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En arrivant au travail, dans le hall d’accueil, j’ai entendu « Chaud devant ! » et j’ai eu juste le temps de reculer pour laisser passer Pétula qui faisait la roue. Je les imagine bien à l’opéra, beugler « Chaud devant ! » chaque fois qu’ils font une figure…

Même pas essoufflée, Pétula retombe impeccablement sur ses jolis petits pieds fins et me demande :

— Bonjour Marie, tu vas mieux ?

— Je n’étais pas malade, j’ai déménagé. Il faut d’ailleurs que je te donne ma nouvelle adresse et mon nouveau portable.

— Ben dis donc, c’est le grand ménage ! On n’est pourtant pas encore au printemps !

En prévenant Pétula, je sais que toute la société sera au courant dans la matinée. J’enchaîne :

— Et ton audition ?

Comme chaque fois qu’on lui parle de danse, Pétula s’anime comme une adolescente survoltée.

— Ils veulent me revoir samedi prochain ! On n’est plus que quatre filles en lice. On était plus de soixante au départ !

— Excellent ! Croisons les doigts. Ne va pas te blesser cette semaine.

À cette heure-là, la plupart des bureaux sont déserts, mais les quelques collègues déjà présents me saluent tous. Le contraste est saisissant. Fini l’indifférence, j’ai désormais droit aux grands signes, aux sourires, et tout le monde connaît mon prénom. Je vais pouvoir sortir un album de chansons et une ligne de vêtements. Mon rêve serait d’avoir une sonnerie de téléphone : « Vas-y Marie, fous-y son avenant dans le… Dring ! Dring ! » Ça fait peur.

Mon bureau me semble plus petit. Peut-être parce que j’ai emménagé dans un appart très grand. Comme les poissons rouges, je m’adapte à mon environnement et je me sens à l’étroit dans ce bocal-là. À moins que ce ne soient ce fourbe de Deblais et son sbire qui aient rapproché les cloisons de quelques centimètres pendant mon absence. Ils vont réduire mon espace peu à peu, en douce, jusqu’à ce que je sois prise entre les deux parois de verre, façon œuvre d’art ou vieil herbier. Il faudra que je soigne ma tenue et ma pose le dernier jour.

Dans ma boîte mail, je découvre justement un message de Deblais qui me demande de préparer un tableau récapitulatif avec toutes les caractéristiques des contrats des employés et une liste de critères à isoler. Le message suivant est de Notelho, qui me prévient qu’il passera me voir ce matin pour vérifier l’avancement du tableau. Je les adore ces deux-là dans leur petit numéro pour nous mettre la pression. Que comptent-ils faire de ce tableau ? Ils voudraient traquer les points faibles des contrats de chacun d’entre nous qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Et c’est à moi que ces grands stratèges demandent de l’aide. L’ironie de la situation a quelque chose de savoureux. J’aime bien voir des abrutis au travail. Ils peuvent compter sur moi !

Au milieu des autres messages pros, j’en repère huit qui sont personnels. Tous proviennent de copains que je fréquentais avec Hugues. On dirait que c’est ce week-end qu’ils ont découvert que je m’étais fait éjecter. J’ouvre le premier : « Ma chère Marie… » Venant d’un type qui sait à peine aligner trois mots, je m’attends au pire et, en lisant, je ne suis pas déçue. « Je suis bien peiné de cette rupture, bla-bla, vous faisiez un beau couple, bla-bla, mais parfois la vie, bla-bla… » Je ne vais même pas lire jusqu’au bout. Le suivant est presque un copier-coller. Ils ont dû organiser un atelier d’écriture sur le thème : « Présentez vos condoléances à l’ex de votre pote dont vous n’aviez pas grand-chose à faire. » Je les imagine tous, assis autour d’une table, se mordillant le bout de la langue pour ne pas dépasser en faisant leurs coloriages au milieu des bières. Heureusement que les collages ne passent pas par mail, sinon j’étais bonne pour les mots en nouilles et les phrases en laine de récupération. Je leur mets une note de 4 sur 20. Je salue l’effort, mais je sanctionne l’absence d’argumentation sur le fond, et l’orthographe doit absolument être travaillée. Le passage en sixième est soumis à l’amélioration des résultats. Non mais franchement…

