour. Pour une fois, ces vies qui d’habitude ne font que se croiser ont rendez-vous. Ce matin, au-delà de ce que nous sommes, nos agendas coïncident. Je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir autant de monde habitant à cette adresse. À force de se rencontrer isolément, on ne s’en doute pas. L’effet de groupe est saisissant. Sont rassemblés des familles, des couples, des personnes âgées, des célibataires… Nous composons un petit monde à nous tout seuls. Exceptionnellement, les enfants sont autorisés à jouer dans le bosquet. Ils ont même le droit de grimper aux arbres. Lula, la petite fille à la chaise pliante, est au pied d’un tronc et demande aux garçons déjà perchés de l’aider à monter. Ils lui tendent la main et la hissent. D’autres bambins, plus jeunes encore, courent partout et s’en donnent à cœur joie. Je me souviens, lorsque j’avais leur âge, du bonheur que j’éprouvais à vivre des choses inhabituelles dans des lieux quotidiens. La kermesse de l’école, la fête des commerçants, nos cabanes en matelas avec Caro… Je retrouve aujourd’hui cette émotion que je croyais perdue. Est-ce que je regrette de ne plus avoir l’âge des petits que je vois se glisser sous les tables ? Non. Car aujourd’hui, en plus de vivre, je me souviens et j’apprécie.

Une fois le gros de l’installation achevé, je suis remontée chez moi prendre une douche et me changer.

En me séchant les cheveux, je jette un œil par les fenêtres du salon. Paracétamol contemple lui aussi toute cette agitation entre deux séances de toilette.

— Tu vas rester là, mon grand, et je remonterai te voir de temps en temps.


Je ne suis pas la seule à m’être changée. En redescendant, je découvre M. Alfredo dans un très beau costume. Il ne porte plus sa traditionnelle blouse de quincaillier bleue, mais une éclatante chemise blanche sur un costume gris d’une sobre élégance.

— Vous avez beaucoup d’allure, lui dis-je.

— Merci. C’est une journée importante pour moi.

Je viens de sentir son parfum. Boisé, masculin, rassurant.

Les derniers préparatifs sont terminés. Sur la table du buffet, derrière un petit bouquet rond de roses rouges, trône le portrait d’une très belle femme. Manuela. Émilie n’avait pas exagéré en parlant des photos d’elle dans la loge. C’est vrai qu’elle est d’une beauté remarquable.

On pourrait se croire à un mariage. Tout le monde est bien habillé, les gens plaisantent. Certains se découvrent, d’autres ne se sont à l’évidence pas vus depuis le repas de l’année dernière mais se retrouvent avec plaisir. Les enfants courent partout. Je crois que tout le monde a répondu présent. M. Alfredo s’avance sur le perron et frappe dans ses mains.

— Mesdames, messieurs, mes amis, si vous le voulez bien, nous allons servir l’apéritif. Je vous propose un porto dont vous me direz des nouvelles !

Sans que personne ne soit réellement affecté au service, les verres se remplissent et circulent en toute convivialité. On trinque. Les gens commencent à discuter. J’écoute. Entre eux, les hommes engagent la conversation en parlant travail. Les femmes parlent des enfants. Je reste dans mon coin.

Le soleil donne déjà sur la cour et une jeune femme en talons essaie d’attraper son fils pour lui mettre sa casquette, mais il s’échappe. M. Alfredo interpelle l’enfant :

— Mickael, s’il te plaît. Tu vas me faire le plaisir de mettre cette casquette. Tu auras l’air d’un pilote de course.

Le petit obtempère. M. Alfredo est vraiment étonnant. Si nous étions à un mariage, il en serait sans conteste le patriarche. Tout le monde le respecte. Il parle à chacun avec bienveillance sans jamais se gêner pour dire si quelque chose ne va pas. Il ferait un excellent chef de famille. Pourtant, malgré le soleil et l’ambiance, nous ne sommes pas à un mariage et nous ne sommes pas une famille. Nous sommes les habitants d’un immeuble dont il est le concierge. Moi qui me demandais comment pouvaient réagir les gens à qui il parle avec tant de franchise, je suis surprise du résultat : tout le monde le respecte. Mieux encore, tout le monde l’apprécie.

