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Je sais que c’est ridicule, mais j’ai quand même espéré que Hugues s’inquiète du fait que je ne rentre pas. J’ai surveillé mon téléphone toute la soirée. Je le sortais de ma poche en me disant que, peut-être, je ne l’avais pas senti vibrer. Et là, j’aurais voulu trouver un SMS de lui, genre : « T’es où ? J’espère que tu vas bien. » Même en sachant que ce type de message serait le pur produit d’une quête de bonne conscience hypocrite puisqu’il est entièrement responsable du fait que je sois dévastée, j’aurais quand même été contente. Après, j’aurais eu la satisfaction — que dis-je, le grand bonheur ! — de ne pas lui répondre, de le snober cruellement, en espérant qu’il panique à mort parce qu’il aurait réalisé qu’il est le dernier des salauds. Il se serait fait un sang d’encre, il m’aurait cherchée dans tous les hôpitaux, les morgues, les refuges pour animaux et les zoos d’espèces exotiques. À l’aube, convaincu que par sa faute, la fille géniale que je suis n’était plus de ce monde, il se serait jeté sous un train dont il serait sorti en rondelles, ses restes dessinant mes initiales au centre du « O » du mot « forever ». Quel sublime signe du destin !

Mais non. Rien. Que dalle. Au rayon des tortures psychologiques, j’ai même eu le droit à un faux espoir grâce à un message de ma sœur qui veut me parler vite « pour m’annoncer une bonne nouvelle ». Même elle, je n’ai pas la force de la rappeler ce soir. Je le ferai demain matin. Je me demande bien ce que ça peut être, une « bonne nouvelle », en ce moment. Peut-être une maladie infectieuse foudroyante qui décime les mecs sur l’ensemble de la planète ? Oui, ça c’est bien. Demain, ma grande sœur va m’annoncer que les mâles sont en voie de disparition, sauf le stagiaire, parce qu’il a un sourire craquant, et sauf le directeur commercial, parce qu’il a vraiment de l’allure et qu’il en jette dans ses costumes sur mesure et ses petites chemises ajustées.

J’ai passé une nuit épouvantable. Je ne sais pas si c’est à cause de mon chagrin ou du « bon » repas qu’Émilie s’est crue obligée de me préparer pour me remonter le moral. On a bien rigolé. On va sûrement avoir les mêmes boutons sur la figure aujourd’hui et la même haleine de guépard malgré plusieurs brossages de dents. Mais c’était super quand même. De toute façon, quand les gens font quelque chose pour vous, c’est toujours bien. Les spaghettis aux champignons d’Émilie ont été la corde qu’elle m’a jetée pour me sortir du fond de mon puits. La corde était pleine de champignons et de sauce, et je l’ai mangée. C’est grave, quand même. Si j’avais été sur le Titanic, j’aurais bouffé le canot de sauvetage. Pas facile à sauver, la fille.

Avec Émilie, on a beaucoup parlé. Elle a même réussi à me faire rire aux éclats. Il n’y a qu’elle pour y parvenir lorsque je vais mal. Je pense qu’elle a d’ailleurs battu son propre record, parce que je n’avais jamais été aussi mal et qu’on a énormément ri. Elle aussi en bave avec les mecs. Entre ceux qui l’ont traitée comme une moins que rien et ceux qui ont l’air bien mais qui vont voir ailleurs, c’est un véritable parcours du combattant qu’elle affronte. Je me demande si une fille sur Terre parvient à échapper à cette malédiction. Existe-t-il une seule femme qui n’ait pas galéré avec les mecs ? Des déesses de l’Antiquité aux stars glamour en passant par les femmes très riches ou très puissantes, dans la vie ou dans les romans, les films et les chansons, partout sur la planète, dans toutes les langues, sous tous les cieux, c’est toujours la même histoire. Ma propre mère s’est fait abandonner quand j’étais toute jeune. Toutes les femmes ont des problèmes, mais aucune n’a les solutions. J’ai beau passer en revue toutes celles que je connais, je n’en vois pas une pour qui la relation aux hommes soit simple. Je crois que nous nous débattons toutes avec ces trois questions fondamentales : Où se cachent les hommes bien ? Pourquoi ne sont-ils pas en couple avec nous, surtout le week-end ? Et quand, par miracle, ils nous sont livrés — parfois abîmés dans le transport —, pourquoi ne le sont-ils pas avec le mode d’emploi ?

Il doit certainement exister quelque part une caverne secrète ou un entrepôt mieux gardé que la réserve fédérale, où tous les types cool sont stockés en secret. De temps en temps, l’un d’eux parvient à s’échapper, mais il n’est pas facile de le repérer au milieu de tous les autres. De toute façon, dès qu’il apparaît en public ou passe dans un champ à découvert, il y a toujours une autre fille pour le récupérer avant vous, et le voilà casé.