Deux grandes tendances se dégagent : sur les huit messages, il y en a cinq de mecs, tous des potes de Hugues, pour qui ce mail est clairement une lettre d’adieu polie mais qui n’appelle aucune réponse et plus aucun contact ultérieur. Cela me convient parfaitement. Les trois autres viennent de leurs épouses. C’est plus chaleureux, plus long, moins formel, et on sent qu’elles compatissent réellement. Et vous avez bien raison les filles, car vous serez peut-être les prochaines à vivre mon enfer ! Surveillez bien vos mâles !

Seul le petit mot de Floriane me touche vraiment et me donne envie de lui parler. « Marie, qu’est-ce qui s’est passé ? J’espère que tu tiens le choc. Ton portable ne répond même plus. S’il te plaît, appelle-moi. Je pense à toi, je t’embrasse. Flo. »

Je décroche mon téléphone illico.

— Floriane ? C’est Marie, je ne te dérange pas ?

— Non, je viens de déposer les enfants, je suis contente de t’entendre… Qu’est-ce qui se passe ?

— Hugues m’a larguée. J’ai découvert qu’il me trompait. Je lui ai demandé d’arrêter, et il en a profité pour me virer et s’installer avec sa grognasse.

Un blanc, un soupir, et elle répond :

— Je comprends mieux. Ta version me paraît bien plus crédible que la sienne…

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a raconté ?

— Il n’avait jamais parlé de rien. Officiellement, tout allait bien entre vous. Et puis samedi dernier, à une soirée, on a eu la surprise de le voir arriver avec une fille sortie de nulle part — assez vulgaire, soit dit en passant. Très cool, il nous a annoncé que c’était fini entre vous puis nous a expliqué que tu devenais maladivement jalouse mais qu’il avait découvert que tu ne te gênais pas pour aller voir ailleurs. On te connaît, les filles ont tiqué, mais devant l’aplomb de Hugues, ses potes ont accepté l’histoire et sont passés à autre chose.

Je monte instantanément en pression :

— C’est ce qu’il raconte autour de lui ?

— Il prétend aussi qu’il t’a demandé à bénéficier lui aussi de la même liberté que celle que tu t’accordes. Il t’aurait proposé d’être un couple très libre… Il était prêt à faire cette concession parce qu’il t’aimait. Selon lui, tu as refusé. Il t’a donc laissée partir…

L’accident nucléaire va avoir lieu dans les secondes qui viennent.

— Marie, ça va ?

— Quelle ordure ! Il m’a jetée comme une malpropre et, en plus, il m’a coupé le téléphone parce qu’il payait mon abonnement.

— Quel nul… Je vais en parler à Paul, mais tu les connais, ils ne vont pas se brouiller pour autant. Nous ne sommes que leurs femmes… Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? Tu loges où, du coup ? J’ai un ami prof de maths qui a une chambre de libre, si tu veux.

— Non, ça va, c’est gentil, je m’en sors. Écoute, Floriane, je te remercie de ta franchise et de ton message. On s’est toujours bien entendues toutes les deux mais…

— Marie, on est amies ! Je ne veux pas te perdre parce que Hugues est une enclume. Compte sur moi pour lui envoyer ça dans les dents à la première occasion, et je vais rétablir la vérité auprès des autres.

— Ne va pas au-devant de problèmes pour moi. Je sais ce dont il est capable quand quelqu’un le place face à ses responsabilités. J’ai payé pour l’apprendre et, crois-moi, ce n’est pas joli. Je ne veux pas semer la pagaille dans votre groupe. J’ai été heureuse d’en faire partie même si certains ne vont pas me manquer. On se verra, si tu as le temps, mais seulement toutes les deux.

— Tu me fais de la peine, Marie, tu as toujours été là pour tout le monde…

— Quand je pense que ce foireux se permet de venir avec sa pétasse le soir même de mon départ… C’est dégueulasse. Bon, il faut que je te laisse, Floriane, on se rappelle, promis.

Je déteste ça, mais je viens de faire une promesse que je suis presque certaine de ne pas tenir. Je vais regretter certaines personnes, dont Flo, mais je préfère couper les ponts avec tout ce qui me rappelle Hugues.