Le monsieur dont la grosse voiture avait taché les dalles donne le signal, et nous levons tous nos verres en l’honneur de Manuela et de M. Alfredo. Ce toast porté à sa défunte femme ne semble pas le rendre triste, ni même nostalgique. Il se comporte comme si elle était à ses côtés. Plus tôt, j’ai surpris le regard tendre qu’il a adressé à l’image de sa bien-aimée. Je ne pensais ce genre d’élan possible que vis-à-vis des vivants. Je trouve cela joli.

Lorsque vient le moment de passer à table, M. Alfredo s’approche.

— Marie, je suis désolé mais M. Dussart est encore en déplacement. Il rentre le 13. Je vous ai installée à côté de Mme Shenzhen, deuxième gauche.

Alors comme ça, M. Dussart rentre le 13… Cela vous surprendra peut-être, mais bien qu’il ne reste que lui sur ma liste de suspects de premier choix, j’ai de plus en plus de mal à croire qu’il puisse être mon homme mystère. Ou alors il se débrouille super bien pour m’espionner.

M. Alfredo m’entraîne vers l’extrémité de la table et me glisse à l’oreille :

— Je vous ai placée à ma droite.

Il me présente à beaucoup de gens. Par réflexe professionnel, en même temps que leurs noms, il ne peut pas s’empêcher de m’annoncer leur localisation d’appartement. Les Bertrand, quatrième étage face. M. et Mme Benzema, premier étage droite. Cela m’amuse. Au bout de quelques minutes, je me surprends moi-même à tendre la main en m’annonçant comme « Marie Lavigne, troisième face ».

Mme Shenzhen connaît tout le monde. C’est la plus ancienne habitante de l’immeuble. À elle seule, elle constitue un mélange étonnant : son nom asiatique contraste avec son physique méditerranéen et son accent du Sud. Mme Shenzhen défie tous les clichés.

— J’ai bien connu Manuela, me confie-t-elle. Elle s’est éteinte seulement deux mois après mon mari. Nous étions proches. Nos couples étaient de la même génération, sans enfants ni eux ni nous, toujours beaucoup de travail. Ils étaient portugais, mon mari chinois, et moi originaire de la côte. Je me faisais remarquer partout avec mon accent. Tous déracinés. Forcément, cela rapproche. Autant vous dire que quand mon Chinois de mari n’était pas d’accord avec ce Portugais d’Alfredo et que le ton montait un peu, on ne comprenait plus rien ! Mais heureusement, Manuela et moi savions les calmer et tout finissait par s’arranger.

Discrètement, elle me désigne du menton les différents résidents et me raconte les histoires de chacun. Une nouvelle fois, elle me surprend : on ne la voit jamais mais elle sait tout.

— Alors comme ça vous êtes seule ? me fait-elle. C’est étonnant pour une belle plante comme vous…

Elle a découvert ma moitié végétale. Pour ce qui est de ma moitié animale, on attend encore celui qui pourra attester de son existence. Finalement, une belle plante, ce n’est pas si mal : étant donné le temps qu’il fait, je vais peut-être m’adonner à la photosynthèse.

— Je me remets d’une histoire compliquée.

— Ne perdez pas trop de temps. On ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve.

Le buffet est ouvert et chacun se lève pour aller se servir. M. Alfredo a préparé de grands plateaux de spécialités portugaises. Il est là pour présenter les plats, servir et nous convaincre de goûter ce que l’on ne connaît pas. Malgré des ingrédients inhabituels, tout est délicieux. Je note quand même que les hommes repartent avec de la charcuterie et de la viande alors que les femmes font le plein de salade et de légumes.

Je m’occupe de servir Mme Shenzhen, qui a du mal à marcher.

— M. Alfredo travaillait avec sa femme ?

— Non, à l’époque, elle s’occupait seule de l’immeuble ; lui travaillait au service espaces verts de la mairie. Cela ne s’appelait d’ailleurs pas encore ainsi. C’est lorsqu’ils ont fait fortune qu’il est venu travailler avec elle.

— « Fait fortune » ?

— Vous ne connaissez pas l’histoire ?

— Non.

