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Pour plus de précautions, j’ai obligé Notelho à laisser dix minutes d’écart entre nos arrivées au bureau. C’est lui qui va poireauter dans sa jolie voiture de sport.

Derrière le comptoir d’accueil, un jeune homme remplace Pétula. J’espère qu’elle n’est pas malade ou que Deblais ne s’en est pas pris à elle.

Je m’approche.

— Bonjour, vous êtes nouveau ? Bienvenue, je m’appelle…

— Salut Marie !

Nom d’une clôture électrique sur laquelle je m’appuie pour cueillir des cerises ! Pétula n’a pas été remplacée. Pétula s’est métamorphosée.

— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?

— J’ai tout coupé. Pour deux raisons : j’avais envie de changer, et j’ai eu une idée.

— Tu ressembles à un garçon…

— C’est ça l’idée. Tu vois, Marie, on vit dans un monde d’hommes. Tout est fait pour eux. J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit sur le fait de ne pas abandonner la danse. Il n’y a plus de rôles à distribuer pour les filles, mais ils ont du mal à recruter des hommes. Alors je vais faire comme dans le film où celle qui ne peut pas faire ce qu’elle veut parce qu’elle est une fille décide de se grimer en garçon. J’ai vu comment elle fait, elle ne se maquille plus sauf pour simuler la barbe, se bande la poitrine, prend une voix grave et bouge comme si elle avait un balai dans l’arrière-train…

— Tu crois que ça peut marcher ?

— Tu as vu ta réaction ? Et tu n’es pas la seule. Depuis ce matin, personne ne me reconnaît et on me dit « Bonjour jeune homme »… De toute façon, je vais vite être fixée, je passe une audition après-demain. D’ici là, il faut que je m’entraîne à danser comme un mec…

— Bonne chance, tiens-moi au courant.


En passant devant le bureau d’Émilie, je profite qu’elle n’est pas au téléphone pour l’embrasser.

— Alors, ton premier week-end avec Julien ?

— Dément ! J’ai essayé de te joindre samedi soir pour te raconter en direct mais tu étais sur répondeur.

— J’ai dîné chez Kévin. Super sympa. Mais raconte d’abord.

Elle s’étire comme Paracétamol au soleil.

— Julien m’a fait la surprise de m’emmener sur la côte. Beaucoup de route, mais ça valait le coup. Franchement, il est tellement parfait que je me demande à quel moment je vais le payer. C’est trop beau.

Elle me fait signe de fermer la porte et me confie :

— On l’a fait.

— Ne te sens pas obligée de me livrer les détails…

— C’était grand. J’ai cru qu’ils étaient plusieurs.

— Émilie…

— Il sortirait de quinze ans de prison que ça ne m’étonnerait pas, parce que…

— Émilie, s’il te plaît !

— Mais ne sois pas si prude ! C’est la nature ! Nous sommes des animaux ! Il n’y a pas de honte.

— Je t’en supplie, laisse-moi mes illusions. Je ne veux pas être une bête.

— Moi si ! Au moins une fois par jour !

— Je me demande si je ne te préférais pas dépressive.

Elle fait mine de me jeter son clavier en riant. J’ajoute :

— Blague à part, je suis très, très heureuse pour toi.

— Je vais te dire, Marie : j’ai l’impression de vivre tout ce que j’ai toujours espéré. Il est vraiment idéal et il a déjà des projets pour nous. Tout va vite, je suis emportée.

Pourvu qu’elle ne se trompe pas. Étant donné la vitesse à laquelle son cœur s’envole, j’espère qu’elle ne va pas tomber de haut. Faisons confiance à son expérience. C’est une grande fille à l’esprit vif qui a dû tirer les leçons de ses précédentes histoires. Non mais, je délire ou quoi ? Comment puis-je croire une chose pareille ? J’aimerais bien me rassurer, mais c’est impossible. Je sais à quel point il est facile d’être lucide au sujet des autres alors que nous n’en sommes plus capables lorsque nos propres sentiments entrent dans la danse.

