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Lorsque Clara et Mélanie ont sorti le gâteau acheté en douce en prévision de la catastrophe alimentaire annoncée, les garçons ont crié à la trahison.

— Vous ne nous faites pas confiance ! a protesté Kévin.

— On vous connaît trop ! a rétorqué Clara.

Sandro observe la petite pièce montée avec dédain.

— Regardez-moi ça : il est parfait ce gâteau, les petites fleurs sont mignonnes, les choux font tous la même taille, et il y a même une plaque avec vos prénoms et un cœur. Je suis certain qu’il va être délicieux. C’est nul.

— S’il te dégoûte tant que ça, tu n’es pas obligé d’en manger, a lancé Mélanie.

— Bien sûr que si ! Je crève la dalle ! Le reste était tellement répugnant. Mais si tout était brûlé, c’est la faute de Kévin et d’Alexandre !

Kévin réagit aussitôt :

— Espèce de lâcheur ! Nous accuser d’avoir tout cramé alors que c’est toi le spécialiste des incendies !

C’est exactement le genre de vanne qu’Émilie et moi pourrions nous envoyer. On a encore bien rigolé, puis on a levé notre verre au bonheur de Clara et de son mari. C’est stupide, mais après seulement quelques heures, j’ai l’impression de les connaître depuis toujours. À travers eux, je reconnais Caro et Olivier, et tous ceux qui ont la chance d’avancer ensemble. Savoir que c’est possible me fait du bien.

Mélanie fait tinter son verre avec la lame de son couteau et prend la parole :

— Puisque nous fêtons l’amour qui unit mon super frérot à celle que je considère comme ma sœur, j’ai une question à vous poser. Elle est sérieuse et s’adresse à chacune et chacun de vous. Attention, attention, mesdames et messieurs : quelle est la plus grande preuve d’amour que vous ayez connue, donnée ou reçue ?

Silence. Tout le monde est pris de court mais réfléchit. Kévin se lance :

— Spontanément, j’en ai une. Je n’ai jamais connu de plus joli geste que ce que le père d’un copain a fait pour celle qui allait devenir sa femme. Ils ne s’étaient jamais rencontrés, mais ils avaient rendez-vous pour un entretien d’embauche dans une compagnie de fret maritime. Lui postulait comme ingénieur propulsion et elle comme assistante. Il pleuvait à seaux, et la future mère de mon ami avait marché depuis la gare, sans pouvoir attendre la fin des averses, ce qui l’aurait mise en retard. Elle s’était arrangée au mieux — le maquillage, la coiffure, les habits et tout —, mais lorsqu’elle est arrivée dans le hall, c’est une serpillière en larmes que le père de mon ami a vue entrer. Il n’y avait rien à faire pour sauver la situation. Son rendez-vous était fichu. Personne n’allait engager une fille trempée, défaite et barbouillée de traînées de maquillage. Sincèrement ému par la détresse de cette jeune inconnue, le bonhomme a eu une idée. Il s’est précipité dehors, et sans hésiter, s’est jeté dans l’eau du port. Il en est ressorti encore plus minable que celle dont il ne connaissait même pas le nom. Il a raconté aux responsables de la société qu’il ne savait pas nager, qu’il était tombé et qu’elle avait sauté pour lui sauver la vie — ce qui justifiait leur état à tous les deux. Les types se sont dit qu’elle était bougrement courageuse et que lui était un sacré guignol qui avait eu de la chance. Elle a été embauchée. Pas lui.

— C’est magnifique, mais c’est injuste ! s’insurge Mélanie. Et puis ce n’est pas une preuve d’amour pour elle puisqu’il ne la connaissait pas.

— Ces preuves-là sont les plus belles, lâche Sandro. Elles sont adressées au monde, à ce que nous sommes quand nous souffrons, qui que nous soyons.

Sa phrase semble tirée d’un de ces grands discours humanistes, pourtant on devine qu’elle monte du plus profond de lui.

— L’histoire n’est pas si injuste que cela, observe Kévin. Cet homme a fini par trouver un travail ailleurs, et il avait rencontré en prime la femme de sa vie.

— C’est quand même une belle histoire ! commente Alexandre avant de rebondir :

— Et toi Mélanie, ta plus belle preuve d’amour ?

Elle hésite.

— Mentir à des gens que j’aime pour protéger celui que j’aime.

Anticipant les réactions qui se profilent déjà, Mélanie s’empresse d’ajouter :

— N’y pensez même pas ! Vous n’en saurez pas plus.