— À la mairie, l’équipe de jardiniers d’Alfredo avait pour coutume de jouer au loto une semaine sur deux. Avec le peu qu’ils gagnaient, ils s’offraient un gueuleton ensemble. Et puis, comme partout, les traditions se perdent et les jeunes se sont désintéressés de ce petit rituel. La semaine où, pour la première fois, ils n’ont plus voulu jouer, Alfredo a décidé d’acheter un billet tout seul. Et il a gagné le pactole !

— Il est donc riche ?

— On peut le dire, oui ! Sacrément !

— Et il est quand même resté concierge ?

— Ils n’avaient parlé à personne de leur soudaine manne, sauf à nous parce que nous étions amis. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ils nous ont annoncé la nouvelle un samedi, rapidement parce que Manuela tenait à faire les carreaux de sa loge. Il lui a demandé ce qu’elle souhaitait. Il lui a proposé une vie de voyages et de vacances. Elle a répondu qu’elle aimait son métier et qu’elle ne voulait rien changer à sa vie. Elle ne se voyait pas oisive. Il est vrai que ce n’était pas sa nature.

— Ils ont continué à vivre comme s’ils n’avaient rien gagné ?

— Pas tout à fait.

Elle se retourne et me désigne l’immeuble d’un ample mouvement du bras :

— Ils ont acheté ça. Appartement après appartement. Nous sommes tous devenus leurs locataires. Alfredo est venu travailler avec sa femme et ils se sont occupés de tout, de nous tous, du matin au soir. Je n’ai jamais vu un couple plus heureux. Ils avaient trouvé leur place. Il leur arrivait même de chanter en duo dans l’escalier ! Les nouveaux locataires trouvaient cela bizarre, mais nous on aimait bien. Quand Manuela est décédée, Alfredo n’a rien voulu changer. L’enterrement a eu lieu un lundi et comme chaque lundi, le matin, aux aurores, il briquait le hall. Il est resté là où il se sentait le plus proche d’elle. Là où ils avaient vécu leurs plus belles années. J’ai fait la même chose. On s’est beaucoup soutenus, avec Alfredo. Depuis ce temps-là, nous dînons chaque jeudi ensemble, une fois chez lui, une fois chez moi. Je suis la seule ici à l’appeler par son prénom.

Elle me désigne la longue table qui s’étire devant nous.

— Désormais, il n’y a plus personne ici qui ait connu sa femme ou mon mari. La vie avance. C’est ainsi.

Elle s’étonne de mon air stupéfait.

— Vous ignoriez qu’il était propriétaire ?

— Complètement.

— Pourtant, quand vous avez signé les papiers…

— Je n’ai rien signé puisque c’est une amie de ma sœur qui me prête son appartement.

— Voilà qui explique tout. Il doit bien vous aimer cependant, sinon il ne vous aurait pas laissée vivre ici.

— Dès le premier jour, lorsque je suis arrivée, il m’a fait forte impression. Je comprends mieux. Il m’avait lancé : « Vous êtes ici sur mes terres. » J’avais pris cela pour une boutade.

— Ce n’en est pas une du tout.

J’aperçois M. Alfredo qui sert du vin en bout de table. Il ne s’est pas assis une minute. Il possède tout mais passe son temps au service des autres. Il pourrait se contenter de profiter, mais il a choisi de tenir sa place et de faire ce en quoi il croit. Finalement, M. Memnec vivait aussi ainsi. J’admire la noblesse de leur mentalité.

Je relève la tête pour respirer l’air doux qu’offre ce dimanche. Il pourrait pleuvoir que ce serait un beau moment quand même. À ma fenêtre, Paracétamol m’observe. Je lui adresse un petit signe. J’espère que personne ne m’a remarquée.

À la fin du repas, M. Alfredo a mis de la musique. Pour ouvrir ce bal improvisé, il a invité Mme Shenzhen à danser. Je les ai longuement observés, elle faisant l’effort de marcher et lui la soutenant avec bienveillance. Ils me bouleversent. En se tenant ainsi, serrés, ils ne trahissent personne. Ils s’aident mutuellement à se souvenir de ce qu’ils gardent de plus beau en eux. La vie est comme une danse, elle dure peu de temps. Je crois qu’il faut être deux pour en saisir le tempo et en apprécier la mélodie. On ne goûte vraiment que ce que l’on partage. Le reste est sans valeur. En attendant, cet après-midi-là, il n’y a eu que le petit Antoine pour m’inviter à valser, et il m’a massacré les pieds.

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