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Il règne une drôle d’ambiance au pot de départ de Benjamin, d’autant que cet après-midi, on a appris que Magali de la compta était virée pour faute grave, avec mise à pied immédiate. Je n’y crois pas une seconde. Ça pue le coup fourré. Elle avait intégré l’entreprise l’année dernière. Je ne la connaissais pas bien, mais je l’ai toujours vue sérieuse et agréable avec les autres. Elle est partie en pleurant. Son petit ami est venu la récupérer avant que je puisse discuter avec elle. Cette fois, il est clair que Deblais passe à l’offensive en s’attaquant d’abord aux derniers arrivés, certainement pour éviter d’éventuelles indemnités d’ancienneté. La partie d’échecs a commencé. Il va dézinguer les pions pour déstabiliser les tours et les cavaliers. Le pauvre se prend pour le roi, mais il oublie le pouvoir des reines…

Alors que nous levons nos verres pour souhaiter bonne chance à Benjamin, personne n’a la tête à la fête et chacun se demande s’il ne sera pas le prochain à passer sous le rouleau compresseur des « intérêts économiques ».

Je suis un peu déçue pour Benjamin. Seule une petite moitié du personnel est présente pour son pot. Deblais est évidemment absent mais, à mon grand étonnement, Notelho est là. Je ne l’ai vu glisser aucune enveloppe dans la boîte à cadeau et cela ne me surprend pas. Dans la salle de réunion où nous ne sommes pas si nombreux, le sous-chef s’arrange toujours pour se positionner le plus loin possible de Valérie. Cela nous fait bien rire. Il redoute probablement qu’elle arrache ses vêtements devant lui pour savoir s’il aime ses dessous ! On n’a pas fini d’en rigoler.

Benjamin a aligné quelques bouteilles, des gobelets et des paquets de gâteaux apéritifs. Il s’est excusé de ne pas pouvoir nous présenter sa promise, mais prévenue la veille au soir pour le lendemain, elle n’a pas pu se libérer de son travail. Il est souriant et fait attention à chacun.

— Je vais garder un très bon souvenir de vous. Ces trois années en votre compagnie m’ont beaucoup appris et j’ai été heureux de faire partie de votre belle équipe.

Je l’observe. Il se tient droit, bouge avec aisance, parle sans hésiter. C’est un homme. Je l’ai pourtant toujours considéré comme un jeune, comme un nouveau, dans l’entreprise et dans la vie. En attendant, lui va se marier. Lui gère son existence. Il est capable de partir en ayant parfaitement négocié son préavis. Il n’a rien d’un enfant. Cela ne me rajeunit pas.

Quand vous découvrez que des individus que vous prenez pour des gamins font ce que vous considérez comme étant l’apanage des adultes, vous vieillissez d’un coup. La première fois que j’ai ressenti cela, c’était dans un restaurant. La serveuse était toute jeune. Je me suis dit qu’elle était probablement la fille des patrons qui jouait à faire le service. Mais en discutant un peu, j’ai découvert qu’elle avait vingt et un ans, qu’elle avait fait des études dans différents pays, qu’elle avait son permis, et marchait sans que l’on ait besoin de lui tenir la main ! Face à elle, je me suis pris mon âge en pleine tête. Même si je n’étais pas assez vieille pour être sa mère, j’étais quand même plus âgée. J’ai depuis éprouvé ce même sentiment à de nombreuses reprises, de plus en plus souvent chaque année. C’est ce que je ressens à nouveau devant Benjamin. J’ai l’impression que les évadés du jardin d’enfants prennent le contrôle du monde.

On se perçoit dans un âge, quelque part entre les parents — forcément adultes —, les grands-parents — encore plus vieux — et les petits nouveaux sachant à peine écrire et penser. On considère les plus anciens comme des dinosaures et les plus jeunes comme des bébés. Nous trônons au milieu, au sommet du podium, tout-puissants puisque nous sommes les seuls à être à la fois jeunes et capables. C’est ensuite, jour après jour, insidieusement, que la vie vous décale. Les grands-parents disparaissent un à un et vous avancez d’un cran. Les parents vieillissent aussi, et ceux qui arrivent derrière vous poussent. Chaque jour, vous faites un pas de plus vers l’âge où le futur n’en est plus vraiment un. Benjamin m’en offre encore une douloureuse démonstration. Quand je pense que je me suis imaginée avec ce beau garçon… À quel point faut-il être stupide pour envisager cela ? Il a bien raison d’avancer et d’épouser une jolie jeune fille de son âge. J’ai sans doute loupé mon tour, et c’est désormais le sien.

Benjamin termine son discours et notre petite assemblée applaudit. Avec une collègue, Florence s’est débrouillée ce midi pour aller lui acheter un service à petit déjeuner pour deux. Elles le lui offrent. Il est touché et embrasse tout le monde en remerciant. Les garçons lui tapent dans le dos, en le vannant sur la « logistique » de sa nuit de noces. Un seul homme ne participe pas à ce rituel de félicitations viriles aussi lourdingue que touchant : Notelho. Je me doute qu’avec sa mentalité, il a pour règle de ne pas fraterniser avec le petit personnel. L’ancien directeur et fondateur de la maison, M. Memnec, lui, dansait avec tout le monde, il riait, il était proche de nous mais personne n’oubliait pour autant qu’il était le patron. Je vois une autre raison au fait que Notelho ne s’approche pas de Benjamin : cela reviendrait à aller vers Valérie, qui se tient à côté de lui et qui rigole comme une dingue avec Florence et Malika.

Notelho profite d’ailleurs qu’elle est occupée pour se glisser près de moi. Il me souffle :

— Je dois vous parler, mademoiselle Lavigne. Vite. C’est de la plus grande des essentialités.

L’expression n’existe pas, mais j’ai saisi. Au-delà du sens, j’ai également compris ce que cette erreur de langage traduit de l’état de Notelho. Quand il commence à inventer des mots, c’est qu’il est sous pression. Je ne l’ai vu que rarement faire ce genre de faute mais, à chaque fois, c’était sous le coup d’un stress puissant. Bien que parlant parfaitement notre langue, lorsqu’il est dans ses derniers retranchements, sans doute confronté à sa limite de vocabulaire, il savonne les expressions. De quoi souhaite-t-il me parler ? Des soutiens-gorge de Valérie qui lui font peur ? J’ai presque envie de lui montrer le mien.

— Je vous écoute.

— Pas ici, c’est impossible. Il nous faut un endroit discret.

— Monsieur Notelho, mes collègues et moi-même sommes là pour Benjamin. Vérifiez votre montre, la journée de travail est finie. Alors si vous avez quelque chose à me dire, nous verrons cela demain.

— C’est impossible. Je dois vous parler ce soir. C’est terrifiquement pressé.

Je ne vais pas réussir à m’en débarrasser.

— Je reste encore un peu avec Benjamin et mes amis. Disons dans vingt minutes à votre bureau ?

— Trop risqué. Le bâtiment du stock sera vide. Retrouvons-nous là-bas.

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