Je dois avoir l’air défaite. Je suis à la fois folle de rage et anéantie. Je vous promets que ce n’est pas évident à gérer. Comment une même personne peut-elle avoir des gestes d’affection envers vous en décembre et vous faire des coups aussi bas et aussi indignes en février ? On dirait un proverbe : « Petit cadeau en décembre, coup de couteau en février » ! Ou une fable de La Fontaine dont la morale serait : « La belette s’inquiéta du sapin en ne le voyant plus, cours vite petit lapin, tu vas l’avoir dans le… » Il n’y a que les mecs pour arriver à retourner leur veste à cette vitesse, sans aucun scrupule. Pourquoi font-ils cela ? Soudain, la réponse m’apparaît clairement. Elle est écrite en lettres lumineuses dans la nuit de notre crédulité féminine. Ils font ça par intérêt ! Si on sert leurs intérêts, ils nous offrent des fleurs comme des bons points, et si on les contrarie, on a le droit aux coups de pied aux fesses. C’est aussi simple que cela ! Voilà leur philosophie de la vie de couple enfin décryptée ! Plus j’y réfléchis, plus je me dis que je viens de mettre au jour un des secrets de l’univers. Et cette règle classée hautement confidentielle ne s’applique d’ailleurs pas qu’au couple, mais à toutes les relations entre hommes et femmes. Regardez Deblais, quand je peux lui être utile, je suis mignonne et gentille, mais au premier signe de rébellion ou de prise de conscience, il me menace ! Il n’est pas près de l’avoir son tableau, le petit chef.

Émilie passe en courant devant mon bureau sans s’arrêter. Je bondis de mon siège et me précipite à sa poursuite.

— Émilie, qu’est-ce que tu fais ? Il faut absolument que je te parle !

— Deblais m’a convoquée ! Je viens après ! Bisous !

Elle n’a même pas ralenti. Je reste un peu perdue au milieu du couloir. Jordana, l’assistante logistique, s’approche de moi.

— J’ai appris ce qui t’est arrivé. Je suis désolée pour toi.

De quoi parle-t-elle ? En plus, je déteste sa voix chaude et sifflante, on dirait un serpent. Elle vient plus près encore et me murmure à l’oreille :

— Tu te souviens de notre discussion l’année dernière, au sujet de l’amour ?

— Pas vraiment, fais-je en m’écartant.

— Tu clamais que ce sentiment existe et qu’il est sublime. J’affirmais qu’il n’est qu’une illusion, un leurre qu’ils utilisent pour nous asservir. Je t’avais expliqué qu’il faut se servir des hommes comme ils se servent de nous. C’est un combat dans lequel le premier qui prend le dessus sur l’autre a gagné.

— Je ne vois pas bien où tu veux en venir.

— Avec ce qui t’arrive, tu as peut-être enfin compris… Tu peux toujours te réjouir et te dire que n’étant pas mariés, vous avez au moins économisé les frais d’avocat pour le divorce…

— Qui t’a parlé de ma vie privée ?

— Tout finit par se savoir, Marie. Entre ta copine qui cherche le grand amour sans le trouver et toi qui viens de te le prendre en pleine figure, tu devrais réfléchir.

Quelle langue de vipère, celle-là. Toujours à donner des leçons. Il est vrai que, pour se servir des mecs, elle en connaît un rayon. Elle s’est tapé la moitié de ceux de la boîte. Elle a même fait du charme à Deblais au moment de la négociation des mutations. Beurk ! Avec Émilie, on a une théorie sur elle. Jordana n’est pas faite comme nous. Elle a les fesses en plomb et les pieds gonflés à l’hélium. C’est donc uniquement à cause de la gravité terrestre qu’elle se retrouve toujours sur le dos avec les pattes en l’air.

Jordana me regarde avec un petit sourire en coin qui ne me plaît pas. Il va vraiment falloir que j’apprenne à réagir face à ce genre de personnes, sans me démonter, sans me laisser impressionner. Je ne suis pas encore prête, Jordana, mais repasse dans quelque temps, je vais travailler ton dossier…

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