Émilie et moi, on n’a même pas eu besoin de boire pour rire bêtement de tout et n’importe quoi. Et s’agissant du bilan de nos histoires sentimentales, on peut vraiment parler de n’importe quoi. Il y a un mois, c’était elle la paumée et moi la fille amoureuse à qui la vie souriait. Une bonne grosse catastrophe plus tard, je décroche la médaille d’or des larguées, et elle est l’outsider qui revient dans la course avec ses rencontres sans lendemain. Elle peut même marquer le point décisif avec ce type qu’elle a récemment remarqué dans l’immeuble d’en face, à qui elle n’a pourtant jamais adressé la parole. Elle ne l’a même pas croisé de près mais elle le trouve « gentil » vu de sa cuisine ! Elle n’arrête pas de se faire des films sur lui. Avec la chance qu’on a en ce moment, elle est capable d’avoir jeté son dévolu sur un assassin d’un nouveau genre, dont les multiples crimes horribles n’ont pas été découverts à ce jour. Il attire ses proies en étant « gentil » vu des fenêtres d’en face. C’est imparable. Ses victimes tombent comme des mouches. Encore une grande histoire d’amour en perspective. Un coup à finir découpée en cubes dans le congélateur. La presse va adorer : « Il l’aime, il la découpe. Toutes les photos avec en cadeau les lunettes en relief. »

En attendant, après notre soirée, lorsque je me suis retrouvée seule sur son canapé devant sa télé éteinte qui reflétait les lueurs de la rue, la tueuse psychopathe, c’était moi. J’imaginais tout ce que je pouvais faire subir à Hugues. Avec tous les romans policiers que j’ai lus et les séries débiles à la télé, les idées ne manquaient pas. J’ai même imaginé que je jouais à la poupée avec lui et que je lui enfilais des petits costumes folkloriques en lui tordant les bras dans le mauvais sens. Vous auriez vu la touche qu’il avait en petit ramoneur et en Alsacienne… Mais mon rêve préféré, c’est de le miniaturiser, de lui arracher les bras, de lui tailler la tête en pointe et de le mettre en suppositoire à un ours juste avant l’hibernation. Quand je vous dis que je ne vais pas bien… J’avais assez de scénarios pour le massacrer dix fois. Pourtant, au final, dans l’appartement silencieux, roulée dans ma couverture à laquelle je me cramponnais comme une enfant perdue lors de sa première nuit loin de chez elle, c’était toujours la tristesse qui gagnait et me condamnait à une éternité de souffrance pour un double crime qui consiste à vouloir aimer et à faire confiance.

Quand j’étais ado, j’aimais bien aller camper chez mes copines. On faisait exactement comme ce soir : on parlait de la vie, des mecs, on riait, on mangeait n’importe quoi, et après on s’endormait épuisées. Ce soir, c’est différent. Bien qu’exténuée, je ne m’endors pas. J’ai mal. J’ai peur aussi. Mon existence est réduite à néant. J’espère vraiment que la réincarnation existe, parce que cette vie-là est fichue pour moi et que j’ai l’impression qu’il y avait quand même de jolies choses à éprouver. Tant pis pour moi, je n’ai pas eu cette chance. Il est trop tard. Je sais désormais trop de choses pour y croire encore. Plus aucune illusion. Je vais continuer ma vie, privée du seul trésor qui semblait valoir la peine : l’amour. Une belle arnaque. Un piège à illusions. Je suis la luciole qui a volé trop près de la lampe. Je sens le brûlé. Me voilà soudain très proche de toutes ces femmes et de leurs souffrances. Aujourd’hui, je suis l’une d’elles. Je suis avec elles. Pourtant, ce n’était pas avec elles que je voulais passer le reste de ma vie, mais avec un homme. Je pense que si j’étais tombée sur un bon garçon, j’aurais pu croire à l’amour jusqu’à la fin de mes jours, mais là où j’en suis, c’est devenu impossible. J’ai découvert l’envers du décor. Je connais ce qu’il y a derrière les mots que les hommes nous offrent pour nous séduire. Ce ne sont que des appâts. Je sais que nous vivons dans deux mondes qui se côtoient mais qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Ils imposent leurs règles et nous font cavaler à coup de promesses, avec pour meilleurs alliés nos propres espoirs. Ils se servent de nos rêves. C’est scandaleux. Tout ça pour que l’espèce continue de se reproduire. Mais dans quel but ? Maintenant, je sais. Le Père Noël, la petite souris, le grand amour et les farfadets avec des chaudrons remplis d’or n’existent pas. Les garagistes qui n’essaient pas d’entuber les femmes célibataires en leur faisant croire que leur voiture va exploser si elles ne changent pas tout, non plus. Comment vivre léger en sachant cela ? On ne vit pas, on ne dort plus. On cherche le coupable et moi, dans ma triste petite histoire personnelle, je sais où il habite.

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