Elle semble très émue. Je ne trouve pas d’autre soutien à lui adresser qu’un sourire.

— Et toi, Marie ? demande Clara.

Je ne sais pas quoi répondre. Le fait d’y croire tous les jours avec Hugues alors que n’importe qui aurait compris que c’était fichu ? Mais ce n’était pas une preuve d’amour, c’était de la bêtise. Attendre dans un hall de gare en souffrant le martyre ?

— Les preuves d’amour que j’ai pu donner jusqu’à présent n’ont servi à rien. Elles ne devaient pas être assez belles. J’en ai par contre reçu beaucoup, de ma mère, de ma sœur et de mes proches. Je me dis que si un jour j’ai la chance de rencontrer quelqu’un que j’aime vraiment, alors j’aurai peut-être l’occasion de lui en offrir.

Lorsque le tour de Sandro est arrivé, il a parlé de son grand-père, pompier, qui a sacrifié sa vie pour sauver trois enfants d’un appartement en feu. Il a cru que leur mère s’y trouvait encore et y est retourné. Elle avait déjà été évacuée et lui n’est jamais ressorti du brasier qui s’est effondré. En le racontant, Sandro était bouleversé. Nous avons tous mieux compris sa remarque sur les actes d’amour que l’on peut offrir même aux inconnus.

— C’est en mémoire de ce qu’il a accompli que mon père et moi sommes devenus pompiers, a confié Sandro. J’espère que, si j’en ai un jour, mes enfants le seront à leur tour. Ce monde ne fonctionne pas si personne n’est prêt à se sacrifier pour les autres.

J’ai la gorge serrée par l’émotion, mais je ne sais pas si je veux que nos enfants deviennent pompiers. Je redoute d’avoir toujours peur qu’il leur arrive quelque chose. Et puis la simple idée que nos petits puissent risquer leur peau pour sauver celle d’un irresponsable comme Hugues ou un de ses copains qui se croient invincibles me fait bondir.

Alexandre a sobrement répondu qu’il avait lui aussi reçu beaucoup de preuves d’amour de sa famille, mais qu’il n’était pas capable de juger pour lui-même.

— Vous demanderez vous-même à ma compagne lorsque vous la rencontrerez, a-t-il dit.

En guise de conclusion, il a demandé à la seule qui n’avait pas encore répondu :

— Et toi, Clara ?

Elle baisse les yeux et prend la main de son mari.

— Même si j’adore Kévin, ce n’est pas dans notre histoire que je trouve la plus belle preuve d’amour. Peut-être parce qu’il m’en donne des petites tous les jours et que notre vie commune est loin d’être finie — enfin je l’espère ! C’est d’ailleurs qu’elle me vient. Quand j’étais enfant, mes deux frères et moi avions reçu un chaton. Il s’appelait Dragibus. Je m’y étais énormément attachée, encore plus que mes frères. Je le câlinais pendant des heures et il dormait avec moi. Un jour, en revenant de l’école, je n’ai pas trouvé mon chat. Il avait disparu. Je ne l’ai jamais revu. Mes parents m’ont expliqué qu’il était peut-être parti retrouver sa famille, ce qu’ils font parfois. Trente ans plus tard, alors qu’elle était sur le lit d’hôpital où son cancer allait l’emporter, ma mère m’a avoué que Dragibus n’était pas retourné vers les siens. Il avait réussi à passer le grillage vers la rue et s’était fait bêtement écraser. Elle l’a trouvé en allant chercher le courrier. La pauvre a tout nettoyé et l’a enterré avant notre retour. Elle a menti pour ne pas que je souffre. Pendant toutes ces années, elle a porté ce secret, seule avec papa, passant tous les jours près de l’endroit où mon petit chat reposait. C’est sans doute la plus belle preuve d’amour dont j’ai bénéficié. Cela m’a aussi appris une chose que je n’oublie jamais : le mensonge est parfois une plus grande preuve d’amour que la vérité.

Kévin attire sa femme sur son épaule avec une immense tendresse.

— Tu ne m’en avais jamais parlé. C’est pour ça que tu ne veux pas d’animaux pour les enfants ?

— Oui. Mais je crois que ça les prive de quelque chose de bien. Tous les chats ne finissent pas écrasés… Il faudra quand même qu’on le laisse derrière et, si tu peux, je veux bien que tu renforces le grillage.

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