Son téléphone vibre. Elle se jette dessus.

— Un SMS de Julien !

Elle prend un air attendri et me tend son portable.

— Il est trop mignon, regarde ce qu’il m’écrit.

J’hésite à lire. Je garde un souvenir cuisant de la dernière fois où j’ai lu un texto qui ne m’était pas destiné.

« Si tu étais un muffin au chocolat, je te mangerais les pépites. »

Comment vous dire ? Si les mecs qui nous espionnent captent ça, ils vont tenter de le faire décoder tellement c’est ésotérique. Franchement, il faut être amoureux pour écrire des trucs pareils.

— C’est chou, tu ne trouves pas ?

— C’est exactement le mot que je cherchais : « chou ». Et quand il aura fini de te manger les pépites, il fera de toi un muffin fourré aux lardons !

Émilie explose de rire. Elle est vraiment dans un drôle d’état. Là, telle que je la vois, elle est partie pour rire bêtement jusqu’à 18 h 30. Sans interruption. Devant la machine à café, aux toilettes, s’il y a une alerte incendie, partout. Il suffira que je passe de temps en temps et que je lui dise simplement « pépite ! » pour qu’elle reparte pour deux bonnes heures.

Moi, j’ai repris mon sérieux depuis longtemps.

— Puisque tu aimes les trucs « choux », j’en ai un à te soumettre.

Avec précaution, je sors la copie du dossier de Deblais et je lui montre son nom surligné. Elle s’arrête de rire brutalement.

— Pourquoi a-t-il distingué mon nom ?

— Il te réserve sans doute le même sort qu’à ceux qu’il a également colorés : il compte te virer très vite.

— Quoi ?

— Vérifie toi-même.

— La vache, c’est vrai que je suis comme Virginie. Et toi, tu as le droit à un traitement de faveur ! Soulignée en rouge.

— C’est la marque des grands ! Je suis la femme à abattre.

— Vincent aussi est souligné en rouge.

— Nous sommes un couple de rebelles mythiques, les Bonnie et Clyde du rembourrage laine…

— C’est Sandro qui va être jaloux.

Je m’assombris.

— Aucun risque. J’ai appris samedi que ce n’était pas lui qui m’écrivait les lettres.

— Comment peux-tu en être certaine ?

— J’ai fait la connaissance de la fille dont il est amoureux.

Émilie est déçue pour moi.

— Comment réagis-tu ? Ça va ?

— J’ai voulu mourir. Alors en rentrant, j’ai mangé une glace et c’est passé !

— Pauvre timbrée. Mais alors, pourquoi venait-il te mater comme l’ont raconté Flo et Valérie ?

— Aucune idée. Elles se sont sûrement fait un film.

— Ça ne m’étonne pas de Valérie. Par contre, cela me surprend de Florence. En parlant de Valérie, sais-tu ce qu’elle a encore fait vendredi ?

— Non.

— Le midi, elle est allée faire des courses à la supérette. Arrivée à la caisse, la fille lui annonce un total de 66.6. Ni une ni deux, Valérie s’est enfuie en courant sans payer parce que c’est le chiffre du diable. Elle a tout laissé sur place. Elle est grave, quand même !

On rigole comme des tordues. Je propose :

— Pour son anniv, on se cotise et on lui offre un exorcisme !

— Ou un nouveau soutien-gorge avec des motifs sataniques pour épouvanter Notelho !

Sur un ton soudain moins enjoué, elle ajoute :

— En tout cas, je suis désolée pour toi et Sandro.

— Et moi bien contente pour toi et Julien.

L’espace d’un instant, à travers nos regards, nous échangeons quelque chose d’indéfinissable et de bouleversant. Nous sommes sans doute des animaux. Mais nous ne devons pas être que cela.

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